La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 23 janvier 2024

Le peu que je sais de mes ancêtres me les fait rapprocher de ces gaz.

 


 

Primo Levi, Le Système périodique, parution originale 1975, traduit de l’italien par André Maugé.

 

Levi nous propose un récit autobiographique sous l’angle de l’activité de chimiste. C’est étonnant. Et c’est très bien.


Il y a, dans l’air que nous respirons, des gaz appelés inertes. Ils portent de curieux noms grecs d’étymologie savante, qui signifient le « Nouveau », le « Caché », l’« Inactif », l’« Étranger ». Ils sont, en effet, tellement inertes, tellement satisfaits de leur condition, qu’ils n’interfèrent dans aucune réaction chimique, ne se combinent avec aucun autre élément, et, pour cette raison justement, sont demeurés inobservés pendant des siècles.

C’est le début.


21 chapitres, chacun placé sous les auspices d’un élément du tableau périodique et l’auteur trace un drôle de portrait de sa famille juive piémontaise, de ses études de chimistes, de ses métiers de chimistes, dans une mine pendant la guerre à la recherche du nickel, dans un soi-disant laboratoire d’Auschwitz où il a pu échanger des pierres à feu contre du pain, dans un appartement-laboratoire d’un ami après-guerre, dans une usine de peinture… La chimie lui sert d’analogie pour décrire son rapport à la langue et à l’écriture.

Le premier chapitre porte sur la langue de ses ancêtres, ladino mêlé d’hébreu et de piémontais, et vaguement d’italien, comme un composé bizarre à analyser. Je suis charmée par son ton calme, ironique, plein de lassitude et d’humanité. Pendant les études à Turin, il y aussi l’apprentissage de la montagne et de l’escalade.


De rúakh, pluriel rukhòd, qui signifie « haleine », vocable illustre qu’on lit au deuxième et admirable verset de la Genèse (« Le vent du Seigneur soufflait sur la surface des eaux »), était venu tiré ‘n rúakh : « lâcher un vent », dans ses diverses significations physiologiques – où l’on reconnaît l’intimité biblique du Peuple élu avec son Créateur.


Une histoire de peinture défectueuse et il faut trouver pourquoi. Une histoire de rouge à lèvres qui file. Il y a toute la chimie du pauvre, celle qui n’a pas lieu dans un laboratoire immaculé, mais dans des casseroles récupérées et qui empuantit l’appartement.

Le livre s’achève sur un conte et une rêverie sur l’élément primordial – le carbone – et sur la photosynthèse qui donne vie.

Vu à Turin.

 

Que le chimiste que je suis, occupé à écrire mes histoires de chimistes, ait vécu une période différente, a été raconté ailleurs.

C’est avec cette immense pudeur que s’ouvre le chapitre "Cérium" qui se déroule en novembre 1944 à Auschwitz.

 

Mon écriture même devint une aventure différente, non plus l’itinéraire douloureux d’un convalescent, d’un homme qui mendie de la pitié et des visages amis, mais une construction lucide, qui avait cessé d’être solitaire – une œuvre de chimiste qui pèse et sépare, mesure et juge sur des preuves sûres, et s’ingénie à répondre aux pourquoi. À côté du soulagement libérateur qui est le propre de celui qui est de retour et raconte, j’éprouvais maintenant dans l’écriture un plaisir complexe, intense et nouveau, semblable à celui que j’avais éprouvé, étudiant, en pénétrant dans l’ordre solennel du calcul différentiel. Il était exaltant de chercher et de trouver, ou de créer, le mot juste, c’est-à-dire mesuré exactement, bref et fort ; de tirer les choses du souvenir, et de les décrire avec le maximum de rigueur et le minimum d’encombrement.

 

De l'auteur, j'ai également lu Si c'est un homme.

Étonnamment, je pense que ce livre peut s’inscrire dans la thématique d’Ingannmic sur le monde du travail parce qu’il y a beaucoup de choses sur le métier de chimiste et sur ses conditions d’exercice dans l’Italie de l’après-guerre.

 




10 commentaires:

keisha a dit…

Fichtre! J'ai bien sûr lu Si c'est un homme (et après le retour en Italie) mais là ça m'a l'air à lire aussi. Merci pour la plaque turinoise, je vois que tu ne les rates pas non plus. Et puis un peu d'hébreu c'est la classe;

eimelle a dit…

ces plaques dans les rues m'avaient frappées aussi, à Berlin et ailleurs...
Je ne connaissais pas ce titre, je le note aussi !

nathalie a dit…

@Keisha : J'ai acheté La Treve aussi, ce sera pour bientôt.
Nous n'avons pas vu d'autres plaques, mais nous ne les avons pas cherchées.

nathalie a dit…

@Eimelle : c'est une curiosité !

Ingannmic, a dit…

Eh bien voilà une proposition fort originale, merci !

nathalie a dit…

@Ingannmic : j'avoue, je ne m'y attendais pas non plus.

miriam a dit…

C'est mon préféré de Primo Levi

nathalie a dit…

@miriam : ce n'est pourtant pas le plus connu. Il me reste La Trêve à lire.

Dominique a dit…

Une lecture tout à fait surprenante pour moi mais que j'ai bien aimé

nathalie a dit…

@Dominique : le projet est original mais le premier chapitre est tout à fait séduisant.