La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



lundi 3 décembre 2018

D’un seul coup, demain, le chevalier réduira en pièces ces ridicules adversaires.

Dino Buzzati, Sur le Giro 1949, traduit de l’italien par Yves Panafieu avec la collaboration d’Anna Tarantino, paru sous forme de livre en Italie en 1981, édité en France par So Lonely.

En 1949, pour le compte du Corriere della Sera, Buzzati couvre le Giro (le tour d’Italie à vélo pour les plus ignares). Une suite d’articles écrits au milieu de la nuit, après l’étape du jour, après avoir suivi en voiture le peloton et les échappées, c’est comme un feuilleton et finalement on lit un grand roman du destin – on a l’impression que tout s’enchaîne parfaitement.

Ils déverseront sur votre dos des ondées glaciales, ils vous éreinteront avec des montées et des descentes épuisantes, ils projetteront sous vos roues le perfide gravillon. Et alors ce sera la détestable crevaison, alors ce seront le choc, la chute, les crampes, les furoncles, la soif, l’erreur d’itinéraire, le lumbago, alors ce seront le découragement et la solitude.

Alors ? Buzzati n’y connaît rien au vélo, il l’avoue (lui, son truc, c’est l’escalade et je vous recommande vivement Montagnes de verre sur ce sujet), il consacre d’ailleurs un article à ces vétérans du journalisme sportif qui connaissent toutes les histoires du Giro. En 1949, il y a de la dopette comme il dit, mais le cirque médiatico-financier-toxico-bordélique est moins impressionnant qu’à présent et j’ai eu la sensation que les spectateurs se sentaient très proches des coureurs (qui sont d’ailleurs tous Italiens).
Au début de ce que nous sommes tentés d’appeler un récit, Buzzati laisse toute sa place au paysage, à l’histoire du pays (ah les morts de Cassino) et aux historiettes. Peu à peu il se concentre sur l’affrontement entre deux hommes : Bartali, l’ancien champion, et Coppi, le nouveau. Il est assez fascinant de voir comment Buzzati scénarise cette lutte alors même qu’il ne sait jamais ce qui se passera le lendemain et que bien souvent, d’ailleurs, il ne se passe rien. Il raconte l’enthousiasme des foules, l’attente et l’impatience des spectateurs qui assistent à ce duel au sommet. Il y a aussi le rôle des petits héros, des équipiers, du gros du peloton, des autres cyclistes qui sprintent, se battent dans les étapes et qui animent la course, comme autant de petits combats secondaires, ne faisant que mettre en relief le match principal. Buzzati est aidé par le fait que finalement tout se décidera en montagne et ça, c’est sa partie. Une étape dans les Alpes, avec les cols terrifiants, les descentes à tombeau ouvert, les montées abruptes, le brouillard, la grêle, peut tout décider. Le lieu du combat a été décidé presque à l’avance, dans les Alpes. Ici se révélera l’identité du nouveau champion. Bartali, comme le lieutenant Drogo, attend le destin. Et Bartali, comme Coppi, comme les journalistes et les spectateurs, savent que le temps passe et que personne n’y échappera.
Pétri de culture classique, c’est la lutte d’Hector et d’Achille qui se joue à nouveau dans les montagnes, les deux sont vertueux, mais l’un est abandonné des dieux et l’autre favorisé (le récit de cette étape est merveilleux). C’est une épopée où les héros sont jeunes et souvent fatigués, boueux, mais toujours prêts à partir à nouveau à l’assaut de la route.
 
Fausto Coppi (image Wikipedia) - les coureurs ont leur boyau autour du cou.
Non, Bartali était toujours semblable à lui-même : têtu, dur, implacable. Mais comment peut-on résister à quelqu’un que les dieux favorisent ? Il était souillé par la boue, mais son visage gris de terre restait immobile malgré l’effort. Il pédalait, il pédalait comme s’il s’était senti talonné par une terrible bête, comme s’il avait su qu’en se laissant rejoindre, tout espoir eût été perdu. Ce n’était que le temps, le temps irréparable, qui lui courait après. Et c’était un grand spectacle que cet homme seul, dans cette gorge sauvage, en train de lutter désespérément contre les ans. (Ma vie à une époque à Zeus fut chère et aussi à son fils très rapide. Tous deux me secoururent, courtois, dans les périls guerriers. Or m’a rejoint la Parque noire. Mais je ne tomberai pas pour autant en lâche ; je mourrai, mais glorieux et aux gens futurs un bel exploit mon nom rappellera.)

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