La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 2 mars 2021

Je devais avoir douze ans quand ma peur du monde est devenue aiguë et claire.

 Mircea Cǎrtǎrescu, Solénoïde, traduit du roumain par Laure Hinckel, parution originale 2015, édité en France par Noir sur Blanc.

 

Au début du livre, le narrateur parle des poux qu’il récolte dans sa chevelure au contact de ses élèves (il est enseignant). Sans répugnance pour ces petites bêtes qui vivent leur vie après tout, il raconte le rituel de lavage et de peignage qui lui permet de s’en débarrasser.

Le narrateur rassemble dans un long manuscrit (presque 800 pages) à la fois le récit de sa vie actuelle et des extraits de son journal tenu pendant des années. Il raconte aussi ses rêves. L’ensemble n’est pas strictement linéaire, mais reconstitue peu à peu un univers, avec sa cohérence et ses traits saillants, qui évolue doucement et imperceptiblement vers le fantastique.

(et c’est pas facile à vous résumer)


La lune, couchée sur le dos, les cornes orientées vers le sommet de la voûte, était plus grande que jamais, comme si la tour avait eu des milliers de kilomètres et s’élançait dans sa direction.


Le narrateur mène l’existence terne d’un professeur de roumain dans une école médiocre de Bucarest. Chaque jour il parcourt les couloirs de son établissement, à la recherche de sa classe, jamais située au même endroit. Chaque jour, les portes s’ouvrent sur des salles inconnues. Comme si chaque bâtiment recelait en son sein un labyrinthe, ce qui se révèle en effet être le cas. La carte de Bucarest que dresse le roman est celle d’une ville aux grandes avenues traversées par le tramway, d’immenses bâtiments de l’ère communiste, aux proportions non humaines, où les étages s’entassent les uns par-dessus les autres, où les couloirs sans fin ouvrent sur des pièces vides à la lumière glauque, où l’on erre, comme dans un roman de Kafka ou dans une prison dessinée par Piranèse.

Certains de ces endroits sont des nœuds, des lieux où sont enterrés des solénoïdes (sortes d’immenses bobines électriques créant un champ magnétique). À ces endroits, une force étrange est susceptible d’entrer en action et de relier les plus petits des êtres vivants à l’architecture colossale.


Les couloirs paraissent sans fin alors que l’école est petite. Tu ne cesses de tourner à angle droit, de monter et descendre des escaliers au carrelage mal nettoyé. Aujourd’hui encore il m’arrive de me tromper de cahier d’appel et de me retrouver devant des classes que je ne connais pas. (…) C’est une tour sans fin de salles et de couloirs superposés. Je m’arrête enfin dans un espace large et sombre (trop peu de lumière provient de la cour intérieure), avec les mêmes portes blanches tout autour. La 5e A, la 5e B, la 5e C… Le long des corridors, les lettres de classes épuisent les ressources de l’alphabet latin, puis du grec, de l’hébraïque, du cyrillique, puis c’est au tour des signes arabes, indiens, des hideuses têtes mayas, pour finir par des signes totalement inconnus. Je n’ai jamais su combien il y avait en réalité de classes par niveau, dans l’école 86.


Comme un de ces Pérégrins, le narrateur découvre tout au long de sa vie, dans les endroits les plus inattendus, des collections anatomiques fantastiques : bocaux de formol contenant des monstres, planches dessinées représentant les insectes et les plantes. Nous partageons avec lui sa découverte des insectes, des larves, des organismes minuscules qui sont les parasites de nos propres parasites, tique de la tique, pou ou punaise d’un autre pou ou d’une autre punaise. Autant d’occasion de s’interroger sur l’imbrication des mondes : ces parasites ont-ils conscience de l’animal vivant autour d’eux ? Et si nous étions nous-mêmes les minuscules bestioles d’un autre animal gigantesque dont nous n’avons pas idée ? Fasciné par ces créatures d’une échelle si différente de la nôtre, qui représentent à elles seules la possibilité d’un monde qui nous est totalement étranger, le narrateur n’hésite pas à se transformer en acarien (en sarcopte de la gale précisément).

