La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 11 septembre 2025

Nous qui avons affronté la mort sous tant de formes, devrions-nous nous laisser intimider, par crainte de froisser Dieu sait qui ?

 

David Grann, Les Naufragés du Wager, une histoire de naufrage, de mutinerie et de meurtres, parution originale 2023, traduit de l'américain par Johan-Frédérik Hel Guedj, édité en France par les Éditions du Sous-sol et Points.

Un grand succès de librairie et sur les blogs.

De quoi s'agit-il ? Vers 1740, en plein affrontement entre l'Angleterre et l'Espagne, le Wager, qui fait partie d'une expédition militaire, fait naufrage sur les côtes de l'actuel Chili après avoir passé le Cap Horn. Suit une interminable succession d'événements catastrophiques (mutinerie, bateau de secours, cannibalisme, famine, etc.). Une poignée d'hommes parviendra finalement à regagner l'Angleterre, mais en plusieurs lots.

L'un des principaux charpentiers estimait qu'un vaisseau de ligne restait opérationnel en moyenne quatorze ans. Et pour survivre aussi longtemps, il devait être pratiquement reconstruit après chaque long périple, avec de nouveaux mâts, un nouveau bordage et un nouveau gréement.

J'ai calé sur ce livre, dont le sujet m'intéresse pourtant a priori. Sans doute un mélange de plusieurs raisons.
Moi qui avais envie de roman et d'écriture romanesque plutôt que de ce récit (c'est pas sa faute).
Un sujet qui m'a paru un peu rebattu. En réalité, je pense que j'ai eu une période où je me suis pas mal renseignée sur l'expédition Franklin (Erebus et Terror, 1845), avec une exposition et un documentaire télé, et que j'en ai peut-être soupé des lumières faites sur ces événements terribles.
Le livre qui m'a paru, certes, clair et pédagogique (par exemple, toute la préparation nécessaire à un tel voyage, avec les recrutements forcés, les réserves de vivre, les réparations incessantes des navires), mais ne parvenant pas à capter mon intérêt (écriture sans aucun relief + construction linéaire) (franchement, c'est mortel).
Je ne veux pas être injuste. J'ai lu les 100 premières pages et les 100 dernières, en picorant dans le milieu. Le livre fournit de très bonnes explications sur la logistique de ces expéditions maritimes.

Des escouades armées furent dépêchées pour recruter des gens de mer – en réalité, elles les enrôlaient de force. Elles écumaient les villes et les bourgades, enlevant quiconque arborait les signes typiques des marins : la chemise à carreaux, le pantalon large aux genoux, le chapeau rond et les doigts maculés de goudron, lequel serait à rendre pratiquement tout étanche sur un navire.

En réalité, ce qui m'a intéressé se passe après le retour des quelques survivants. En effet, la Navy décide de tenir une cour martiale pour faire la lumière sur les événements et établir les responsabilités (échouage du navire, mutinerie, meurtre, etc.) et éventuellement punir les coupables. Toute cette dernière partie est fascinante, parce que l'on se rend compte que dans un équipage ils sont nombreux à tenir un journal de bord, y compris perdus dans une chaloupe au milieu du détroit de Magellan. Chacun sait qu'il risque de finir pendu et à leur retour, les débats ont lieu aussi dans la presse et dans l'opinion publique. Cela m'a rappelé Aaron Smith qui en 1820 a essayé de convaincre l'Amirauté qu'il avait été obligé de se livrer à la piraterie, avec le même attirail de publications et de témoignages. Grann montre bien que la marine anglaise du XVIIIe siècle n'est pas encore cette formidable machine maîtresse des mers telle qu'elle se présentera ensuite. Cette marine s'est construite aussi bien à partir des bateaux et des marins, mais aussi d'un arsenal législatif, de discours autojustificatifs (au vu de l'importance inimaginable des pertes humaines) (on comprend mieux que Bougainville soit satisfait de déplorer seulement 7 morts lors de son grand voyage), de modèles glorieux ou tragiques, chaîne dont le Wager constitue un maillon.

