La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 1 octobre 2015

Voilà le vrai Orient ; effet mélancolique et endormant ; vous pressentez déjà quelque chose d’immense et d’impitoyable au milieu duquel vous êtes perdu.

Gustave Flaubert, Voyage en Orient, 1851.

J’étais sceptique en commençant ce gros livre, mais au vu du goût de Flaubert pour l’Orient (Salammbô et Tentation de Saint-Antoine) j’étais curieuse. Or ce fut une lecture plutôt agréable.

Flaubert, jeune homme maladif, entreprend ce voyage en compagnie de Maxime Du Camp (vous savez, le pote du magnifique voyage en Bretagne) qui, lui, a déjà voyagé. Un an et demi de voyage : l’Égypte, le Liban, la Syrie, Constantinople, la Grèce et retour par l’Italie. Flaubert ne publiera pas de récit de voyage (c’est bien évidemment un genre dont il se moque). Il prend des notes au crayon sur place de façon plus ou moins régulière, recopie et met en forme au retour une partie de ses carnets. Nous n’avons donc pas affaire à un texte régulier. Il y a des trous dans le récit et certaines parties sont peu couvertes comme Athènes ou l’Italie : Flaubert ne dit rien de sa vie en Italie, mais se contente de prendre des notes sur les œuvres vues dans les musées. Les passages les plus intéressants concernent donc l’Égypte, toute l’Asie mineure et les longues marches dans la campagne grecque. En outre, il est nécessaire de comparer ce récit à celui de Maxime Du Camp et à ce que les amis racontent dans leurs lettres (d’où l’utilité de l’appareil de notes), car ils peuvent se contredirent ou réinterpréter leurs souvenirs.

Les notes ne me peuvent, hélas ! rien dire quant à la couleur des terrains qui souvent, quoique voisins et pareils, sont de couleurs toutes différentes. Ainsi une montagne bleue, et une noire à côté, et pourtant ce n’est ni du bleu, ni du noir !... 
Du Camp, photographie du Colosse enfoui du Spéos de Phrè,
Nubie, New York, le Met. RMN

Un mot tout d’abord sur les aspects pratiques de ce voyage. Les deux amis sont certes de riches occidentaux qui peuvent s’approprier le pays (les femmes, les jeunes filles, les objets curieux, une escorte), mais les conditions de voyage restent rudes : longues chevauchées dans les montagnes, sous la pluie ou sous la neige, nuit dans le froid avec les puces, eau non potable, passage des gués à cheval… Ces voyageurs, même privilégiés, endurent des conditions très difficiles, mais habituelles pour leur siècle. Quand Flaubert prend des notes, il le fait de façon précise et détaillée, qu’il s’agisse d’un temple égyptien ou d’un paysan grec. Ces jugements sur les autochtones peuvent choquer par leur dureté, mais il ne faut pas oublier que Flaubert en fait tout autant avec les Bretons ou les bourgeois parisiens, c’est sa façon de faire.

Le soleil se couche : c’est du vermeil en fusion dans le ciel ; puis des nuages plus rouges, en forme de gigantesques arêtes de poisson (il y eut un moment où le ciel était une plaque de vermeil et le sable avait l’air d’encre). En face, et à notre gauche du côté de la mer et de Rosette, le ciel a des bleus tendres de pastel – nos deux ombres à cheval marchant parallèlement sont gigantesques – elles vont devant nous régulièrement, comme nous. On dirait deux grandes obélisques qui marchent de compagnie.

Flaubert est un voyageur qui fait preuve d’une réelle curiosité. Son enthousiasme le plus grand est pour le Sphinx, les deux amis éprouvent une extase à la limite du malaise : Il grandissait, grandissait et sortait de terre, comme un chien qui se lève. Il loue vivement le Parthenon, mais est déçu par Jérusalem, une ville salle et abandonnée, sans rien de mystique. C’est d’ailleurs un homme souvent mélancolique, qui confronte son imaginaire orientaliste et son bric-à-brac d’images pittoresques à une certaine réalité (odalisques, femmes voilées, derviches, dromadaires).
Flaubert, comme d’autres hommes du XIXe siècle (comme Renan), ressent une grande émotion pour les paysages grecs, qu’il découvre en plein hiver. Tout cela a quelque chose de déjà vu, on le retrouve, il vous semble qu’on se rappelle de très vieux souvenirs. Voyager, c’est visiter ses souvenirs de lecture et d’étude, renouveler ses rêveries sur un monde disparu. Aller en Grèce, c’est aussi partir sur les traces de Byron, le modèle de l’écrivain romantique.
 
