La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



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jeudi 30 janvier 2020

La raison comme un tabouret.

François Rabelais, Le Quart livre, 1552, traduction en français moderne de Marie-Madeleine Fragonard, édition Quarto Gallimard.

Oui, je poursuis ma route avec le quatrième roman de Rabelais. Dans le volume précédent, nos héros cherchaient à savoir si Panurge en se mariant deviendrait automatiquement cocu ou non. Les voici embarqués pour aller consulter l’oracle de la Dive bouteille. Il s’agit donc du récit de leur voyage en mer, de la découverte de diverses îles et de leurs aventures.
J’ai nettement préféré ce volume au précédent, où il y avait trop de parlotte et de raisonnements théoriques. Ici, on est dans le roman « post 1492 » où les navigateurs découvrent des mondes exotiques et vont d’îles en îles, rencontrant baleines et tempêtes, et aussi des allégories. Le tout sur un mode burlesque. On rencontre les Andouilles, le peuple qui se nourrit de vent, celui qui se nourrit de chicanes juridiques, etc. avec des allusions aux querelles contemporaines (il est beaucoup question du pape), mais qui me sont un peu passées par-dessus la tête. Les caractères des personnages se distinguent : Panurge est lâche et poltron, Pantagruel est décidément un modèle de prince noble et sage, frère Jean est toujours un aide efficace.

Deux jours après nous arrivâmes à Ruach et je vous jure par l’étoile Poussinière que je trouvai l’état et la vie de ce peuple bien plus étranges que ce que j’en raconte. Ils ne vivent que de vent. Ils ne boivent rien, ils ne mangent rien, sinon du vent. Ils n’ont pour maison que les girouettes. Le commun peuple use pour se nourrir d’éventails de plumes, de papier, de toile, selon leurs moyens et pouvoirs. Les riches vivent de moulins à vent.
J.Jordaens et atelier, Les jeunes piaillent comme chantent les vieux, 1640 Ottawa 

On retrouve cette merveilleuse invention verbale et les énumérations surréalistes (ah le blason du corps en est transformé). C’est l’occasion de se moquer des « petits égoïsmes couilloniformes ».
Ici Pantagruel est un nouvel Ulysse. D’ailleurs l’épisode du cheval de Troie est revisité, sous la forme d’une grande Truie (en réalité, un genre de catapulte). Il y a aussi un cochon volant qui projette de la moutarde au sol.
Vous savez quoi ? Les moutons de Panurge, c’est dans ce roman !

Êtes-vous des Frappins, des frappeurs, des frapparts ? Ne vous suffisait-il pas de nous avoir ainsi morceaucassebezacéveassegriguelinoscopapopondrillé tous les membres supérieurs à grands coups de croquenote, sans nous donner tel morderegrippipiotabirofreluchanburelurecoquelurintimpanements sur les jambes avec les pointes de vos bottes ? Appelez-vous ça jeu de jeunesse ? Par Dieu, c’est pas du jeu.

Rabelais sur le blog :

vendredi 6 décembre 2019

Pourquoi fredonne-t-elle des babines comme un singe qui décortique des écrevisses ?

François Rabelais, Le Tiers livre, 1546, traduit en français moderne par Marie-Madeleine Fragonard.

Je poursuis mon exploration de Rabelais. Après Gargantua et Pantagruel, voici le troisième – le tiers donc – livre. Ici Panurge est décidé à se marier. Encore que… il compte bien ne pas être cocu, comme tous les autres maris. Il consulte donc divers moyens pour connaître l’avenir : citations prises dans Virgile, interprétation des rêves, divagation des fous, sorcière, dés, tout y passe. Mais à chaque fois, les conclusions divergent. À la fin, Panurge n’est toujours pas marié.
Roman un peu moins amusant que les deux précédents, car il y a beaucoup de discours et de longs morceaux rhétoriques (ce n’est pas du tout mon truc) et moins d’aventures au sens propre. Je me suis donc contentée d’apprécier certains passages particulièrement réussis comme le portrait de la sorcière qui tourne en dérision toutes les puissances infernales. Il y a aussi un juge qui rend ses sentences en les jouant aux dés et ce n’est pas si bête. Et un éloge de la dette tout à fait rafraîchissant. Il y a enfin la description mystérieuse d’une plante aux milles vertus que l’on imagine rare et précieuse. Il ne s’agit pourtant que du chanvre. 
Un roman sans aucune femme (ah si ! il y a la sorcière) bien sûr, où les hommes ne sont guère à l’honneur.
Et moult trouvailles langagières !

