W. G. Sebald, Austerlitz, parution originale 2001, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, édité en France par Actes Sud.
Le narrateur commence par parler de la forteresse d’Anvers qui, comme toutes les autres, s’est progressivement agrandie, finissant par recouvrir la ville, avec toujours un temps de retard sur celui des armées. Et puis il rencontre Jacques Austerlitz et entreprend de transcrire son histoire.
J’ai d’emblée été étonné de la façon dont Austerlitz élaborait ses pensées en parlant, de voir comment à partir d’éléments en quelque sorte épars il parvenait à développer les phrases les plus équilibrées, comment en transmettant oralement ses savoirs, il développait pas à pas une sorte de métaphysique de l’histoire et redonnait vie à la matière du souvenir.
C’est un étrange roman, en apparence dépourvu de structure, rythmé par les différentes rencontres entre le narrateur (dont on ne sait rien) et Austerlitz, rencontres qui s’étalent sur plusieurs années, qui semblent souvent dictées par le hasard, au cours desquelles le narrateur ne donne pas la réplique et pose à peine quelques questions. Austerlitz raconte sa vie, pas toujours dans l’ordre, avec des retours en arrière et des avancées. L’ensemble contribue à brouiller chez le lecteur toute perception de chronologie.
Et la vie d’Austerlitz ? C’est celle d’un enfant dont les souvenirs d’enfance sont troubles, qui apprend tardivement qu’il a été recueilli, et qui instinctivement se dirige vers ce grand brassage d’enfants qui a eu lieu lors de la Seconde guerre mondiale. Avec lui, âgés seulement de 4 ou 5 ans, nous traversons l’Europe au cours d’un interminable voyage en train, séparés d’une mère qui a voulu le mettre à l’abri, parce qu’elle pressentait qu’elle n’y survivrait pas, coupés de sa langue, de sa culture et de son enfance.
Au gré du récit de sa vie, je relève deux thèmes principaux, celui de l’architecture, notamment militaire et industrielle, et celui des collections de sciences naturelles (pierres, papillons, etc. – ce dernier thème ne pouvant que me faire penser aux Pérégrins de Tokarczuk). Dans les pages sont insérées de petites photos floues en noir et blanc représentant des fragments d’architecture, des taches de lumière, le visage de la mère.
La raison ne prenait pas l’ascendant sur le sentiment que j’avais de tous temps réprimé et qui maintenant se frayait avec violence un chemin pour sortir au grand jour, le sentiment d’avoir été rejeté et effacé de la vie.
À la fin du roman, Austerlitz est sur les pas de sa mère, mais n’a pas encore appris grand-chose sur son père. Le narrateur visite à nouveau la forteresse d’Anvers, se plongeant cette fois dans ses entrailles chargées d’horribles souvenirs de l’histoire. Et puis ça s’arrête.
August Sander, 1930. |
C’est un livre où nous vivons au plus près l’impossibilité de retrouver une identité après la destruction de l’enfance, de la famille et d’un monde. Jamais à sa place, à peine certain d’être en vie. Un livre aux longues phrases, sans chapitre et sans paragraphe, où les mots se déroulent, et où on prend difficilement ses repères. Il est difficile pour le lecteur de se repérer entre le « je » du narrateur et celui d’Austerlitz, entre les allers retours géographiques et temporels. Le roman peint un monde décousu comme l’est celui du héros et celui de l’Europe dévastée. Il y a tous les efforts que l’on déploie pour ne pas se souvenir, pour enfouir le passé dans une belle bibliothèque de verre et d’acier, pour contourner les impressions qui nous dérangent et couper le lien entre les morts et les vivants, et ceux qu’il faut aussi déployer pour essayer de retrouver un bout de ce même passé. Mais le corps se souvient avec certitude (certaine évocation de pavé est très proustienne). Et il y a enfin la possibilité de retrouver son passé à force de plonger en soi.
Si l’on considère la langue comme une vieille ville avec son inextricable réseau de ruelles et de places, ses secteurs qui ramènent loin dans le passé, ses quartiers assainis et reconstruits et sa périphérie qui ne cesse gagner sur la banlieue, je ressemblais à un habitant qui, après une longue absence, ne se reconnaîtrait pas dans cette agglomération. L’articulation de la langue, l’agencement syntaxique de ses différents éléments, la ponctuation, les conjonctions et jusqu’aux noms désignant les choses les plus simples, tout était enveloppé d’un brouillard impénétrable.
Bon pour les Feuilles allemandes d'Eva, Patrice et Fabienne.
Sebald sur le blog (il faut tout lire) :
J'aime beaucoup l'auteur, mais pour en parler... Bravo à toi! J l'avais noté quelque part pour les feuilles allemandes, mais j'ai préféré me concentrer sur Zweig avec la lecture commune. Je reste prudente!
RépondreSupprimerJ'ai lu 4 livres (mais je n'ai pas encore rédigé les billets, c'est la panique !). C'est vrai que parler de Sebald reste un défi.
SupprimerSebald je l'ai apprécié dès son premier livre chez Actes Sus les Emigrants, Austerlitz j'ai eu plus de mal car ne ne vois toujours pas où veut aller l'auteur
RépondreSupprimerJ'avoue. Le but est de nous perdre et c'est assez réussi. Et ça s'arrête comme ça n'est-ce pas. Les lignes directrices que j'identifie sont de l'ordre de l'hypothèse.
SupprimerQuel bel article. Ce livre me fascine et m'impressionne, il m'attend encore.
RépondreSupprimerMerci pour l'accueil donné à ce billet de blog.
SupprimerMerci à me faire penser à Sebald pour ces Lettres Allemandes!
RépondreSupprimerMaintenant que je suis revenue de vacances, faut que je lise les billets des autres !
SupprimerTous mes amis qui l'ont lu et me l'ont conseillé sont anglophones, alors j'oublie toujours que Sebald est allemand. Et voilà qu'en plus j'apprends qu'Austerlitz est ici le nom d'une personne et non d'un lieu.
RépondreSupprimerEn tout cas merci d'en avoir parlé, je vois un peu mieux de quoi il s'agit et ça me donne très envie de le lire.
Il a vécu une grande partie de sa vie en Angleterre (et il y est mort). Je pensais qu'il avait les deux nationalités, mais ce n'est pas le cas.
SupprimerJ'espère que le livre te plaira, il n'est pas simple à appréhender comme tu t'en doutes.
Décidément ces "Feuilles allemandes" réservent bien des surprises ! Pour ma part, je suis pas sûre d'être capable d'aller au bout d'un tel ouvrage... d'où l'intérêt de connaître l'avis des autres lecteurs-trices.
RépondreSupprimerOui cela permet de se faire une idée d’auteurs que l’on ne lira pas forcément.
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