La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



lundi 2 mars 2020

Les moulins moulent et c’est pourquoi ils existent.

Olga Tokarczuk, Dieu, le temps, les hommes et les anges, traduit du polonais par Christophe Glogowski, parution originale 1996, édité en France par Robert Laffont.

Le récit se déroule à Antan, un village ordinaire de Pologne. Ordinaire, sauf que le village est situé au cœur de l’univers et que les frontières sont gardées par 4 archanges. Les êtres humains en ont-ils conscience ? Certains oui, mais ils sont rares. Les autres traversent le XXe siècle dans toute son absurdité sans apercevoir leur ange gardien.
Nous lirons donc l’histoire d’Antan, principalement à travers les yeux de la famille Céleste, de Michel, de Misia, d’Isidor, mais aussi au travers des proches, Ruth et sa mère, un peu sorcière, de Dieu, d’un chien, d’un ange, d’un fantôme… alors que le châtelain fait progresser un pion sur les cases d’un jeu où le monde est divisé en 8 cercles.

Ce que vit Isidor était frappé au coin de la précarité. Sous une apparence extérieure bariolée, tout ce qui constituait le monde fusionnait en fait dans la décomposition, la pourriture, la destruction.

D’un côté, c’est réaliste. Nous avons l’histoire de la Pologne, avec ses guerres, ses nazis, ses communistes, l’urbanisation, et surtout la vie rurale. La rivière est en crue, la forêt fait peur, les plantes, les animaux, le cycle des saisons qui reviennent sans jamais s’arrêter. De l’autre, c’est plus fantastique. Il y a ce jeu mystérieux. Le lecteur pressent qu’il existe quelque rapport entre ce qu’il est en train de lire et la progression d’étranges pions sur la carte. Il y a la présence de divers esprits et fantômes, comme le père de Ruth. Il y aurait même une frontière qui empêcherait les gens de sortir du village (sauf que ce n’est pas vraiment vrai). Il y a la présence pas très évidente de Dieu et des anges, qui semblent n’avoir aucun pouvoir pour influencer le cours des choses, mais qui pourtant doivent bien avoir un rôle. 
Tout cela est très réussi. Le roman est composé de chapitres courts qui nous font passer d’un point de vue à un autre. Il est fragmentaire, une marque de Tokarczuk, tout en étant assez touffu (il y en a du monde dans ce village), ce qui lui correspond bien également. Il s’agit de la vie d’un village et de la vie d’êtres humains bien particuliers, mais aussi d’une image de la condition humaine. Il y a le temps qui passe, les êtres humains vieillissent et décrépissent peu à peu, oubliant et se désagrégeant, un peu comme les vieilles maisons, alternant les années à pommiers et les années à poiriers.
Nous traversons les rêves déçus de chacun, les souvenirs d’enfance, la cruauté du monde, la laideur et l’abandon de Dieu, la tristesse et la déréliction d’un village derrière le mur soviétique.
Le tout est raconté avec humour et tendresse, les deux s’appliquant également aux êtres humains de tous poils, aux animaux, y compris au serpent amoureux, aux champignons, à Dieu qui n’en peut mais et au moulin à café.

Entourage de Primatice, Figure masquée, Louvre.
Florentine devint folle subrepticement. Tout d’abord, elle souffrit de maux de tête qui la privèrent de sommeil. C’était la faute à la lune. Du moins Florentine déclara-t-elle à ses voisines que la lune l’espionnait, que le regard de la lune traversait les murs, que la lueur lunaire la guettait, tapie au fond des miroirs, embusquée dans l’épaisseur des vitres, à l’affût dans les flaques d’eau.

Lorsqu’elle épluchait les patates, elle s’imaginait qu’elle était une guérisseuse et que les pommes de terre étaient des malades venus lui demander secours. Elle les débarrassait de leurs maux, nettoyait leurs corps de toute souillure. Quand elle plongeait les patates épluchées dans l’eau bouillante, elle rêvait qu’elle était en train de concocter un élixir de beauté et qu’une fois bu sa vie allait définitivement changer.
Dans ces conditions, la préparation du déjeuner demandait un certain temps.

L’avis de Passage à l’est.
C’est une lecture commune ! L'avis d'Ingannmic et de Maryline.


Tokarczuk sur le blog :
Les Livres de Jakób : il reste mon préféré. Énorme et échappant à toute prise, mettant en scène des êtres mouvants, à l'identité fluctuante et fragmentaire. Très très abouti.
Sur les ossements des morts : Celui qui me plaît le moins (mais mon avis n'est pas forcément celui de tout le monde).
Les Pérégrins : Une curiosité. Très intéressant et stimulant.

16 commentaires:

  1. Bon, faut que je me reprenne en main, là!

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    1. Kwaaa ? Tu ne l'as pas lu ? C'est une grande victoire pour moi si j'ai réussi à te doubler !

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  2. Ravie de cette lecture commune ( qui me permet de reprendre contact, ça fait longtemps ). Cette tendresse pour les personnages m'a marquée. Je lirai Les livres de Jakob, et Les Petegrins, premier titre que j'avais noté, c'est certain.

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    1. Ce livre-ci est plus facile et agréable à lire que les autres, j'y ai pris un grand plaisir.

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  3. Ravie aussi, comme tu as pu t'en rendre compte en lisant mon billet, un énorme coup de cœur pour moi, cette Olga Tokarczuk est vraiment extraordinaire.. Il me tarde de lire Les pérégrins !

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    1. Un tout autre genre Les Pérégrins, moins séduisant.

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  4. ce n'est pas son livre auquel j'ai le plus accroché

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    1. C'est peut-être le plus facile à lire. Je l'ai vraiment bien aimé, mais ma préférence va à Jakob !

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  5. j'ai lu les autres, quand même...

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    1. Ne me gâche pas mes petits plaisirs steup.

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  6. A force de publier des billets en même temps, vous enfoncez le clou, Ingrid, Marilyne et toi ! C’est malin, j’ai super envie de le lire maintenant...

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    1. J'avoue, c'est le but de cette honteuse propagande à laquelle nous nous livrons.

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  7. Je trouve ta dernière phrase particulièrement juste ( ce qui précède aussi, bien sûr ...) car tu pointes l'humour tendre et ironique avec lequel l'auteur enrobe tout ce vaste et si petit monde à la fois ...

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    1. Je n'ai pas forcément apprécié tous ses livres mais elle est impressionnante. Elle manie le gros et le petit, en variant les tons... quel talent !

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  8. Note qu'en voyant cette auteure sur plein de blogs en même temps, il aurait pu y avoir un phénomène d'overdose. Et bien pas du tout, comme ellettres, j'ai très envie de la lire maintenant !

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    1. Il faut dire que ses livres ne se ressemblent pas vraiment. J'espère qu'elle te plaira !

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