La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 20 mars 2025

Évidemment, je fais allusion à la littérature qui s’écrit avec du sang.


Roberto Bolaño, Le Troisième Reich, traduit de l’espagnol par Robert Amutio, écrit en 1989, publié de façon posthume en 2010.

 

À la fin des années 80, dans une station balnéaire de Catalogne, le narrateur et sa chérie, allemands tous deux, séjournent là durant le mois d’août. On comprend que le narrateur, Ugo, est venu là, quand il était adolescent, avec ses parents et qu’il est vaguement amoureux de la patronne. Ugo, peu intéressé par la plage et les boîtes de nuit, assez égocentrique, compte écrire des articles sur un jeu de plateau nommé Troisième Reich. Un jeu de guerre où les dés et les pions déplacent des unités militaires sur la carte de l’Europe.


C’est ensuite que j’ai compris qu’Ingeborg avait eu honte de moi, des paroles que je prononçais (corps d’infanterie, groupes blindés, facteurs de combats aériens, facteurs de combats navals, invasion préventive de la Norvège, possibilités d’entreprendre une action offensive contre l’Union soviétique pendant l’hiver 39, possibilité de défaire complètement la France pendant le printemps 40) et ça a été comme si un abîme s’ouvrait sous mes pieds.


Nous suivons le récit de cet été, la rencontre avec un autre couple d’allemands, les scènes d’alcool, un drame, la rencontre avec des locaux nommé le Loup, l’Agneau et surtout le Brûlé. Une partie de Troisième Reich s’engage entre ce mystérieux Brûlé dont on ne sait pas grand-chose et Ugo (qui joue l’Allemagne) et tout le monde avertit ce dernier qu’il risque gros, très gros, même s’il rechigne à comprendre.


Tandis que je prenais le petit déjeuner, un soleil énorme glissait ses tentacules sur tout le Paseo Maritimo et sur toutes les terrasses sans parvenir à rien réchauffer vraiment. Pas même les sièges en plastique.


Un excellent roman, très prenant, mais assez pesant – évitez de le lire en 2025 (mon conseil). D’abord, il y a ce narrateur pas très sympathique, qui ne se préoccupe pas trop ce qui arrive aux gens auprès de lui. Qui ne se préoccupe pas non plus de la portée de son jeu, qui s’enthousiasme sur les stratégies militaires de tel ou tel général allemand sans aller plus loin. Il y a ces personnages qui surgissent, dont on ne sait rien. Libre au lecteur de supputer. Libre au lecteur d’imaginer que le jeu ne va pas en rester là, d’autant que son attention est attirée par des questions que se pose le narrateur sur des sujets qui semblent plutôt anodins. Je note, par exemple, l’habileté de Bolaño à signaler que le Brûlé n’est pas espagnol, mais latino-américain, jouant avec un imaginaire qui est plus ou moins dit (notamment grâce aux rêves d’Ugo). Il y a aussi la façon dont le narrateur établit des hypothèses sur la possible stratégie – en termes militaires – qui se joue sur la plage, entre le bar, la mer et les pédalos. C’est à la fois grotesque et glaçant. Fondamentalement, il ne se passera pourtant pas grand-chose.


Paul Nash, Mer morte, 1940 Tate

 

Rien que tête, épaules, dos des mains, et le plateau et les pions comme une scène où se déroulent des milliers de débuts et de fins, éternellement, un théâtre kaléidoscopique, unique pont entre le joueur et sa mémoire, sa mémoire qui est désir et qui est regard. Les divisions d’infanterie, les affaiblies, les inexpertes, qui ont tenu le front occidental, combien y en a-t-il eu ? Quelles sont celles qui, malgré la trahison, ont freiné l’avancée en Italie ? (…) Quelles divisions d’infanterie ont combattu pour frayer un chemin aux chars en 44, dans les Ardennes ? Et combien de groupes de combat se sont immolés, innombrables, pour retarder l’ennemi sur tous les fronts ? Personne ne se met d’accord. Seule la mémoire qui joue le sait.

 

Été 43. Débarquement anglo-américain à Dieppe et Calais. Je ne m’attendais pas à ce que le Brûlé passe à l’offensive aussi rapidement.

Et oui, c’est un jeu, la réalité est alternative.

 

Sandrine a publié un billet sur ce roman en 2011.


Bolaño sur le blog :

Les Détectives sauvages (et second billet sur ce roman !) : Les poètes réal-viscéralistes s’évanouissent, les revues disparaissent, le cahier de poésie est illisible. C'est une errance ou un enlisement. L’écriture est rapide, ironique, bourrée d'humour.
Un petit roman lumpen : un tout petit roman dont je garde peu de souvenirs.
2666 : sur les pas d'un écrivain allemand et la description clinique de 300 meurtres de femmes. "Un grand roman, inépuisable et mystérieux."

La Littérature nazie en Amérique : des notices consacrées à des écrivains du continent américain qui ont été d’extrême-droite, nazis, fascistes, phalangistes, etc. Sauf que c’est un roman.


Je lis, je blogue nous propose de lire chilien en ce printemps. Ce billet constituera probablement mon unique participation. 




11 commentaires:

  1. Tout ceci est très intrigant... (j'aime beaucoup les jeux de plateaux) J'ai un autre Bolaño dans ma pile mais le challenge ne fait que commencer. Je le lirai donc peut-être en 2025...

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    1. L'utilisation du jeu est habile, parce que cela permet de raconter une guerre où l'Allemagne conquiert l'Angleterre... une petite possibilité d'uchronie.

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  2. Une seule participation mais avec Bolano, ça compte au moins double !! Je l'ai lu à l'occasion d'une LC, et mon co-lecteur n'avait pas du tout été convaincu... j'y ai avais trouvé pour ma part quelques longueurs mais apprécié " (son) ton trouble et subrepticement angoissant." J'ai tenté un Bolano pour l'activité de Je lis je blogue, mais l'ai abandonné.. comme j'ai lu quasiment tous ses titres, ceux qui me reste à lire sont souvent des rééditions d'œuvres de son début de carrière, et pas forcément ses meilleures.

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    1. Il y a également un titre que j'ai abandonné, mais du coup j'ai oublié son intitulé. Il m'en reste quelques-uns à tenter malgré tout.

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  3. Bolano et moi, je sens que c'est fini ^_^

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  4. En lisant au final "Ce billet constituera probablement mon unique participation", ça donne à penser que tu n'as pas vraiment le coeur qui penche du côté de l'Amérique latine...

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    1. Il faut l'entendre comme : je n'ai pas de livre chilien en stock et je ne compte pas en acheter. Ceci dit, c'est vrai que je n'y connais pas grand-chose.

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  5. Jamais lu ! mais je vois qu'il ne fait pas l'unanimité !

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  6. A l'inverse de Keisha ... Bolano et moi, je ne sais pas quand ça va commencer ... Je repousse le moment de sauter le pas, j'ai peur de ne pas tout comprendre !

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    1. Oh bah je te rassure, tu ne comprendras pas tout et ce n'est pas grave. Moi j'ai commencé par les gros gros et je crois que sont les titres les plus réussis.

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