La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



lundi 16 décembre 2013

Tout dans ce monde dépend du gouvernement.


Arthur Young, Voyages en France pendant les années 1787, 1788, 1789, paru en 1792, traduit par H. J. Lesage en 1882

Je vous préviens, j’ai été enthousiasmée par cette lecture (mais je vais essayer de rester sobre).

Young est un agronome anglais, agriculteur expérimentateur et voyageur observateur : il veut examiner l’état de l’agriculture dans divers pays et quadrille la France au cours de trois voyages. Nous lisons le journal d’un homme sympathique, d’un humour très pince-sans-rire, admirateur de Jean-Jacques Rousseau.
C’est un passionnant témoignage : l’état de l’agriculture d’un pays reflète sa richesse et Young note si les paysans vont chaussés ou pieds nus, si les chaumières ont des vitres, reflet de leur misère. Il fait le lien avec le mode d’administration et notamment le système féodal, critiquant férocement les seigneurs qui résident à la Cour, qui se détournent de leur domaine et n’ont pour agriculture que d’immenses forêts pour leurs chasses. Chaque paysan devrait pouvoir posséder sa terre. Il note de même l’état du commerce en mesurant le faible encombrement des routes, l’état des chemins, des transports, des auberges (déplorables) et conclut au faible développement économique de la France de la fin du XVIIIe siècle.

La campagne est déserte, ou si quelque gentilhomme l’habite, c’est dans quelque triste bouge, pour épargner cet argent, qu’il vient ensuite jeter dans les plaisirs de la capitale.

François Boucher, Passage de la rivière à gué, Saint-Pétersbourg, Musée de l'ermitage, M&M
Il y a peu de notes sur les villes. Il s’intéresse à leur activité économique (ports, industries) et Bordeaux, Le Havre le frappent particulièrement. En dépit d’une certaine culture artistique, en homme de son temps, il n’a aucun intérêt pour les villes médiévales (peu pratiques, pas rationnelles et sans hygiène) et ne loue que l’urbanisme moderne. Le seul point où l’on voit poindre le bout du romantisme est dans son appréciation des montagnes, des Pyrénées ou des volcans d’Auvergne, dont la vue l’impressionne.
Young écrit bien avant le tourisme et ne conçoit l’utilité économique de l’aménagement du paysage qu’en terme d’agriculture et de commerce : la terre doit nourrir le paysan, permettre de nourrir les villes à un coût correct et de permettre un commerce plus étendu (comme le vin et les parfums de Grasse). Le climat de la Provence le laisse donc sec, car peu propre à la culture.
C’est assez répétitif (c’est le principe d’un journal) mais les contemporains devaient s’intéresser à sa notation scrupuleuse des mérites et défauts respectifs de toutes les auberges. On voit d’ailleurs la façon de voyager propre aux gentilshommes de son temps : avec des lettres d’introduction pour rencontrer tel ou tel personnage. Avec la Révolution, c’est l’avènement de la bureaucratie et d’une classe d’hommes nouveaux exigeant le bon papier.

Quand il descend de son cheval, c’est pour rencontrer de nobles cultivateurs, des savants, des industriels ou toute personne chargée de l’aménagement d’une terre. Il prend beaucoup plus d’intérêt à la conversation de ceux qui ont une expérience pratique de l’agriculture et est plus sceptique avec ceux qui se contentent de la théorie. C’est un regard ironique sur la fameuse France des Lumières.

En bon anglais, il loue la libre industrie :
M. de la Livonière s’entretint longuement de mon voyage, qu’il loua beaucoup ; mais il lui sembla extraordinaire que ni le gouvernement, ni l’Académie des sciences, ni celle d’agriculture ne m’en payent au moins les frais. Cette idée est tout à fait française : ils ne comprennent pas qu’un particulier quitte ses affaires ordinaires pour le bien public sans que le public le paye ; et il ne m’entendait pas non plus quand je lui disais qu’en Angleterre, tout est bien, hors ce que fait le gouvernement.

Si l’Angleterre est généralement jugée supérieure pour son système politique garantissant les libertés, son développement économique des villes et des campagnes, le réseau de ses routes et de ses hôtelleries, ses chevaux et ses « commodités », la France l’emporte pour l’art de la peinture, du théâtre, le vin, la douceur des mœurs et l’ouverture d’esprit.

Fragonard, Le Taureau blanc à l'étable, avant 1765, Musée du Louvre, M&M

Le troisième et dernier voyage est particulièrement remarquable car il se déroule en pleine Révolution. Young se trouve à Paris en juin 1789 et il raconte particulièrement bien l’état d’esprit qui règne dans la capitale : l’effervescence des journaux, des cafés, des pamphlets, des conversations, le déroulement des débats dans les assemblées, les maladresses des uns, l’intransigeance des autres, avec le rôle des foules. Partant ensuite en province, il réalise que les journaux d’actualité sont peu présents dans les villes et qu’il est presque impossible de se tenir au courant des faits politiques. Il en est réduit aux lettres privées pour connaître l’actualité. Le contraste entre Paris et la province est saisissant. C’est ainsi que les rumeurs les plus alarmistes et les plus fantaisistes peuvent circuler, profitant de la peur et de l’ignorance dans lesquelles se trouvent les populations.

Il a alors souvent des difficultés à prouver son identité. J’ai été frappée du fait que puisque la population parle massivement patois, elle n’entend pas, au sens propre, son accent anglais et ne se rend pas toujours compte qu’il n’est pas français.

"La plus belle chose que j’aie encore vue à Paris, c’est la Halle aux blés, immense rotonde ; la couverture, entièrement en bois, sur un nouveau système de charpente, demanderait, pour en donner une idée, quelques planches accompagnées de longues explications ; la galerie a 150 pas de circonférence, par conséquent autant de pieds de diamètre : à sa légèreté, on la dirait suspendue par des fées. Des grains, des haricots, des pois et des lentilles sont emmagasinés et vendus sur l’aire centrale ; la farine est mise sur des plates-formes de bois dans les divisions qui entourent cette aire. On arrive par des escaliers tournants enlacés l’un dans l’autre, à de grandes salles pour le seigle, l’orge, l’avoine, etc. Le tout est si bien conçu et si admirablement exécuté, que je ne connais pas, en France ou en Angleterre, un monument qui le surpasse."

Vous l’aurez compris, ce n’est pas de la littérature mais un témoignage passionnant sur la fin du XVIIIe siècle français et sur les débuts de la Révolution française.

4 commentaires:

Alex Mot-à-Mots a dit…

Un livre historique qui permet un autre éclairage sur ce siècle.

Dominique a dit…

j'ai téléchargé ce livre car il est publié en numérique gratuitement mais je ne l'ai pas encore lu
c'est à la fois la période et la personnalité de l'auteur qui m'a attiré, la france de la révolution vue par un anglais !
ton billet me pousse à le lire bientôt

ysa a dit…

Mais où tu as trouvé cette lecture ?

nathalie a dit…

Ysa : comme le dit Dominique, ça se trouve très facilement en numérique. Quand j'ai vu le titre, j'ai foncé !