Du Camp, photographie du Sphinx, Paris, bibliothèque de l'Institut, RMN
Bien sûr, cela ne se lit pas comme un roman (même un roman de Flaubert). Le texte présente un caractère énumératif (les temples, les sculptures, les bas-reliefs) qui lasse et qui est heureusement interrompu par des descriptions plus intéressantes.

Réflexion : les temples égyptiens m’embêtent profondément.

J’avais déjà eu l’occasion de noter le goût véritable de Flaubert pour la Méditerranée (notes sur Gênes), pour l’architecture antique, le soleil et la mer bleue – il faut le sortir de sa Normandie. Ici, il découvre une autre nature et s’acharne à décrire (sans doute pour garder en mémoire) chaque paysage. Il est particulièrement attentif aux couleurs et aux lumières du soleil, du ciel, des ombres, des eaux, de la végétation, du relief. Ses descriptions sont d’une réelle beauté, tout en étant apparemment d’une froide précision.

Singulière transparence des couleurs – la route en sable est vermeille, textuellement, et toute la plaine grise illuminée d’une teinte d’or très pâle.
 
Du Camp, Ruines du temple de Jupiter à Baalbek, Paris,
Bibliothèque de l'Institut, RMN.
Clins d’œil
Tout comme Marcel, Gustave éprouve les plus grandes difficultés à quitter sa mère et cultive l’art d’être déçu par un paysage qu’il a longuement rêvé. Aucune des émotions prévues d’avance ne m’y est encore survenue. Enfin, le passage par le site de Baalbek en Syrie fait irrésistiblement penser à l’église persane de Balbec – faut que je relise Proust.

Soleil, liberté, large horizon, odeur de varech. De temps à autre la pente se retire et le chemin, tout à coup devenu bon, se promène au petit trop entre des pins-arbrisseaux qui forment comme des bosquets ; le paysage entier est d’un calme, d’une dignité gracieuse, il a le je ne sais quoi antique, on se sent en amour. J’ai eu envie de pleurer et de me rouler par terre ; j’aurais volontiers senti le plaisir de la prière, mais dans quelle langue et par quelle formule ?


Avec quelques-unes des photographies prises par Maxime Du Camp durant le voyage.

10 commentaires:

Lili Galipette a dit…

Je vais d'abord finir les romans du monsieur avant de passer à ça !

nathalie a dit…

Ça se lit nettement moins bien que ses romans en plus. Personnellement je l'ai lu à raison de quelques pages chaque soir pendant plusieurs mois. Et il ne faut pas hésiter à trier entre les passages qui intéressent plus ou moins.

keisha a dit…

Je suis fascinée par les photos!
Il me semble avoir lu un récit de voyage en Bretagne des mêmes amis (moins exotique!)

nathalie a dit…

Du Camp était chargé de prendre des photos (il avait une vague mission de l'Institut). Et oui, le duo est allé en Bretagne, le récit a été publié récemment (= 2-3 ans) au Livre de Poche. J'avais beaucoup aimé ce texte.

Moglug a dit…

Dans la lignée orientaliste, est-ce que tu as lu Boussole de Mathias Enard ?
Mina m'a convaincue de l'acheter il y a quelques jours, je ne l'ai pas encore commencé mais j'aimerais bien avoir ton avis ;)

nathalie a dit…

Je ne l'ai pas lu non et je n'ai pas prévu de le faire. J'avoue un peu de scepticisme sur les orientalistes du XXIe siècle. Mais, de façon parfaitement contradictoire, je lirais bien son précédent avec Michel-Ange à Istanbul.

miriam a dit…

je l'ai dans ma liseuse, je parcours quelques pages à l'occasion

nathalie a dit…

Je l'ai lu comme ça, quelques pages par soir, tranquillement.

Alex Mot-à-Mots a dit…

Un carnet de voyage qui a l'air intéressant.

nathalie a dit…

Un paquet de gros carnets, il faut bien compter 500 ou 600 pages.