Goliarda Sapienza, L’Art de la joie, traduit de l’italien par Nathalie Castagné, édité en France par Le Tripode.
Écrit entre 1967 et 1976. Première parution partielle et posthume 1994 et parution originale intégrale 1998.
Au début du livre, une petite fille, Modesta, ravie au soleil, se touche de partout et découvre le plaisir. Elle parle de sa sœur attardée et de sa mère, si sombre dans une maison très misérable. Ensuite, les années et les pages s’enchaînent. Un homme lui fait pressentir qu’elle a encore beaucoup de choses à découvrir, et puis un drame brutal, la voici orpheline au couvent. Mais son énergie de vivre est plus qu’intacte, sans cesse ravivée par les exhortations à se réjouir de ce que l’on a, à suivre ce à quoi on se conforme, à attendre sans impatience… Tu parles.
Certes, on n’était pas mal ici, on mangeait tous les jours comme si c’était dimanche, et les pièces, les draps sentaient la dragée. Mais toute la vie dans cet endroit ?
Modesta attrape son destin par la peau du cou et n’a de cesse, toute sa vie, d’être libre. Libre, loin de la misère, du carcan que la société impose aux femmes, qu’elles soient riches ou pauvres, ne donnant pas prise aux obligations morales voulues par ses proches pour son bien, intelligente et insaisissable, avec les hommes et avec les femmes, avec ses enfants et avec l’histoire (c’est la Sicile du XXe siècle), avec la mer et le soleil.
À l’intérieur de ses murs, je m’étais sentie forte et sûre de moi, mais il avait suffi de cette maison, de cet enfant à l’abreuvoir pour faire ressurgir le passé. Voilà comment revenait le passé… pas avec les mêmes personnages, comme dans les romans, mais avec d’autres, nouveaux, qui nous rendent le souvenir de peurs non effacées. Et c’était très dangereux. Je ne devais pas chercher à oublier le passé : il fallait au contraire me le rappeler sans cesse tout entier, afin de le garder sous contrôle et de m’en faire une force contre les nouvelles rencontres qui certainement m’attendaient au passage.
J’ai beaucoup aimé ce roman, vous l’aurez compris. Non pas que l’héroïne soit toujours sympathique ou facile à comprendre, mais comment ne pas partager ses enthousiasmes face aux découvertes toujours nouvelles, ses désillusions, ses chagrins et ses colères ?
Le roman est conté principalement au « je », mais quelquefois aussi au « elle », mais toujours du point de vue de Modesta. Il y a de très nombreux dialogues, avec les tirets qui s’enchaînent. Si je ne partage pas trop ce goût pour le débat théorique, je rapproche cette technique littéraire de celle déployée par Hilsenrath dans certains de ses romans. Cela donne une narration rapide et dynamique, comme un torrent de questions et de réponses.
C’est encore la nostalgie qui m’a poussée à fixer ma jeunesse dans ces pages, parce que je ne veux pas que le silence efface les longs cheveux de Béatrice, éclairés par ce soleil qui nous liait de sa chaleur narcotique impossible à retrouver à jamais. Je voudrais m’arrêter là. Mais même à présent, alors que j’écris, le soleil décline, quelqu’un frappe à la porte, une voiture attend à la grille…
Le roman raconte une vie presqu’entière, une longue existence, avec les enfants et les petits-enfants qui naissent, les deuils et les rencontres, mais habilement, toute l’action se passe en Sicile (une villa, un couvent, un palais, une prison, une île…). Les voyages sur le continent sont évoqués comme autant de parenthèses. Au détour d’une page, nous apprenons que le fils est désormais un grand gaillard et que le petit-fils part au service militaire, le temps passe à grandes enjambées comme chez Woolf, tout en perdurant.
