Manuela Draeger (avatar d’Antoine Volodine), Kree, éditions de l’Olivier, 2020.
Quelle lecture !
Au début, Kree, une femme guerrière, se fait tuer en cherchant à venger la mort de sa chienne. Ensuite, elle passe dans le bardo, cette existence amoindrie à la durée indéfinie.
Ensuite ? Ou avant ? Elle arrive dans une ville. J’ai songé pendant un moment que la vie dans la ville était située avant la mort de Kree et que nous avions affaire à un retour en arrière. Cependant, plus j’avançais dans ma lecture, plus je me disais que ce n’était pas le cas. Bien sûr, impossible de trancher. Le bardo n’a ni avant ni après, alors…
Elle avait compris que la fin du monde durait depuis des siècles, avec des périodes de ralentissement et même de tranquillité et des périodes d’accélération, et que c’était justement au cours d’une de ces dernières-là qu’elle avait eu la malchance de naître. Ou plutôt de naître.
Ou plutôt de commencer à marcher dans l’enfilade des espaces noirs.
Ici, la terre a été dévastée par des guerres infinies et par des charniers où ont été entassés les corps. Les survivants, car ils le sont tous, morts ou non, mènent une existence un peu grise dans une ville dirigée par les mendiants terribles, apôtres d’un égalitarisme et d’un hypothétique Parti. Kree y mène une existence tranquille, avec une amie sorcière et deux amis qui tentent de faire du commerce. Elle craint les araignées qui règnent en nouveaux maîtres du monde et ne veut surtout pas attirer l’attention sur elle. Il y a aussi des hommes qui ont vécu dans des œufs et dont les souvenirs sont particulièrement effrayants.
La futaie de moins en moins dense. Les arbres s’espaçaient, des cyprès chevelus, des sapins goutte-de-fiel, des sapins silence, des érables d’abîme, des sequoias petite-vertu, des mélèzes-ventrus, toutes ces nouvelles espèces que personne n’avait étudiées et que personne jamais ne recenserait, qui étaient apparues pendant la guerre noire et qui étaient déjà, comme toutes les autres, atteintes de maladies génétiques et en voie de disparition.
Vitrail, Âmes tourmentées en Enfer, 1500, Cloisters. |
Comme dire ?
Cela tient du roman d’aventure et du roman de mystère. Le lecteur y vit une expérience intranquille : à chaque fois qu’un personnage semble trouver de la stabilité et du réconfort le monde se transforme, de façon arbitraire, sans devenir catastrophique, mais le passé devient inatteignable et le personnage oublie sa mémoire. Nous évoluons dans un univers qui n’est pas totalement inconnu, étrange et absurde.
C’est un monde dévasté au point où les armes à feu ont quasiment disparu, où sont apparues de nouvelles espèces de plantes ou d’animaux, où les humains parlent un langage simplifié, où le chamanisme ne fonctionne plus très bien, mais reste vaguement utile quand même. Il n’est question ni d’espoir ni de désespoir. C’est une longue continuation et la mort n’est pas une fin. L’être humain montre une capacité d’adaptation sans limite, même dans sa version amoindrie ou éteinte.
Un roman envoutant.
- On fait tous ça, commente-t-elle.
- Ça quoi ? demande-t-il, puis il détourne enfin le regard.
Kree ne sait pas comment continuer.
- Être fidèles, dit-elle.
Il pousse un long soupir.
- Oui, dit-il. C’est soit rester fidèle, soit trahir.
Smoura Tigrit, pense Kree. Un œuf. Rester fidèle à un œuf. Faire abstinence pour rester fidèle à un œuf. On fait tous ça.
Volodine sur le blog :
Écrivains : 1er billet et 2e billet
Songes de Mevlido
Des anges mineurs
Frères sorcières
Lisbonne dernière marge
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Acheté en drive pendant le confinement – c’était indispensable.
Volodine est un auteur un peu insaisissable, j'aime certains de ses romans mais pas tout, j'ai un peu de mal avec la littérature fantasy ou fantastique je ne sais pas comment l'appeler, pourtant en lisant ton billet je sens que je pourrais me laisser aller
RépondreSupprimerJ’avoue être assez fan. Pour moi, c’est un univers envoûtant. Tu aimerais peut-être Écrivains.
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