Elle mit son tablier sur sa tête, comme les prêtres mettent leur amict quand ils veulent chanter la messe ; puis avec un vieux tissu bariolé, bigarré, le noua sous la gorge. Ainsi affublée, elle tira un grand coup de la gourde, prit trois écus de la couille de bélier, les mit dans trois coques de noix et les posa sur le cul d’un pot à plumes, fit trois tours de balai dans la cheminée, jeta au feu un demi-fagot de bruyère et un rameau de laurier sec. Elle le regarda brûler en silence, et vit qu’en brûlant il ne faisant aucun crépitement ni bruit. Alors elle cria épouvantablement, sonnant entre ses dents quelques mots barbares et d’étrange terminaison.

Rabelais sur le blog :
Vitrail Tobias et Sarah, Allemagne 1520, V&A.

jeudi 21 février 2019

Buveurs très illustres, et vous vérolés très précieux...

François Rabelais, Gargantua, 1542 (plusieurs éditions du vivant de l’auteur).

Gargantua, vous y êtes ? La race de géants du chinonais ! Le roman raconte la naissance de Gargantua après une grossesse de 11 mois, son enfance, son éducation, comment il partit à Paris pour se mettre à l’école de l’humanisme et comment il revint chez lui accomplir des exploits guerriers à l’occasion des guerres picrocholines (merci de prononcer « picrokole »). Mais on y passe beaucoup de temps à manger et à boire, à uriner et à déféquer, à insulter et à parler du devoir des rois et aussi à se moquer du monde – un peu tout le monde.
La première chose qui frappe, c’est la richesse inouïe du vocabulaire. Rabelais est paraît-il l’auteur de langue française au vocabulaire le plus étendu. Je veux bien le croire. Registre soutenu, familier, vulgaire, argot, patois, latinismes, mots inventés ou forgés, tout y passe. Bien sûr, c’est une littérature qui convient particulièrement bien à la lecture à haute voix, pour se charmer des sonorités, se gausser des calembours, et rire quand le besoin s’en fait sentir. C’est le plaisir d’accumuler des mots pour leur son, leur allure, leur écho.

L’une la nommait « mon petit bouchon », l’autre « mon épingle », l’autre « ma branche de corail », l’autre « mon bondon, mon bouchon, mon vilebrequin, mon poussoir, ma tarière, ma pendeloque, mon rude ébat raide et bas, mon dressoir, ma petite andouille vermeille, ma petite couille bredouille.

Tout le début du roman est consacré à l’enfance du géant : les tonnes de nourritures englouties, les mètres carrés nécessaires pour le vêtir, son éducation, avec le célèbre passage sur le torche-cul. À Paris, le jeune homme attache les cloches de Notre-Dame au cou de sa jument en guise de grelots et se forme peu à peu dans toutes les matières de l’humanisme. Il se joue également des gens sérieux et minables de la Sorbonne. De façon générale, les géants sont respectueux de Dieu, mais beaucoup moins de l’institution ecclésiastique. Toute la fin du roman est consacrée au récit des guerres de Gargantua et de son père contre Picrochole. Les grands combats se déroulent dans des fonds de bled minuscules (que je connais un peu), mais comme s’il s’agissait de luttes épiques entre François Ieret Charles Quint. Ah ! La place forte de La Devinière ou celle de L’Île-Bouchard ! Mention spéciale au moine qui défend la vigne de l’abbaye de Seuilly en massacrant ses adversaires à coup de croix. On croise aussi la fameuse abbaye de Thélème.