Paul Collomb, Le Maillot noir, (20e siècle, musée d'art de Toulon) |
Et voyez, me voici à quatre, cinq ans traînant un bout de bois immense dans un terrain boueux. Il n’y a pas d’arbres ni de maisons autour, il n’y a que la sueur due à l’effort de traîner ce corps dur et la brûlure aiguë des paumes blessées par le bois. Je m’enfonce dans la boue jusqu’aux chevilles mais je dois tirer, je ne sais pas pourquoi, mais je dois le faire. Laissons ce premier souvenir tel qu’il est : ça ne me convient pas de faire des suppositions ou d’inventer. Je veux vous dire ce qui a été sans rien altérer.
C’est le début.
J’appris à lire les livres d’une autre façon. Au fur et à mesure que je rencontrais certains mots, certains adjectifs, je les sortais de leur contexte et les analysais pour voir s’ils pouvaient être employés dans « mon » contexte. Dans cette première tentative d’identifier le mensonge caché derrière des mots qui avaient, y compris sur moi, un pouvoir de suggestion, je m’aperçus de combien d’entre eux et donc de combien de fausses idées j’avais été victime.
Est-ce que j’ai mis seulement une grosse semaine à lire ce roman de 800 pages ? Oui, portée par l’énergie de la langue, et aidée par le fauteuil relax posé dans le jardin au cours d’un viaduc du mois de mai.
Une autrice.
Il est question de Gramsci dans ce roman. Si vous êtes comme moi et n'avez aucune idée de qui il s'agit, je vous conseille cette émission de radio.
Un roman fort connu , mais que je n'ai pas lu. Il y avait récemment un article dessus dans le monde des livres.
RépondreSupprimer(et ces grizzlis? sympa, non?)
Tu peux participer aux pavés (https://la-petite-liste.blogspot.com/search/label/CHALLENGE%20PAV%C3%89S%20DE%20L%E2%80%99%C3%89T%C3%89%202024), et même aux "épais" de l'été 5http://dasola.canalblog.com/2024/06/challenge-les-epais-de-l-ete-2024-2e-edition-du-21-juin-au-23-septembre-2024.html°, avec ce titre.. c'est un de ceux dont je me suis débarrassée en triant mes piles... je regrette un peu...
RépondreSupprimer@Keisha : je relis les Grizzlys et oui c'est un bonheur.
RépondreSupprimerJ'ai aussi lu l'article, très intéressant, sur la façon dont ses textes étaient parvenus jusqu'à nous;
@Ingannmic : fais comme moi, attends qu'on te le prête !
J'aime les romans, j'aime les pavés mais j'ai fait deux tentatives pour ce roman dont tout le monde dit grand bien et ...rien pas de coup de coeur
RépondreSupprimerUn coup de cœur pour moi double d'un voyage en Sicile. Mais je n'ai pas tout compris. J'y reviendrai surement
RépondreSupprimer@Dominique : je comprends tes regrets
RépondreSupprimer@miriam : oh il justifie une relecture !
J'avais beaucoup aimé le personnage de Modesta, qui porte si mal son nom, d'ailleurs, un personnage peut-être peu crédible, mais si romanesque ! Et la lumière qui baigne ce roman ... Une fresque historique qui m'avait emportée au temps du Guépard ( le film), même si ce n'est pas la même époque, c'est le même élan vers la joie.
RépondreSupprimer@Athalie : le rapport avec le Guépard est incontestable (je le relirai bien d'ailleurs), avec ces grandes familles en déliquescence, grande maison, qui doivent s'approprier la nouvelle époque, en intégrant du sang neuf, mais en restant elles-mêmes. Oui, c'est un livre plein de soleil.
RépondreSupprimerJe me rends compte que j'ai encore beaucoup à découvrir en littérature italienne. Je ne connaissais pas cette autrice et je n'ai pas lu non plus Le guépard de Lampedusa (il serait peut-être temps de le faire!)
RépondreSupprimer@JeLis : ma librairie préférée a un rayon de littérature italienne très très bien achalandé, j'ai acheté plein de livres même si j'en ai lu assez peu.
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