La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 14 octobre 2025

La vie de chiens de chasse fouineurs, nez au vent, haletants, furieux, précipités, la vie qui ronge le sommeil, évoque les sols invisibles et noyés d'eau, la vie qui brûle les nuits, les jours.

 

Anita Conti, Racleurs d'océans, 1953, réédité par Payot.


On embarque à bord du Bois-Rosé, parti de Fécamp, six mois en mer, pour pêcher la morue.
C'est un chalutier, soixante hommes à bord, et la petite Conti qui observe, note, photographie, filme. Elle se débrouille pour prendre le moins de place possible, tout en faisant en sorte que la pellicule ne prenne ni l'eau ni le sel ni l'huile de morue.

Devant nous la route est libre.
Ensuite, instinctivement, chacun de nous en relevant la tête porte ses regards vers l'avant du navire, et cet avant, c'est la nuit, un impitoyable mur.

Il y a d'abord la bête, c'est-à-dire le chalut, énorme gueule qui racle le fond de l'océan et ramène tout à la surface. La description de la manœuvre compliquée pour le mettre à l'oeuvre et de celle, encore plus délicate, pour le remonter quand il est plein. Surtout l'incroyable gâchis qui consiste à tout remonter et à trier les poissons, pour conserver une seule espèce et balancer tous les autres, morts sans être mangés. Je crois que Conti est l'une des premières à vraiment décrire ce système et ce gaspillage (qui est quand même d'une bêtise abyssale).

Notre boucherie industrielle navigue sur un lac de lumière, le crépuscule ne veut pas s'éteindre, et les bateaux resserrent leurs évolutions.

Mais il y a surtout la vie à bord du navire. Quelques personnalités se détachent, mais surtout le rythme particulier de cette existence. Promiscuité, discipline, organisation en quarts, mais quand on pêche, le bateau se transforme en usine : vider le chalut, trier le poisson, couper les têtes, désosser l'animal, couper, saler, entasser, on recommence. Quelques secondes pour chaque geste et aucun droit à l'erreur. Il y a la quête incessante de l'endroit où pêcher, les bateaux échangeant leurs informations par radio, l'angoisse de brûler le carburant sans rien obtenir, les tempêtes, la peur des icebergs, la hâte du retour...

Le souper de minuit sur un chalutier est quelque chose d'étrange, de comparable à rien d'autre qu'à soi-même. Les officiers du pont ont encore dans les oreilles le souffle du vent et sa froideur. Ils ont eu sur les mains de l'eau salée qui a séché et laissé des traces blanches. Ils ont eu la figure trempée de cette eau et aussi les cheveux. Ils sont rentrés vibrants de la nuit hurlante, et ils se sont assis, dans la chaleur des calorifères et la lumière des lapes, devant un plat chaud, du vin, du café. C'est quelque chose de brusquement détendu, l'arrêt d'une lutte, et en même temps un plaisir, un plaisir gagné bien à soi.

Conti n'est pas une inconnue pour ces hommes. Elle a déjà embarqué sur le Viking en 1939, a pris part à plusieurs campagne des Terre-Neuvas dans l'entre-deux-guerres et pendant la guerre elle était embarquée sur des dragueurs de mines dans la Manche. Elle admire le courage et la force mentale de ces hommes (qu'elle appelle tantôt « les hommes » tantôt « les garçons ») rompus à une existence éreintante, tout en adoptant un regard critique sur cette méthode de pêche destructrice. Elle-même fait preuve d'une énergie étonnante, s'enthousiasme à l'idée de « voir » le Groenland, impressionnée par la petite armada de bateaux qui alignent le chalut les uns à côté des autres. Elle décrit bien aussi le pouvoir de l'armateur qui décide, à distance.

Il y a l'écoute de la radio pour avoir des informations sur les collègues concurrents et suivre, heure par heure, le sauvetage d'un équipage dont le navire a fait naufrage. Il y a aussi la peur terrible des icebergs (surtout quand le radar est en panne) et l'adrénaline. 

Le soleil marche vers l'ouest dans un ciel éclatant, et nous marchons vers lui.

Je ne pense rien, je vis comme tout le monde, narines ouvertes, le corps léger, empli de brise, allégé de brise, porté par la brise. Je ne vois plus les pêcheurs côtiers. Il a raison, le chef ramendeur : un bateau et ses hommes, libre sur la mer, seul sur la mer durant des mois, avec une passion en soi, tenace, rongeante, effrenée, la passion de conquête – arracher le poisson, le tuer et l'entasser dans sa cale –, un tel bateau c'est une force, et chacun s'épanoui de cette force, nous sommes hantés de son goût féroce, nous, ceux du large.

J. de Thézac, François Folgoas marin pêcheur vainqueur de la course de nage habillée au Le Guilvinec 1903, Musée breton Quimper


La brume nous entoure, la nuit est blanche sans jeu de mots.nous avons dépassé le 63e parallèle, le soleil disparaît très tard derrière l'horizon et son crépuscule ne s'éteint pratiquement pas avant que l'aurore vienne l'effacer. S'il n'y avait pas de brume nous devrions voir encore les reflets solaires. Mais il y a de la brume, alors tout continue à être blanchâtre. On ne voit pas, mais il ne fait pas noir.

Six heures de repos, sommeil et rations, douze heures de travail. Six heures de repos, sommeil et rations, douze heures de travail. Personne ne s'arrête, aucun bateau ne s'arrête. Sur chaque pont l'affaleur compte des pottes, dans les cales les saleurs creusent des « rains », entassent les morues. Dans les passerelles l'état-major, c'est-à-dire deux hommes en vingt-quatre heures, le capitaine et son second tour à tour, tiennent le cap, suivent les sondes, filent, virent, refilent. Dans les chambres de T.S.F. les ondes sifflent, et au cœur des navires les mécaniciens nuit et jour sont en alerte. On graisse les treuils, on veille aux cadrans, on soigne les machines.

Si jamais il y a des amatrices de book trip en mer par ici... Et si seulement je l'avais lu il y a deux ans quand Ingannmic faisait son activité sur le monde du travail !

L'avis de Miriam.

Si vous ne connaissez pas Conti, hop, un p'tit podcast pour vous remettre les idées en place.





2 commentaires:

  1. J'ai failli l'acheter (Emmaus!) mais il est en réserve à la bibli (un jour?) Tu ne participes pas au Book Trip?
    Sinon, la course de nage habillée... Hé bien pourquoi pas, ça peut sauver!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je t'en avais parlé quand j'étais venue.
      Début 20e siècle, les marins pêcheurs sont nombreux à ne pas savoir nager et à se noyer. Donc on a organisé des concours de natation, en maillot, et en tenue, conditions réelles. Les équipements de l'époque pesaient des tonnes. Mais il beau ce gars !

      Supprimer

N’hésitez pas à me raconter vos galères de commentaire (enfin, si vous réussissez à les poster !).