Comme il est émouvant et impressionnant de penser que ces textes, rédigés dans des conditions effroyables, sont aujourd'hui consultables dans un immeuble londonien. Quelles archives extraordinaires !

Un récit qui fait intervenir, une fois encore, le rôle des autochtones, en l'occurrence des Chono, qui vivent là et qui sont parfaitement capables de se nourrir et d'accompagner les naufragés européens vers le salut – mais qui sont toujours vus comme des sauvages.

Loutherbourg, Combat naval, 1800 MNR Musée de Toulon

Après un voyage, le capitaine d'un navire remettait les livres de bord requis à l'Amirauté, lui fournissant ainsi des masses d'informations pour bâtir un empire, une encyclopédie de la mer et des terres inexplorées. (…) Qui plus est, ces « journaux de mémoire », ainsi qu'un historien les a baptisés, fournissaient des archives de toutes les actions controversées et de toutes les mésaventures survenues au cours d'une traversée. Ils pouvaient constituer des preuves devant une cour martiale et étaient à même de briser des carrières et des vies.

Ce compte rendu occupait une place frappante dans les lettres anglaises. Sans être une œuvre de littérature, ce journal était davantage rempli de détails narratifs et de touches personnelles qu'un journal de bord traditionnel, et l'histoire était contée d'une voix inédite et prenante – celle d'un marin endurci. À l'inverse de la prose de l'époque, souvent fleurie et maniérée, il était rédigé dans un style vif et direct qui reflétait la personnalité de Bulkeley tout en étant clairement moderne, à bien des égards.

Le billet d'Ingannmic, d'Athalie, de Kathel, de Sandrine et de Keisha (et j'en oublie).

Si le sujet des batailles navales du temps de la marine à voile vous intéresse, je vous recommande très vivement l'écoute de cette émission. Vous y trouverez tout : comment utiliser les canons, déroulement du combat, répartition des responsabilités, rôle des journaux de bord.



8 commentaires:

  1. Merci pour ton avis moins enthousiaste, mais tu dis pourquoi, et tu mets en lumière les aspects intéressants. Moi non plus je n'ai pas oublié les chonos, si importants !!!
    (j'ai failli acheter le Céline Minard, mais j'ai hésité, j'attends ton avis -et une bibli)

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    1. Il est très bien, jette-toi dessus ! (avis plus long dans une dizaine de jours)

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  2. Comme quoi, nous sommes tous différents. J'ai trouvé passionnante toute la partie sur les préparatif de l'expédition et j'y ai appris beaucoup (notamment sur le recrutement des marins). Je trouve aussi la plume de David Grann très romanesque. Pour moi, il donne vraiment vie au récit alors que toi tu t'es ennuyée ?

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    1. En effet, je trouve ça très intéressant et complet mais pas du tout romanesque (et j'avais envie de romanesque, ça, il n'y est pour rien, pauvre homme).

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  3. J'ai eu un peu de mal moi aussi avec le côté documentaire de l'écriture, mais rapidement, en fait, c'est justement cet apport informatif qui m'a passionnée, peut-être parce que je n'y connaissais pas grand chose.
    En cas, le fait que les journaux aient pu "survivre" à tant de péripéties est extraordinaire !

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    1. Oui ce dernier point est fascinant. En fait je n'ai pas réussi à me passionner suffisamment pour faire abstraction de la platitude du truc. Dommage.

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  4. Comme le sujet, à l'inverse de toi, ne me passionne pas, j'étais quasiment "vierge" au moment de ma lecture, et donc impressionnable...
    J'attends moi aussi ton avis sur le Minard, donc j'ai adoré Faillir être flingué, alors que Le grand jeu m'avait laissée complètement de côté.

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    1. Le Minard est très bien (j'en ai lu presque un tiers pour le moment).

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