La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 11 juin 2024

Pourquoi ne mènerions-nous pas la vie du monde ?

 


Marcel Proust, Les Plaisirs et les jours, illustrations de Madeleine Lemaire, parution originale 1896 chez Calmann-Lévy, réédité à l’identique par l’éditeur en 2022.

 

Le livre d’avant La Recherche.

Le volume est constitué d’un ensemble de pièces en vers et en prose, nouvelles, fragments, portraits fictifs… Disons-le de suite : si Marcel n’avait pas écrit La Recherche du temps perdu, cela ne présenterait pas un grand intérêt. Aujourd’hui on le lit en sachant ce qu’il y a après. Et il est frappant de constater que de très nombreux thèmes développés dans le grand œuvre sont déjà là, bien affirmés.

Les nouvelles présentent en effet des personnages riches et oisifs, souvent nobles, en proie avec leurs contradictions intérieures, leurs revirements de sentiment et surtout leur snobisme, calamité particulière du grand monde. Le ton, précieux et élégant, se pare d’une allure moraliste, tout à fait digne de la littérature du XVIIe siècle – je pense particulièrement aux Caractères de La Bruyère, qui me semblent une inspiration directe. L’impression est renforcée par le choix de noms et de prénoms rares, au point d’en être franchement ridicules.


Cette petite grimace dessilla les yeux d’Alexis qui depuis qu’il était près de son oncle avait cru, avait voulu contempler le visage d’un mourant à jamais détaché des réalités vulgaires et où ne pouvait plus flotter qu’un sourire héroïquement contraint, tristement tendre, céleste et désenchanté. Maintenant il ne douta plus que (…) dans la gaieté du malade, dans son désir d’aller au théâtre il n’entrait ni dissimulation ni courage, et qu’arrivé si près de la mort, Baldassare continuait à ne penser qu’à la vie.


Ce qui manque à ces textes, c’est bien évidemment la langue proustienne, celle qui maintient le lecteur en tension. Ici la langue est précieuse. Mais La Recherche du temps perdu est une cathédrale de mots : les réflexions ne présentent pas encore ces longs développements, ces abondantes hypothèses et ces rapprochements étonnants que permet l’interminable phrase sinueuse qui entrelace les mots. Cette langue que Proust s’est forgée au fil des années lui a ouvert finalement un véritable horizon, lui a donné une originalité par rapport aux autres écrivains et lui a permis de créer quelque chose de véritablement nouveau.

Bien sûr, on ne peut pas non plus dire que tout La Recherche serait déjà là, car ce n’est pas le cas : il manque le narrateur, sa sensibilité exacerbée, les descriptions tellement fines des personnages et des paysages, il manque l’homosexualité, la guerre, l’ambition littéraire, la rêverie sur les noms propres et surtout le rôle créateur de la mémoire face au temps.

Je note cependant un texte : un pastiche hommage à Flaubert, comme un morceau supplémentaire de Bouvard et Pécuchet, où les deux personnages cherchent à améliorer leur conversation en vue de leur entrée dans le grand monde. Sous le double masque de la bêtise, celle de B&P, et de l’ironie, celle de Flaubert, Proust se montre ici tout à fait rosse et brillant vis-à-vis des grands de ce monde, qui, s’ils l’avaient lu, lui auraient certainement fermé leurs portes.

Et puis deux descriptions de jardin et une de la mer qui flottent là, comme des pépites.

 


Bouvard s’accoudait à la cheminée, taquinait avec précaution, pour ne pas les salir, des gants clairs sortis tout exprès, appelant Pécuchet « Madame » ou « Général », pour compléter l’illusion.

(...) 

Comment faut-il saluer ? Avec tout le corps ou de la tête seulement, lentement ou vite, comme on est placé ou en réunissant les talons, en s’approchant ou de sa place, en rentrant le bas du dos ou en le transformant en pivot ? Les mains doivent-elles tomber le long du corps, garder le chapeau, être gantées ? La figure doit-elle rester sérieuse ou sourire, pendant la durée du salut ? Mais comment reprendre immédiatement sa gravité le salut fini ?

(...)

Comment donner son titre à chacun ?

On dit monsieur à un baron, à un vicomte, à un comte ; mais « bonjour, monsieur le marquis », leur semblait plat, et « bonjour, marquis », trop cavalier, étant donné leur âge. Ils se résigneraient à dire « prince » et « monsieur le duc » bien que ce dernier usage leur parût révoltant. Quand ils arrivaient aux Altesses, ils se troublaient ; Bouvard, flatté de ses relations futures, imaginait mille phrases où cette appellation apparaissait sous toutes ses formes ; il l’accompagnait d’un petit sourire rougissant, en inclinant un peu la tête, et en sautillant sur ses jambes. Mais Pécuchet déclarait qu’il s’y perdait, s’embrouillerait toujours, ou éclaterait de rire au nez du prince. Bref, pour moins de gêne, ils n’iraient pas dans le Faubourg Saint-Germain.


 

 

Au jardin des Tuileries, ce matin, le soleil s’est endormi tout à tout sur toutes les marches de pierre comme un adolescent blond dont le passage d’une ombre interrompt aussitôt le somme léger.

 

Il faudrait revenir en Normandie, ne pas s’efforcer, aller simplement près de la mer. Ou plutôt je prendrais les chemins boisés d’où l’on l’aperçoit de temps en temps et où la brise mêle l’odeur du sel, des feuilles humides et du lait. Je ne demanderais rien à toutes ces choses natales. Elles sont généreuses à l’enfant qu’elles virent naître, d’elles-mêmes lui rapprendraient les choses oubliées. Tout son parfum d’abord m’annoncerait la mer, mais je ne l’aurais pas encore vue. Je l’entendrais faiblement. Je suivrais un chemin d’aubépines, bien connu jadis, avec attendrissement, avec l’anxiété aussi, par une brusque déchirure de la haie, d’apercevoir tout à coup l’invisible et présente amie, la folle qui se plaint toujours, la vieille reine mélancolique, la mer.

 

Vous noterez que vraie snob ne relit pas La Recherche pour la quatrième fois... Merci Estelle pour m'avoir permis cette performance.


Première participation au défi autour de Proust lancé par Claudia Lucia et Miriam.


Marcel Proust sur le blog :

Extrait d'À l'ombre des jeunes filles en fleurs : madame Swann au Bois
Extrait de Sodome et Gomorrhe : le jardin d'Hubert Robert
Sodome et Gomorrhe, tome 2
Le Temps retrouvé
Un billet sur La Recherche du temps perdu EN ENTIER (et ouais)

 


6 commentaires:

keisha a dit…

Un aveu : j'ai lâché ce truc à un bon tiers... ^_^ Mais on ne sait jamais.
Je vais participer autrement au défi...

miriam a dit…

Un texte que je découvre.
Les liens sont à déposer sur les billets du Challenge soit chez Claudialucia soit chez moi. Le mieux sur le premier. Je les recopier ai pour la prochaine récapitulation prévue le 3 juillet

nathalie a dit…

@Keisha : c'est pas sensationnel en effet... à part le pastiche de Bouvard et Pécuchet. Il me reste Jean Santeuil et ce sera bon pour ma part.

nathalie a dit…

@miriam : je n'ai pas trouvé le billet d'annonce du challenge, bon ce n'est pas important.

Dominique a dit…

je l'ai lu il y a une éternité et très en diagonale
pas certaine de le relire un jour

nathalie a dit…

@Dominique : cela n'a rien d'immortel en effet.