Christophe Cognet, Éclats. Prises de vue clandestines des camps nazis, 2019, Seuil.
Il y a des photos qui circulent, mais elles proviennent d’un peu partout, sont mélangées, et on ne sait pas très bien ce qu’elles disent. Ce sont des signes mis là pour « Shoah ». Dans son ouvrage, Cognet s’intéresse uniquement à un seul type de photographies : celles qui ont été prises par les gens enfermés dans les camps de concentration et d’extermination, par les victimes donc, et pendant leur enfermement. Pas de mélange avec les photographies prises par les nazis, par les armées alliées à la libération des camps, ni avec les dessins réalisés pendant ou après les événements.
C’est rien de dire que j’apprécie cette rigueur. Je suis toujours agacée par l’utilisation des « images » comme si les circonstances de la prise de vue n’avaient aucune importance.
Donc, une à une, Cognet les décrit, lui qui a observé avec attention les différents tirages disponibles, essaie d’identifier où et quand elles ont été prises. Il rassemble les informations sur celles et ceux qui ont pris les photographies, dans les conditions les plus précaires possibles, courant de grands risques, mais tous conscients que leur prise de vue constituait un acte de résistante et de témoignage pour le reste du monde.
Cognet revient également sur certaines disputes historiographiques (rôle des images dans l’histoire et la mémoire de la Shoah, interprétations, etc.). Ces débats sont sans aucune doute intéressants, mais j’avoue qu’ils ne retiennent pas mon attention, n’ayant pas suivi ces controverses.
Un point commun ? Ces photographies ne sont pas spectaculaires (à l’exception de quelques-unes). Elles peuvent même être déceptives, parce qu’elles ont été prises à un moment où le photographe ne risquait pas d’attirer l’attention, où il ne se passait rien, en cachant l’appareil, en faisant les réglages de façon précipitée – pas comme les journalistes qui accompagnaient les armées américaines.
Un autre point commun ? Le malaise de la lectrice spectatrice que je suis. On est tenté de les scruter ces photographies, pour y voir les choses, on sort sa loupe parce que ce sont de petits rectangles en noir et blanc un peu flou – on sait ce qu’il y a sur ces photos même si on ne le voit pas. On est en position de voyeurisme.
Despaux, L'accordéoniste, 1944 (camp de Buchenwald) dessin |
1er groupe. Des photographies prises à Buchenwald par un prisonnier français, montrant les allées et bâtiments d’une partie du camp. Des photographies prises un dimanche ensoleillé, quand il a été possible de marcher sans être soumis à l’obligation du travail, des photos qui montrent des hommes se reposant au soleil.
Tout un peuple nous apparaît ainsi : celui des déportés de Buchenwald qui mettent à profit ce dimanche après-midi de juin pour récupérer des forces, prendre le soleil comme ceux devant le crématorium, glaner des renseignements ou des vêtements, « organiser » des petits trafics.
D’autres prisonniers, dans un autre camp, qui réussissent à se photographier dans une attitude bravache, sourire narquois aux lèvres, conscients de leur exploit – pas du tout l’attitude attendue de la part de déportés.
Un léger froncement des sourcils, un pli sur le front à la naissance du nez : la sérénité et la force affichées sont contrariées par une pointe d’inquiétude dont on ne peut deviner la cause – peut-être due au fait de poser aussi longtemps au risque de se faire surprendre, mais également sans doute à la solennité afférente à la prise d’une image de soi qui pourrait lui survivre « au cas où ». C’est un moment arraché au temps concentrationnaire, à la rudesse de l’emprisonnement et à l’asservissement permanent.
Des photographies prises par des femmes à Ravensbrück d’autres femmes victimes des expérimentations nazies. C’est un collectif qui s’est organisé pour rassembler des preuves. Courageuses et décidées. De sacrées photos. Elles sont si fortes !
Les photographies prises à Birkenau par des membres d’un Sonderkommando : on y voit un groupe de femmes nues marchant dans une clairière, pensant sans doute qu’elles pourront prendre une douche, et sur les autres, prises depuis une chambre à gaz, on voit des hommes qui déplacent des cadavres nus, les portant vers de grandes fosses. Ces photographies-là ont un statut d’icônes.
Pourtant, contrairement à ce qu’on dit parfois et à ce qui a été longtemps affirmé, les images des camps de concentration sont nombreuses, et même celles de la Shoah (les massacres à l’Est) : qu’elles émanent des armées alliées ou du régime nazi, de journalistes ou d’amateurs, elles se comptent en milliers. Peu d’entre elles ont été diffusées au-delà du cercle des historiens qui s’y intéressent, au profit de ces vingt, trente images devenues les « signifiants de l’horreur ».
La mention fréquente de l’historien Tal Bruttmann ne me semble pas un hasard. Il s’agit de l’un des trois auteurs du livre Un album d’Auschwitz qui étudie un album de photographies constitué par des officiers nazis, montrant la façon dont un convoi est réceptionné – avec le but de documenter « l’efficacité » de leur « travail ». Ce livre a la même volonté pédagogique de prendre ces images pour ce qu’elles sont – des documents – et de déterminer qui, quoi, où, comment, quand, pourquoi. Un livre dont la lecture m’avait donné le vertige.
L’année dernière, j’avais publié un article rendant compte d’une exposition sur la musique dans les camps nazis, avec de nombreux dessins.
Un livre essentiel, je le conçois, et expliquer qui et comment a pris les photos, c'est bien . Faut sans doute être 'blindé' pour ces bouquins là. J'ai regardé récemment une video de libération des camps (trois minutes), heu ça m'a suffi!
RépondreSupprimerQuand même, c'est incroyable, ces prisonniers qui voulaient laisser un témoignage, quel courage (comment a -t-on eu ces photos, au fait?)
Oui les photos prises par les armées alliées à la libération sont terribles... La différence est qu'ici il s'agit de photos de victimes prises par des victimes, un rapport très différent.
SupprimerLe livre décrit le trajet de chacune des photos jusqu'à nous, c'est intéressant cette chaîne de transmission. Je n'ai pas compté, mais j'ai l'impression que les réseaux communistes ont pas mal joué.
Le livre est à la médiathèque, j'ai aussi regardé une video de 2 min où on voir les gens actuels retrouver les lieux des photos.
RépondreSupprimerBon, j'attends l'année prochaine...
Typiquement le genre de livre indispensable et qu'on est heureux et fier d'avoir lu
RépondreSupprimermerci à toi pour ce billet tout à fait passionnant
Oui j'ai trouvé que sa lecture remettait bien les points sur les i. Il me semble vraiment intéressant.
SupprimerJe ne sais pas si mon message est parti ? Je disais qu'il fallait beaucoup de courage pour prendre ces photos de la part des déportés , à croire qu'ils se doutaient déjà que certains nieraient la réalité des faits.
RépondreSupprimerOui et je pense que ce n'est pas un hasard si les réseaux communistes ont été déterminants pour ces opérations. C'est personnes étaient plus organisées, avec des liens collectifs, et avaient une plus grande conscience collective. Ce n'est pas systématique bien sûr, mais oui, c'est une sacrée prise de conscience.
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