La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 15 janvier 2019

Ne rêve pas les rêves non étranges !

Antoine Volodine, Frères sorcières, 2019, édité au Seuil.

Un étrange roman en trois parties où des slogans (ou des formules magiques ?) servent de lien diffus.
Tout d’abord, une femme, Éliane Schubert, raconte quelques mois de son existence. La vie de comédienne dans une troupe itinérante, dans un pays qui a des allures de Mongolie ou de grande steppe soviétique, où le pouvoir du Parti (quel parti ?) se délite et où la force appartient à des bandes nomades. Une femme lui a transmis la connaissance d’étranges slogans, que ceux qui ne comprennent pas prennent pour des formules magiques. Éliane Schubert répond aux questions brèves et précises d’un interlocuteur qui veut l’amener à dire quelque chose – mais entre cette chose et ces slogans, qui est le plus fort ?

Quelles phrases.
Par exemple QUEL QUE SOIT LE RÊVE, OUBLIE-LE ! QUELLE QUE SOIT LA LANGUE, NE PARLE PAS ! QUELLE QUE SOIT LA ROUTE, FAIS DEMI-TOUR ! QUELLE QUE SOIT TA MORT, N’ATTENTE PAS À TA MORT !
Une ultime régurgitation de votre mémoire.
Même en ce moment, je peux continuer à dire des phrases.
Non. C’est fini.
Par exemple FERME EN TOI LE MUSEAU VIF, APPRENDS L’ARAGNE ! EN TOI SEULE L’ARAGNE VIVE MÉRITE QU’ON LOUBLIE !
Non. Maintenant vous allez vous taire, Éliane Schubert.

Puis, une série de ces fameux slogans. Ils ont quelque chose du souvenir et de la parodie de formules propres aux régimes autoritaires, quand quelques mots martelés valent plus forts qu’une réflexion, y compris quand, au fil des révisions idéologiques, les slogans en viennent à se contredire. Ils approchent aussi la formule incantatoire, vaguement magique, d’un univers aux créatures mystérieuses.

Enfin, le récit continu en une seule phrase, d’une créature, ni homme ni femme ni humain, qui meurt et renaît et traverse les siècles, s’approprie les corps à sa portée, est en proie au désir et à la violence, parle par formules, malédictions et vœux, et qui voyage dans l’espace indéfini du bardo, entre la mort et la vie (un monde découvert dans Les Songes de Mevlido).

… et, quand il se fut substitué à la nuit, il commença à rouler de-ci, de-là, semblable à une boule noire mais sans substance et prenant peu à peu assurance et force, au point qu’il n’hésitait plus à tirer sur le tissu des espaces interstellaires et à le déchirer pour dans les déchirures puiser de la matière noire qu’il engrangeait dans des coffres et sous son crâne en vue de ne pas manquer de vivres pendant son voyage…

Un roman où Volodine décline un pan de son univers. Point ici d’oiseaux ou d’humains impuissants, ni même vraiment de chamanes. Les sorcières de la première partie ne le sont qu’en apparence, qu’en sourdine, ne connaissent de la magie qu’un vague écho, des formules creuses vidées de leur substance. C’est peut-être suffisant pour traverser la mort – nous n’en saurons rien avec certitude. La créature haineuse de la fin maîtrise au contraire la moindre virgule de la sorcellerie, mais évolue de vie en vie à l’identique, dans une existence dépourvue de but, tout comme les héros tremblotants des autres romans de l’auteur. Une force supérieure semble s’imposer aux individus, qui cherchent à lui échapper par les interstices des ténèbres, qui sont repris, qui errent et qui à nouveau s’infiltrent.
Cette variation sur une musique familière, celle de l’auteur, m’a plu. Encore une fois, Volodine parvient à dresser un univers cohérent et personnel, pas forcément accueillant, où le lecteur perd ses repères, embarqué lui aussi dans un bardo sans début ni fin.
C’est aussi un monde où le langage et le récit constituent un enjeu. C’est toujours impressionnant.

Très envie de lire/relire les autres romans de l’auteur qui sont sur mes étagères.
Vitrail, XIIe siècle, Musée d'art Guéret.

Alors qu’ils avaient passé des jours et des jours en ville, ils n’avaient pas perdu la composante principale de leurs exhalaisons : le contact avec les bêtes, avec la vie sous le ciel écrasant, avec le vent, avec les feux de camp et avec la liberté sanglante.
Luttez contre votre tendance à la formule. Elle ne sert à rien. Elle n’apporte rien.

… ils restèrent tous deux sur le rivage comme saisis d’une bouderie et d’un mutisme hostile, et, tandis que les jours passaient sans que l’un ou l’autre reprît la parole ni engageât vers l’autre le moindre geste de réconciliation, ils se livrèrent à une contemplation commune du paysage grandiose, recevant avec bonheur et comme en dehors de tout souci mortel, comme en un rêve tranquille et sans fin, les coups de vent noir et les embruns noirs, écoutant la basse continue de la houle noire, les avancées puissantes et les reculs tumultueux des vagues noires…

Volodine sur le blog :
Écrivains : 1er billet et 2e billet
Songes de Mevlido
Des anges mineurs

9 commentaires:

  1. Je l'ai vu à La grande librairie cette semaine. Un auteur très intriguant, qui a vraiment titillé ma curiosité... et tu en rajoutes une couche !

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    1. Tu n'en as jamais lu ? Il a un univers propre, très personnel (avec un tout un bla-bla autour du post exotisme mais ça je m'en fous un peu), j'aime vraiment bien.

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    2. Non, je ne le connais pas du tout, tu as un titre à me conseiller pour entamer sa découverte ?

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    3. Beaucoup de gens l'ont découvert avec Terminus radieux paru il y a en gros 2 ans et ont beaucoup aimé. Sinon Lisbonne dernière marge est un titre plus ancien qui a eu pas mal de succès (pas lu).

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    4. Merci, je note ces précieux conseils ! Bon week-end.

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  2. Aussi vu cet écrivain chez François Busnel : je ne suis pas sûre d'entrer dans ce genre de texte mais je feuilletterai le livre à l'occasion, sinon je retiens "Terminus radieux" cité ci-dessus.
    (Je ne sais si je commenterai encore, 3, 4, 5 séries de photos se succèdent à l'envoi et c'est très agaçant, pour info.)

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    1. Mais je n'y peux rien... et je suis au même régime (sur mon propre blog oui). Je ne sais pas du tout quoi faire pour y remédier.

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  3. Alors une part de moi est tentée et une autre se dit que ce n'est tout de même pas pour tout de suite...

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    1. Peut-être un autre titre du même auteur ?

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