La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 4 septembre 2025

Des histoires qui se répètent et des images qui se ressemblent.

 

Manuela Draeger, Arrêt sur enfance, 2025, aux éditions de l'Olivier.

Au départ, il y a une voix dans la nuit.
Nous sommes dans un dortoir d'enfants perdus. Un drôle de dortoir sous une tente, entouré d'arbres, gardé par des momies recroquevillées. De drôles d'enfants, à poils et à plumes, dotés de grandes ailes, mais incapables de voler. Les ailes disparaissent à l'âge adulte. Dans un monde où la lumière du jour n'advient pas toute seule. Chaque nuit, il faut qu'un enfant aille – en rêve – tuer le Gros, étrange figure soumise à ce rituel barbare, mais nécessaire, afin de faire apparaître la lumière.

Va savoir ce qu'elle annonce, cette voix. Le début ou la fin. Pour la différence que ça fait quand on est en train de dormir ou de mourir. La différence est si petite, oh, oui, si petite.

Le récit est d'abord celui de Yaki, nouvellement chargé de cette mission qu'il ne sait comment accomplir. Mais il y a aussi celui de Magda, qui le faisait auparavant et qui raconte comment cela se passait. Chaque nuit, un rêve différent mais identique. Car l'enjeu est bien aussi de raconter, de répéter un rite et des paroles, tout en variant à l'infini, en usant de mots nouveaux. Dans cet univers de la répétition vide de sens, seuls les mots ont un sens. Même quand Yaki ne sait pas bien lequel.

Ça ne sert à rien de le dire encore une fois, mais je vais le dire.

L'aube ne se levait pas. La nuit était péniblement brûlante, et l'aube ne se levait pas.
Ça fait partie de ces formules inutiles qu'on devrait s'abstenir de prononcer, mais qu'on prononce quand même, par lassitude, et parce qu'on imagine que quelqu'un écoute.

Parce que tout cela alterne entre grotesque et tragique, chacun ayant conscience d'être placé dans une situation dépourvue de signification, mais où il faut faire contenance. D'autant plus que Yaki semble s'adresser dans sa tête à quelqu'un – nous sans doute – pour qui il est nécessaire d'expliquer certaines choses.


Le ton est familier, simple, mais tranquille.
Un livre à la fois léger et prenant.

Avant l'arrivée de Jessica-toute-belle, nous disions simplement les arbres, ou les palmiers. Or maintenant, quand au cœur de nos rêves nous nous trouvons dans des jardins ou des bois, nous récitons mentalement une liste et nous piochons dedans des noms au hasard. Ça n'aide pas à décrire le paysage réel, mais ça a un petit côté rassurant, peut-être parce qu'ainsi nous renouons avec les mondes d'avant, plus variés, plus musicaux, moins mornes. Pour parler de la barrière sombre qui entoure le dortoir, (…) j'aurais aussi bien pu parler d'acacias, de cèdres, de thuyas, de prunelliers, d'ifs, de baobabs, au hasard. Et même, si j'avais ls temps, j'aurais pu agrémenter les noms bruts de quelques qualificatifs. Comme nous aimons le faire quand nous n'avons rien d'autre à faire. Platanes-archivistes, mélèzes-larmes-de-démons et autres. Prunelliers-d'autreois. Acacias-vif-argent.
J'aime ce jeu ouvert avec le langage et la touche de fantaisie qu'il comporte. Je repense au début de Terminus radieux, avec ces noms de plantes complètement inventés.

Odonchimeg Davaadorj, Besame mucho 2, 2020, Coll. Privée

J'en ai profité pour relire Kree de la même Manuela Draeger, alias du même Volodine, paru en 2020, aux éditions de l'Olivier.


Kree est un excellent roman, dans lequel on se plonge avec grand plaisir.
Ici, nous ne sommes pas dans les rêves. Au début de l'histoire, Kree, une jeune femme est tuée. Puis on la retrouve, dans un entre-deux de vie et de mort, et elle s'installe dans une ville où elle établit sa nouvelle vie, avec sa chienne et une amie chamane. Au fur et à mesure, nous découvrons l'existence de ces gens, qui vivent à la fin des temps, après la disparition des villes, après les immenses charniers, à une époque où il y a eu tellement la guerre que les armes ont disparu, où la langue a périclité, où les souvenirs sont vagues et où deux hommes sont peut-être issus d'oeufs mystérieux. Si les relations d'amitié et d'amour se tissent, on comprend que la ville est dirigée par des « frères mendiants » qui font régner une arbitraire règle du Parti, de laquelle il est dangereux de trop s'écarter.

La futaie de moins en moins dense. Les arbres s'espaçaient, des cyprès chevelus, des sapins goutte-de-fiel, des sapins silence, des érables d'abîme, des séquoias petite-vertu, des mélèzes-ventrus, toutes ces nouvelles espèces que personne n'avaient étudiées et que personne jamais ne recenserait, qui étaient apparues pendant la guerre noire et qui étaient déjà, comme toutes les autres, atteintes de maladies génétiques et en voie de disparition.

J'aime le récit de cette existence qui s'installe en dépit de toutes les catastrophes, les liens sincères qui se nouent et cette façon d'accueillir la mort avec le sourire – de toute façon on finit toujours par en sortir et par se retrouver. Si les fameux frères mendiants pensent leurs condamnations terribles, Kree et ses amis sont certains de se revoir. Paradoxalement, la fin est pleine d'espoir et de liberté.

Elle avait compris que la fin du monde durait depuis des siècles, avec des périodes de ralentissement et même de tranquillité et des périodes d'accélération, et que c'était justement au cours d'une de ces dernières-là qu'elle avait eu la malchance de naître. Ou plutôt de renaître.

Le lien vers mon premier billet.

Je suis un peu hésitante concernant le premier titre, mais le second est incontestablement de la SF. C'est donc bon pour le challenge SF de Sandrine !




2 commentaires:

  1. Où j'apprends qui est Manuela Draeger!

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    1. Une longue liste de publications sous ce nom, mais j'en ai lu seulement deux.

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