La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 6 mars 2025

Rien ne peut rendre le formidable tumulte d’un jour de dégel au Spitzberg.

 

Léonie d’Aunet, Voyage d’une femme au Spitzberg, paru sans doute paru en feuilleton en 1840 dans la Revue de Paris, paru en livre en 1855.

 

Elle part, elle s’embarque pour le grand Nord. Enfin, on est en 1839, il faut d’abord, en voiture attelée, gagner Copenhague, puis Oslo, puis Hammerfest (tout là-haut). Elle traverse ainsi la Norvège, voit des paysages spectaculaires de forêts, de montagnes et de cascades. C’est le mois de juin, il fait de moins en moins nuit. Et puis quelques semaines sur un bateau de recherche scientifique jusqu’au Spitzberg : la glace, les icebergs, le froid, les morses. Retour à Hammerfest. Et là, à pied et à cheval, traversée de la Laponie, droit au sud si l’on peut dire, suivant cette ligne qui sépare alors la Russie de la Suède, aujourd’hui la Finlande de la Suède. Des marais, des lacs, des rivières… Les premières neiges ! Oui, c’est septembre. Et puis à nouveau en voiture à cheval jusqu’à Stockholm, enfin la civilisation.


La mer, hérissée de glaces aiguës, clapote bruyamment ; les pics élevés de la côte glissent, se détachent et tombent dans le golfe avec un fracas épouvantable ; les montagnes craquent et se fendent ; les vagues se brisent, furieuses, contre les caps de granit ; les îles de glace, en se désorganisant, produisent des pétillements semblables à des décharges de mousqueterie, le vent soulève des tourbillons de neige avec de rauques mugissements : c’est terrible et magnifique ; on croit entendre le chœur des abîmes du vieux monde préludant à un nouveau chaos.

(Spitzberg)


Elle est maligne, Aunet, parce qu’elle n’explique pas trop le pourquoi du comment du voyage. Elle donne l’impression qu’elle a eu envie de partir, de faire cet invraisemblable voyage, et qu’elle voyage seule, à sa guise. Un mari apparaît vaguement à la 3e page, et puis au milieu.

Léonie d’Aunet accompagne son chéri, Auguste Biard, pas encore son mari, engagé comme peintre sur l’expédition scientifique de La Recherche, mené par Joseph Gaimard. Sauf que les femmes sont interdites sur les bâtiments de la Marine nationale. Rendez-vous est donc pris à Hammerfest où le couple embarque presque en douce. Biard ramènera du voyage un répertoire de peintures et de dessins plein de glaces et de Lapons.

C’est une agréable compagne de voyage. En dépit de ses préjugés très négatifs envers les Lapons, elle est capable d’observation et de sympathie. Elle s’habille en homme, se coupe les cheveux, patauge dans la boue, dort sous la tente. Elle souffre du mal de mer et a l’estomac fragile, mais tient bon. Elle profite de ces incroyables paysages qu’elle décrit avec passion et talent.

Il y a la description du mode de vie des Lapons et de plusieurs de leurs objets, des aurores boréales, de plusieurs mines qu’elle visite. Le récit de la traversée de la Finlande est l’occasion pour elle d’évoquer les mythes qui seront mis par écrit sous la forme du Kalevala. Un très agréable récit de voyage.


Edelfelt, Larin Paraske chanteuse de runes (1893, Musée d'art de Hameelinna)

 


Ces gorges ont des aspects d’un lugubre très varié ; quelquefois nous passions des défilés étroits entre des pans de neige de plus de cinquante pieds de haut ; puis, la route s’élargissant, nous voyons bondir de toutes parts des cascades si nombreuses et si effroyablement bruyantes que, quelle que fût la manière dont on criât, il était impossible de s’entendre les uns les autres. Le pâle crépuscule du Nord glissait ses lueurs ternes et incertaines sur ces sombres tableaux et y ajoutait je ne sais quelle mystérieuse horreur.

(Norvège)

 

À quelques pas de ce maigre petit gaard, la montagne est magnifiquement fendue du haut en bas, comme par le tranchant d’une épée surhumaine, et, du point le plus élevé de sa crête, s’élance une prodigieuse cascade qui, malgré son immense nappe d’eau, est transformée en vapeur avant d’arriver au fond du précipice. On ne saurait imaginer un point de vue d’une sauvagerie plus superbe : la pensée et le regard restent interdis devant de tels spectacles ; ils paient de toutes les fatigues, dédommagent de tous les dangers, et créent dans la mémoire des souvenirs aussi précieux qu’ineffaçables.

(Norvège)

 

Une exposition sur Biard aurait dû avoir lieu dans l’hiver 2020-2021. Il en reste le catalogue. 

D’Aunet est connue dans l’histoire littéraire pour sa liaison avec Victor Hugo, mais elle a écrit plusieurs romans, une pièce de théâtre, des articles de journaux et ce récit de voyage, qui est peut-être son texte le plus célèbre.




6 commentaires:

  1. Cela va être coton de mettre la main sur ce bouquin absolument dans mon créneau. je viens de voir qu'existe chez payot voyages (poche) Le roman de voyageuses françaises, 1800 1900 de françoise lapeyre, qui évoque quelques femmes voyageuses, dont 'ta' Léonie.

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    1. Mais pas du tout : il est aussi chez Babel Actes Sud.
      J'avais en effet dû repérer une première fois le nom d'Audet chez Lapeyre.

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  2. J'aime beaucoup ce type de récit. Apparemment Léonie d'Aunet fut la première femme à se rendre au Spitzberg. Je ne connaissais pas le peintre Auguste Biard mais je n'est pas une grande culture en la matière. Merci pour la découverte.

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    1. Première femme occidentale certainement. Mais les Russes (uniquement des hommes ? des deux sexes ?) fréquentaient déjà l'endroit (tout comme les Basques (masculins) pour la chasse à la baleine). Sauf qu'évidemment on manque d'info sur les époques anciennes. Biard n'est pas très connu en effet et comme son expo n'a pas eu lieu, ce n'est pas prêt de changer.

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  3. oh quel bon souvenir, je l'ai lu dans une vieille éditions du Rocher je crois et je n'ai jamais oublié son nom et puis ses amours avec V Hugo sont restées célèbres mais à l'époque c'était la voyageuse intrépide qui me plaisait

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    1. Oui, on s'en fiche un peu de Victor. Elle n'a pas l'air d'avoir froid aux yeux.

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