László Krasznahorkai, Le Baron Wenckheim est de retour, parution originale 2016, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, édité en 2023 par Cambourakis.
Au début du livre, un homme, le professeur, est retranché dans une cabane. Face à lui, sa fille avec un haut-parleur et une meute de journalistes. Quelques péripéties plus tard, la dame qui apporte de temps en temps à manger à l’homme arrive tout excitée, car le baron Wenckheim est de retour. Il va se passer de grandes choses, dit-elle.
Le baron ? Un homme grand et mince, silencieux et un peu perdu, qui a passé toute sa vie en Amérique du Sud, que sa famille tire de la prison pour dettes, rhabille, expédie dans sa ville d’origine, avec pour mission de se faire oublier.
… n’ayant plus aucune source de revenus, l’idée de quitter Buenos Aires à la fin de sa vie lui trottait dans la tête, quitter Buenos Aires et retourner là d’où il venait, retourner là où tout avait commencé, là où tout lui semblait encore si beau mais où tout allait tellement, tellement mal.
Mais toute la ville l’attend. Il va sûrement léguer sa fortune à la ville, dit-on. Reprendre les choses en main, espère-t-on. Retrouver son amour de jeunesse, peut-être. Que ce soit le maire, la police, la bande de motards néonazis, la bibliothèque, les commerces, dans cette ville qui tombe en déréliction, tout le monde tient de longs discours enflammés, chacun voit son intérêt dans cette venue qui est censée tout changer. Le point de vue passe de l’un à l’autre et le récit rapporte le long flux de pensée et de blabla de tous ces gens. Au fur et à mesure, l’atmosphère devient de plus en plus menaçante et lourde. Chacun se rend compte que tout se détraque petit à petit, mais personne ne voit l’ombre sombre qui traverse la ville comme un vent glacial. Excepté peut-être le professeur, soi-disant à côté de la plaque, dont le comportement est tout ce qu’il y a de plus rationnel.
…ils étaient venus de leur propre initiative, comme cela se passait souvent dans les campagnes de ce pays sinistré, elle les connaissait bien, on les appelait les Forces Locales, dans ce pays où régnait un chaos total, où plus rien ne fonctionnait dans la capitale…
C’est un excellent roman. Je l’ai lu avec plaisir, engloutissant 50 pages chaque soir, après une journée de travail, et venant à bout sans problème des 500 pages totales.
Il y a cette alternance de points de vue, très réussie, qui nous fait parcourir la ville et nous plonge au cœur des préoccupations de chacun. Du bistrot miteux au cimetière, aux notables, au petit escroc, aux sans-abris, etc. Nous sommes dans une petite ville de Hongrie, de nos jours, mais avec d’épais relents de soviétisme, pas loin de la frontière roumaine. Il n’y a plus d’essence, tout semble gris et usé, les trains ne s’arrêtent pas toujours, les gens sont des ombres, un endroit de boue et de poussière.
Le rendu de cette vague menace est également une réussite, avec ce sentiment que tout va s’écrouler ou exploser, que le fragile édifice urbain risque de mal résister aux vents de l’envie, de l’espoir, de la frustration, de la déception et de l’amertume. Avec une mince note fantastique qui vibre pour dire que le mal est toujours là.
Memling, Polyptique de la Vanité terrestre : l'Enfer, 1485 Strasbourg BA |
Un roman qui se présente comme l’exécution d’une grande symphonie, sous l’autorité d’un grand chef d’orchestre un peu terrifiant. Chaque mouvement bien ordonné, chaque mot à sa place, le jeu des nuances bien maîtrisé.
Je suis humaine malgré tout, il est possible que j’aie lu en diagonales les pages d’un manifeste politique ou de réflexions philosophiques.
De petites notes d’ironie et de malice dans le récit rendent la noirceur tout à fait acceptable à lire. C’est que les êtres humains sont trop moyens pour prétendre au tragique. Le grotesque n’est jamais loin (avec une mention spéciale pour les klaxons qui jouent Don’t cry for me Argentina). On croise même un certain Jorge Mario Bergoglio, archevêque de Buenos Aires.
… d’après ce qui ressortait des paroles pour le moins confuses de ce péquenaud de King Kong, en raison des événements de la veille et du rôle qu’il y avait joué, ils l’avaient d’un façon totalement insensée porté au pinacle, et il avait beau aborder la question sous tous les angles, il n’avait qu’une seule explication : ces types étaient des fous furieux, qui représentaient un vrai danger public, il était inutile de chercher à déceler le moindre élément de rationnel, logique, dans leurs actions, ces types, se dit le professeur en fixant ses yeux écarquillés sur le panneau de polystyrène, étaient tout simplement des malades, des psychopathes, dont le degré d’ignominie était tel qu’on pouvait s’attendre au pire de leur part, lui, en tout cas, s’attendait au pire…
… il y aurait donc des choses à dire, mais il n’y avait plus personne pour raconter ce qui s’était passé, et puis les mots seraient venus, mécaniquement, les uns derrière les autres, ils se seraient gentiment placés dans l’espace en file indienne, mais il n’y aurait plus personne pour prononcer ces mots, alors laissons les mots s’aligner les uns derrière les autres…
Encore un billet pour continuer ce mois de mars à l'Est !
J'ai lu cet Hongrois-là et je devrais continuer, tu donnes bien envie.
RépondreSupprimerMais que fait ma bibli? Déjà qu'elle en met en réserve, elle n'achète pas cette nouveauté! Argh! Je suis fan de l'auteur depuis ma découverte avec La mélancolie de la résistance (je m'en souviens, j'étais en salle d'attente des urgences).
RépondreSupprimerBon, je suppose que les fans ne sont pas si nombreux, mais il y en a , tu en es la preuve!
@Sandrine : C'est vraiment bien. Ça a l'air massif et pas évidemment et puis en fait on se plonge dedans, c'est un plaisir.
RépondreSupprimer@Keisha : Il est sorti cet automne en France je crois ! Il est quand même suffisamment reconnu pour être cité dans les nobélisables.
J'aime tellement cet auteur... Guerre et guerre est mon préféré (quel roman bouleversant et intelligent !). Donc, évidemment, je note celui-là, mais je lirai avant "Le dernier loup", paru en poche..
RépondreSupprimer@Ingannmic : J'ai encore Mélancolie de la résistance à lire avant d'en venir aux autres titres (enfin, je ne suis pas très stricte dans ma progression).
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