La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



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vendredi 2 novembre 2012

Mann et Visconti


Mort à Venise, film réalisé par Luchino Visconti en 1971.

Après le roman, le film somptueux de Visconti.
Globalement, le film me semble bien plus plein et charnel que le livre. L’hôtel est en pleine Belle époque, lieu mondain avec trop de monde, d’objets, de couleurs… les chapeaux gigantesques des femmes, les courbettes des domestiques, les hortensias en pot, les miroirs qui séduisent tant Visconti. C’est le grand hôtel de Balbec et on sait que le réalisateur aurait rêvé pouvoir adapter le roman de Proust.
Le livre m’avait semblé moins peuplé et plus calme. C’est dû au contraste entre les personnalités de Mann et de Visconti et à l’incarnation des personnages. Les figures qui passent comme des ombres dans le roman, filtrées par la focalisation sur le héros, prennent ici vie et chair. Le vieux pantin, le gondolier en Charon, les musiciens venus tout droit de la commedia dell’arte ont un rôle symbolique fort alors que leur traitement était plus distancié dans le roman.
Le héros n’est plus un écrivain mais un musicien. Ce changement est intéressant. Si Mann manifeste toujours un grand intérêt pour la musique (comme on le voit dans Tristan ou dans Faustus), il choisit un écrivain lui ressemblant, porte-parole de ses propres émotions. Le livre fonctionne beaucoup par le récit des rêves du personnage. Le film fait toute sa place à la musique de Mahler, dans des élans très sensuels.



Et le tourment intérieur semble bien plus douloureux, mis en scène par le souvenir de discussions passées. Tadzio, le garçon, est bien plus ambigu, à la fois sensuel et distant, tout de blanc vêtu, silencieux dans cet univers de bruit et de couleurs. Conscient de l'attention et du désir qu'il provoque, il exerce son pouvoir sur le musicien. Ses traits délicats sont ceux de la peinture italienne – comment ne pas penser à Caravage ? En contraste, le héros est un petit intellectuel falot qui se transforme peu à peu en un pantin désarticulé, dont la mécanique finit par casser.
Un film magnifique, dont chaque image est composée avec précision, tant pour le cadre, la lumière, les couleurs, à l’ampleur et à la richesse fascinante, porté par la musique Mahler.
Une étape du viaggio tout en beauté.


jeudi 1 novembre 2012

Du reste, il n’était pas étonnant qu’il n’eût publié que ce livre. Il avait dû l’écrire avec passion.


Thomas Mann, Tristan, 1e éd. 1903, Paris, Arthème Fayard, 1947, lu dans Le Livre de Poche (1966) à la suite de La Mort à Venise (très belle couverture mais pas de nom de traducteur).

Mon édition de La Mort à Venise est suivie de deux textes, Tristan et Le Chemin du cimetière.
Le Chemin du cimetière est une nouvelle contant un moment très court, la sortie de scène folle et bruyante de Lobgott Piepsam.
Tristan m’a plus intéressée, par sa proximité avec La Montagne magique. Monsieur Klöteryahn amène son épouse dans un « établissement » qui n’est jamais appelé un sanatorium – de la même façon que l’épidémie de La Mort à Venise n’a pas de nom. Comme dans La Montagne magique, on se demande quelle peut être la maladie et quels peuvent être les soins, rien n’est vraiment identifiable.

Montagne. M&M
Un écrivain se trouve dans les murs de la maison de santé, il est bientôt fasciné par la dame. Klöteryahn est d’abord traité avec un certain mépris par l’auteur, puis quelques mots signalent qu’il s’agit sans doute de quelqu’un de pas si mal. L’écrivain est une figure ambiguë, qui m’a tapé sur les nerfs. La belle dame reste inaccessible Mann et au lecteur, mais la veine bleue qui court sur son front m’a touchée. Le texte contient surtout un très bel hommage au Tristan et Yseult de Wagner. Ce court récit est très réussi, ciselé, d’une langue précise.

Le docteur Leander continue comme par le passé à diriger l’établissement. Il porte une barbe noire à deux pointes, dure et frisée comme du crin, des lunettes aux verres épais et brillants. Il a l’aspect d’un homme que la science a rendu impassible. Elle lui a donné une sorte de pessimisme tranquille et indulgent.

mardi 30 octobre 2012

Seul ce lieu l’ensorcelait, débandait sa volonté, le rendait heureux.


Thomas Mann, La Mort à Venise, 1e éd. 1913, Paris, Arthème Fayard, 1947, lu dans Le Livre de Poche (1966) qui a une très belle couverture mais qui ne donne pas le nom du traducteur.

J’ai lu ce court texte comme une pause. Le héros est un vieil écrivain allemand, une gloire nationale fatiguée, Gustav Aschenbach. Par une sorte de révélation, il réalise qu’il doit partir en voyage. Il prend le train puis le bateau et, un peu par hasard, arrive à Venise, dans un bel hôtel. Il y a dans les premières pages quelque chose qui m’a fait penser à Karen Blixen, parce que c’est une Italie décrite par une plume nordique.
Dès le premier jour, il est sous le charme de l’hôtel et de sa clientèle alors que la ville l’oppresse par sa chaleur et sa puanteur. Il essaie de repartir mais, tel le héros de La Montagne magique, revient, attaché par le lieu, incapable de se ressaisir et de repartir. Il comprend alors qu’il est plus que fasciné par un jeune garçon qui se trouve là en vacances, avec sa famille, Tadzio. Il l’aime et ne le dira jamais.

Monet, Gondoles à Venise, 1908,
musée des Beaux-arts de Nantes, RMN.
Pendant qu’il reste là, comme un Charlus ridicule et muet, une maladie silencieuse se développe dans la ville, une épidémie dont le nom ne sera jamais prononcé. On assiste à la décrépitude de Venise, en proie aux miasmes, alors que l’hôtel est un havre enchanté, où le mal ne parvient jamais. Je mentionne Charlus car il semble que nous ayons accès à l’intériorité de cet homme âgé qui se maquille et se poudre. Le portrait du Tadzio n’est pas net : encore en costume marin, adolescent luttant avec les garçons de son âge, jeune homme conscient de l’attention qu’il suscite. Mais à la différence de Charlus, Aschenbach n’envisage pas le passage à la chair et se contente de rêveries empruntant le langage de la mythologie grecque. C’est un très beau texte, qui peut mettre mal à l’aise par la précision de son langage, parce qu’il est gênant d’assister d’aussi près et de façon aussi intime à la décrépitude d’un être.

Qui ne serait pris d’un léger frisson et n’aurait à maîtriser une aversion, une appréhension secrète si c’est la première fois, ou au moins la première fois depuis longtemps, qu’il met le pied dans un gondole vénitienne ? Étrange embarcation, héritée telle quelle du Moyen Âge, et d’un noir tout particulier comme on n’en voit qu’aux cercueils, – cela rappelle les silencieuses et criminelles aventures de nuits où l’on n’entend que le clapotis des eaux, cela suggère l’idée de la mort elle-même, de corps transportés sur des civières, d’événements funèbres, d’un suprême et muet voyage.

J’ai emprunté le DVD du film de Visconti, je vous en parle bientôt. Un élément de la famille Mann pour le défi de Sharon et une étape du viaggio.