La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 13 juin 2024

Tout ce qui se passe dans ce roman, à un moment donné de ma vie, je l’ai ressenti. Tout.

 


Laure Murat, Proust, roman familial, 2023, Robert Laffont.

 

On l’a beaucoup vu, celui-là.

Laure Murat raconte tout à la fois sa famille, vue par le miroir déformant de La Recherche du temps perdu, et le travail de Proust, vu à travers son observation de sa propre famille. Famille de la noblesse, à la fois noblesse d’Empire et noblesse féodale, riche, enfermée dans ses carcans sociaux et mentaux.

200 pages complexes, faites d’aller et retour entre les souvenirs d’enfance de la narratrice, sa compréhension plus tardive et les extraits de l’œuvre de Proust.


Toute mon adolescence, j’ai entendu parler des personnages de la Recherche, persuadée qu’ils étaient des oncles ou des cousines que je n’avais pas encore rencontrés, dont on rapportait les bons mots exactement comme on citait les saillies dans les dîners en ville de personnes réelles desquelles il m’était impossible de les distinguer. Les répliques de Charlus, les vacheries de la duchesse de Guermantes se confondaient avec les boutades les plus piquantes de la famille, sans solution de continuité entre fiction et réalité.


L’accent est mis sur le langage, les mots que l’on prononce et ceux que l’on tait, leur prononciation, le sens qu’on leur donne. La noblesse repose sur un nuage de mots destinés à embrouiller le quidam. Il est question des bons mots d’Oriane de Guermantes comme de ceux d’une cousine et de l’entrecroisement infini entre fiction et réalité. Il est aussi question d’aveuglément : si l’on peut être très fier d’avoir une grand-tante ayant servi de modèle à une duchesse de la Recherche et à un des monuments de la littérature française, il suffit de ne pas le lire pour oublier que le roman propose une critique féroce des nobles et de la mondanité.


D’une part, un effet de réel dans la fiction (que Saint-Loup soit l’ami du « vrai » duc d’Uzès prouvait son authenticité au-delà de son existence de papier) et, d’autre part, une fictionnalisation des noms de (ma) famille réels (que le duc d’Uzès soit intégré à un univers fictif lui donnait de facto l’aura d’un personnage de roman).


Au centre du livre se tient un chapitre sur la mère (de Laure Murat).

Est-ce ensuite que le livre bascule vers ce que plusieurs lecteurs appellent « la seconde partie » et disent avoir moins apprécié ?

Murat y aborde d’abord l’homosexualité (la sienne), l’homophobie virulente (celle de sa famille) et ces deux thèmes dans La Recherche. J’ai trouvé ses réflexions très intéressantes parce que le traitement que Proust réserve à l’homosexualité dans son livre m’a toujours laissée sceptique et paru très conservatrice. Mais il met l’homosexualité au cœur de ses personnages, rendant majoritaire un fait minoritaire, et il s’en sert pour décortiquer les hypocrisies et les mensonges, les tensions intérieures et les dissimulations de la société. 


En dévoilant les arcanes du milieu où j’étais née, Proust donnait (enfin) corps et relief à tout ce qui m’entourait et dont je n’avais eu jusque-là qu’une perception floue, indécise. Sa mise au point me rendait la vue sur l’intégralité du paysage, ses prises de distance et ses mises en perspective me donnaient l’impression d’être un astronaute lancé en orbite qui voit la Terre se détacher, autonome, dans l’espace intersidéral et en sera changé à jamais.


Parce qu'il est question d'un portrait de Boldini dans le livre :
Boldini, Portrait du comte Robert de Montesquiou, 1897 Orsay


Murat parle enfin davantage du projet proustien, de cette phrase fluide et mouvante qui rapproche les contraires et qui s’inscrit à l’exact opposé de cette société figée. Elle cite Le Lambeau et Joseph Czapski. Ces chapitres parlent peut-être moins à celles et ceux qui n’ont pas lu La Recherche du temps perdu.

 

Page après page, la Recherche agissait comme une prise de conscience émancipatrice. Cette esthétique de la mobilité, destinée à découvrir le moi des profondeurs, est au fondement de l’analyse proustienne de « cette âme humaine dont une des lois, fortifiée par les afflux inopinés de souvenirs différents, est l’intermittence. » Contre l’histoire étale et monolithique, contre l’univocité des raisonnements, Proust proposait une géologie vivante de la tectonique des plaques et des élans telluriques.

 

Je n’ai guère envie de relire La Recherche pour la quatrième fois, mais je me laisserais bien tenter par Le Temps retrouvé, le volume le moins romanesque de l’ensemble, que j’apprécie moins. Ce serait l'occasion.

 

Merci Estelle pour la lecture.

Deuxième participation au défi autour de Proust lancé par Claudia Lucia et Miriam.




6 commentaires:

  1. Effectivement, j'ai vu ce livre sur plusieurs blogs (dans le cadre du challenge proustien). Tu n'es pas la seule à dire qu'il est préférable d'avoir lu "La Recherche" avant pour en apprécier vraiment le sens. J'avoue, qu'en dépit de toutes ces recensions, je ne suis toujours pas tentée ni par Proust ni par Laure Murat.

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  2. @JeLis : mais il a été lu et apprécié par plein de gens n'ayant pas lu La Recherche. Suffit de regarder les chiffres de vente. Donc ce n'est pas certain. C'est mon approche parce que je connais bien la Recherche, mais je suis loin d'être majoritaire.

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  3. Mais qui est Estelle?
    Sinon, Le temps retrouvé c'est une splendeur, non mais quoi!

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  4. @Keisha : ma soeur !!!
    Et oui, mais la fin c'est monter les escaliers de la cathédrale dans un escalier à vis, quand même.

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  5. Et pour moi c'est tout le contraire j'aime beaucoup le dernier et le premier volume
    Au milieu j'ai des passages, des personnages, des descriptions

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  6. @Dominique : j'aime toute la description de la guerre, moins le récit de la sortie au bordel. Le bal des têtes est une chose étrange. Je crois que je peine plus sur la description du projet littéraire du narrateur.

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