La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 8 décembre 2015

Te voilà condamné à passer la meilleure partie de ton existence dans les parages de cette île.

Joseph J. Fuller, Le Maître de la Désolation. 35 ans aux îles Kerguelen (1860-1895), texte édité par Jean Bousquet, traduit de l’américain par Lucette Laurent Bousquet, jamais édité du vivant de l’auteur, paru en France chez Ginkgo.

Un livre très intéressant.

Le sous-titre dit presque tout : Joseph Fuller, capitaine de navire baleinier navigua toute sa vie au large des Kerguelen. Il faut ajouter qu’il y fit naufrage et dut y demeurer 11 mois avec tout son équipage.
Il s’agit de mémoires, rédigées après coup, qui racontent plusieurs campagnes de Fuller, depuis son premier embarquement comme novice jusqu’à sa carrière de capitaine. Il s’agit certes d’un navire baleinier, où les baleines sont tuées pour leur huile, mais la chasse est surtout menée contre les otaries, les phoques et les éléphants de mer, essentiellement pour l’huile et aussi pour les peaux. C’est la fin du XIXe siècle où les expéditions ont déjà décimé en partie les colonies d’animaux qui se raréfient. Les campagnes durent entre une et trois années (où l’on apprend que les contrats de travail de l’équipage ne mentionnent en général pas la durée du voyage) : les hommes y sont tour à tour marins, chasseurs et préparateurs des tonneaux d’huile. C’est une vie très dure.
Vue satellite de l'archipel des Kerguelen. Wikipedia.
C’est un texte très instructif, car il restitue tout un monde disparu. Cela nous donne tout l’arrière-plan de romans d’aventures comme Moby Dick, car Fuller est un auteur d’une extrême précision sur les animaux, les techniques de chasse, les dangers des écueils et les manœuvres à suivre pour éviter de prendre des risques – on est loin des romans qui manie un baragouin de marine à voile pour faire couleur locale. J’ai apprécié notamment toutes les informations financières sur ce genre de pêche : qui avance l’argent, comment s’effectue la répartition des recettes, etc. Ainsi, après son premier voyage en tant que novice, Fuller se trouve devoir 42 dollars aux armateurs et n’avoir rien gagné. Et pendant et après le naufrage, il est encore question d’argent.
Une grande partie du texte concerne le naufrage de son navire lors d’une campagne de chasse à l’otarie aux Kerguelen, ainsi que les mois qui ont suivi. Fuller parvient à rester 11 mois avec tout son équipage sain et sauf avant d’être récupéré par un navire, malgré les tensions qui interviennent entre les hommes. Là encore, l’analyse des relations entre officiers et matelots est très éclairante. Fuller a une connaissance très intime des Kerguelen : sa géographie, le moindre rocher, c’est une mémoire visuelle car les cartes ne sont pas à jour. Il est à même de renseigner ainsi une expédition scientifique. Il a la même connaissance des plantes et des animaux, des gestes qui peuvent sauver un matelot malade, c’est un savoir qui devait se transmettre oralement.

 Bien sûr, il ne s’agit pas d’un roman. Et on peut trouver tout à fait rébarbatif l’énumération des baies, récifs, îlots, nombre d’otaries tuées, etc. Ceci dit, cette langue très descriptive se lit plutôt bien et retranscrit son objet sans fioriture. Elle a aussi un accent très vrai sur les hommes, les marins, les relations sur un navire, les dangers de la mer.
J’ai particulièrement apprécié le récit de la première journée de navigation du novice, avec sa découverte du mal de mer, du vertige quand il faut monter en haut des mâts. Rien de pittoresque là-dedans, on n’est pas dans un roman d’aventures. C’est ainsi que l’auteur se moque de ceux qui s’imaginent que les marins ne mangent que des biscuits de mer, alors que du pain frais sort tous les jours du four du cuisinier.

Je réussis à atteindre la bastaque et je m’élançai ensuite dans le gréement. D’enfléchure en enfléchure, je grimpai jusqu’à parvenir au sommet. C’était la première fois que je montai dans une mâture. Vous pouvez donc imaginer ce que je ressentais. J’étais pénétré de terreur. Quand j’arrivai en haut, à destination, je jetai un coup d’œil en dessous et la vision qui m’apparut me fit trembler comme une feuille. Le bateau roulait de long en large ; les voiles battaient comme autant d’horribles vautours ; le gréement sifflait une infernale polyphonie.

Les bastaques et enfléchures sont des câbles et des cordages situés dans le gréement.


4 commentaires:

Alex Mot-à-Mots a dit…

Un carnet de bord qui n'a pas été retouché, je crains que ce ne soit rébarbatif, en effet.

nathalie a dit…

Ce n'est pas un carnet de bord non retouché, ce sont des mémoires, tout est écrit et même très écrit. On a un récit linéaire, pas des notes.

Moglug a dit…

L'extrait est magnifique ! Tout ce qui fait penser à Moby Dick m'interpelle toujours un peu...
Du coup, tu as aimé ou pas finalement, ou seulement partiellement ?

nathalie a dit…

J'ai aimé partiellement : c'est vraiment très intéressant et éclaire les romans d'un nouveau jour, mais je ne sais pas si je le relirai.