Aux uns il écrabouillait la cervelle, aux autres il cassait bras et jambes, aux autres disloquait les spondyles du cou, aux autres démoulait les reins, écrasait le nez, pochait les yeux, fendait les mandibules, enfonçait les dents dans la gueule, écroulait les omoplates, marbrait les jambes, déboîtait les hanches, débezillait les abattis.
Si quelqu’un se voulait cacher entre les ceps au plus épais, il lui frottait toute l’arête du dos, et lui cassait les reins comme à un chien.
Si un autre se voulait sauver en fuyant, il lui faisait voler la tête en pièces par la commissure lambdoïde.
(on voit que l’auteur s’y connaît en anatomie !)
Manuscrit, Deux diables perturbant la conception de Marie repoussés par des anges, Passion de Valenciennes, 1577, BNF.
J’ai eu l’impression que Gargantua était plus scatologique que Pantagruel (mais que vaut cette impression ?). Les blagues abondent, autour de l’urine, du caca, du sexe, du ventre, du manger, ou dans des allusions plus érudites et d’à peine meilleur goût, égratignant tout ce qui pourrait être sérieux ou confit d’autorité. Mention spéciale pour la liste s’étendant sur plusieurs pages des proverbes à boire.

Il n’est pas réellement facile de parler de cet ouvrage. Je l’ai lu dans l’édition Quarto qui rassemble tous les romans de Rabelais (vous allez avoir droit aux cinq). Il s’agit d’une édition bilingue, français ancien et français moderne, établie par Marie-Madeleine Fragonard qui a rédigé une introduction tout à fait stimulante. C’est le genre de roman que l’on relit plusieurs fois car on en perd la moitié en route. Sur la langue de Rabelais, et l’idée de devoir le… traduire ?, je vous conseille cet excellent article de l’autrice.

Et, pour vous donner à penser de moi qui vous parle, je crois que je descends de quelque riche roi et prince du temps jadis. Car jamais vous n’avez vu un homme qui ait un plus grand désir que moi d’être roi et riche, afin de faire banquet, ne pas travailler, ne pas me faire de souci, et bien enrichir mes amis et tous les gens de bien et de savoir. Mais je me réconforte en ceci que dans l’autre monde je le serai, même encore plus grand que je n’oserais le souhaiter en ce monde. Vous, réconfortez-vous de votre malheur en telle pensée, ou dans une meilleure, et buvez frais, si faire se peut.

Le moine demanda à Gargantua de faire le règlement de son couvent à l’inverse de tous les autres.
- Premièrement donc, dit Gargantua, il ne faudra pas bâtir de murailles autour, car toutes les abbayes sont solidement murées.
- Certes, dit le moine. Et pour des tas de bonnes raisons, là où il y a mur devant et mur derrière, il y a force murmure, envie et conspiration réciproque.

lundi 30 novembre 2015

Trajan était pêcheur de grenouilles.

François Rabelais, Pantagruel, première publication 1532.

À relire – quelle richesse !

Le narrateur, un certain Alcofribas Nasier, après avoir tracé la généalogie (fantaisiste) des géants, raconte la naissance merveilleuse du géant Pantagruel, ses études et son tour des universités, sa rencontre avec Panurge et la guerre qu’il mena à la mort de son père pour défendre son royaume. Le tout, sans sérieux – ou alors en prenant le potache au sérieux.

Et il n’est pas facile de parler d’un tel livre. Je l’avais lu une première fois lors de mes études et je me souvenais simplement que c’était assez compliqué ( !).
D’un point de vue narratif, Rabelais se moque visiblement des habituels romans de chevalerie, vies de saints ou récits héroïques. Le monde merveilleux des géants transforme le roman en grand récit d’aventures ubuesques : le bébé Pantagruel mange la moitié de la vache censée le nourrir de son lait, le géant couvre de l’ombre de sa langue le peuple pour l’abriter du soleil et le narrateur en profite pour explorer le monde extraordinaire de sa bouche (amateur d’aventures extraordinaires, il n’y rencontre qu’un vendeur de choux).
Tout ici est ramené à la dimension scatologique : le géant Pantagruel noie ses ennemis dans l’urine, engendre des nains en pétant. On mange et on boit beaucoup – Pantagruel, c’est celui qui a le pouvoir d’assécher le gosier de ses ennemis qu’il force à boire, lui-même et ses compagnons buvant pour le plaisir. Il faut également avoir en tête le monde du carnaval : c’est le monde à l’envers, les papes et les rois ravaudent les chaussettes en enfer.

Rabelais se moque des hypocrites, du pape qui vend des indulgences, des étudiants qui font le chien savant en parlant latin, des disputes scholastiques et d’un peu tout le monde. Gargantua, père de Pantagruel, se réjouit de voir son fils étudier en des temps nouveaux, il l’encourage à apprendre non seulement le latin et le grec, mais aussi l’arabe et l’hébreu, à pratiquer la dissection et à apprivoiser tous les nouveaux savoirs. Ce qui n’empêche pas Rabelais de se moquer de la mode « à l’antique » et des prétentions au latin ou à la science de tout un chacun.
 
Gustave Doré, L'enfance de Pantagruel, 1873, Musée d'art moderne de Strasbourg, Wikipedia
Le duo Pantagruel – Panurge est curieux, car ce roman a en effet deux héros. Pantagruel est à la fois un géant aimant rire, manger et péter (au minimum), un supposé sage et un prince responsable du bonheur des peuples et confiant en Dieu comme le montre la guerre qu’il mène contre Loup Garou. Mais il se choisit comme confident un homme manipulateur, au langage trompeur, savant dans l’art de la médecine et pas forcément sympathique.

Mais la véritable héroïne de ce roman est sans nul doute la langue française. Bien sûr, on ne lit pas vite la langue du XVIe siècle, malgré les notes, et on est charmé du changement de sens intervenu pour bien des mots. Rabelais invente toute une kyrielle de noms propres, ceux des géants et des personnages. Il n’hésite pas non à placer six pages d’une liste de supposés ouvrages inventoriés par Pantagruel dont les titres inventés déforment les références érudites de l’époque vers le bas, le scatologique ou le sexuel ou à faire tenir des propos totalement absurdes à ses personnages. Ces pages m’ont semblé proprement surréalistes par leur grande liberté. Elles font aussi irrésistiblement penser à Arno Schmidt, qui était capable de marier ainsi l’humour le plus gras à la référence savante la plus pointue.

Ce faict vint à Paris avecques ses gens. Et à son entrée tout le monde sortit hors pour le veoir, comme vous sçavez bien que le peuple de Paris est sot par nature, par bequare, et par bemol, et le regardaient en grand esbahyssement, et non sans grande peur qu’il n’emportast le Palais ailleurs, en quelque pays  a remotis, comme son père avoit emporté les campanes de Nostre Dame pour attacher au col de sa jument.

Il vint avec ses domestiques. À son arrivée, tout le monde sortit pour le voir, car vous savez bien que le peuple de Paris est par nature sot, par bécarre et par bémol (= sur tous les tons, de toutes les façons – cette expression est superbe !), et le regardaient avec ébahissement, et non sans craindre qu’il n’emportât le Palais dans quelque lointain pays, comme son père avait emporté les cloches de Notre-Dame pour les attacher au col de sa jument.
 
Gustave Doré, Panurge embroché par les Turcs, 1873.
Or dist Pantagruel :
«  De couraige j’en ay pour plus de cinquante francs. Mais quoy ? Hercules ne aura (= n'osa) jamais entreprendre contre deux.
- C’est dist Panurge, bien chié en mon nez, vous comparez vous à Hercules ? Vous avez par Dieu plus de force aux dentz et plus de sens au cul, que n’eut jamais Hercule en tout corps et ame. Autant vault l’homme comme il s’estime. »
Vous n’avez pas besoin de traduction, je pense.

Un regret ? Il n’y a pas de femme dans cette histoire (parce qu’on ne peut pas vraiment dire que celles qu’entreprend Panurge soient intéressantes).