C’est que le narrateur entretient un rapport particulier avec son corps. Martyrisé par les médecins depuis son enfance, le roman raconte aussi les innombrables opérations, piqûres, interventions horribles, sanglantes et traumatisants (difficiles à lire aussi). Il semble qu’il ne soit jamais question de soigner ou de soulager, mais bien plutôt d’extraire de l’énergie, de la substantifique moelle, de créer de la douleur et de la souffrance dans un but obscur (avec le rôle particulier des sièges de dentiste) (hypocondriaques, passez votre chemin), le personnel médical habitant les immenses palais de béton, dont on se demande toujours si le petit enfant parviendra à s’échapper.

Il y a aussi les rêves du narrateur, qu’il raconte et qu’il note inlassablement. Il y est question de visiteurs nocturnes, d’apparitions, d’insectes, de femmes monstrueuses, de bébés gigantesques, d’un mystérieux palais de rêve et de lumière (roman qui peut mettre mal à l’aise si vous vous souvenez de vos propres rêves). Le lecteur suspecte un temps la folie chez le narrateur, une folie à la manière du Horla de Maupassant ou de John-Antoine Nau, empreinte tout à la fois de réalisme et d’étrangeté.

Il y a une fascination pour les tatouages et pour les excroissances du corps et pour tout ce que peut perdre notre corps en une vie (dents de lait, cheveux, fluides de toute sorte, la ficelle (oui, oui), cellules de la peau, organes).


Son constructeur a voulu Bucarest tout entière comme elle apparaît aujourd’hui, avec chacun de ses bâtiments, chaque terrain vague, chaque intérieur, chaque reflet du couchant dans les fenêtres circulaires au milieu des frontons rongés par les intempéries. Son idée de génie a été de bâtir une ville déjà en ruine, le seul type de ville que les hommes devraient habiter. Ville des murs aveugles et cloqués qui tiennent à peine, grâce à des ancres en fer rouillé, ville des ornements ridicules en plâtre, des tramways antédiluviens, des chambranles de portes et de fenêtres en bois rongés par les vers et délabrés.


Nous sommes dans un monde arbitraire et absurde, celui d’une dictature communiste, où les cerveaux tournent en vain, sans trêve et sans but, où les décisions sont anonymes et où l’individu ne peut être qu’une créature effacée se débattant pour peu de résultat. Les enfants y sont martyrisés. Au mur s’alignent les portraits des officiels, comme autant d’ancêtres de familles menaçants et assoiffés de sang. Dans cet univers, on manifeste contre la mort et contre la souffrance, contre la mort des soleils et contre la maladie.

Une mante religieuse, insecte qui signale une certaine secte dans le roman.

Avec tout cela, le narrateur nous raconte aussi sa vie. Ses parents, ses trajets à la bibliothèque, les deux ans de sanatorium, l’enseignement à l’école et le contact avec les élèves, le portrait des collègues, à la fois ordinaires, déplaisants et doués chacun d’un intérêt particulier, son épouse, la sensuelle Irina, la réflexion magique autour du Rubik’s Cube et surtout, surtout, son échec en littérature. Ce moment est présenté comme celui où la vie du narrateur a définitivement bifurqué. D’un côté, la vie de l’écrivain, brillant et prospère, et de l’autre, celle du narrateur, dont le poème est resté dans les tiroirs, réduit à une existence terne et sans intérêt. Le personnage revient sans cesse sur cette autre destinée, celle qu’il aurait pu avoir, celle qui lui semble parallèle à la sienne. Il s’en tient à son journal, comme s’il s’agissait d’un rapport, lui l’écrivain raté, comme une réalité qui ouvre de vraies portes, contrairement aux romans qui ne créent que des portes peintes. Avec son manuscrit, son journal et les maigres témoignages de sa vie, il se sent peu à peu de taille à ouvrir vraiment « quelque chose ».


En écrivant sur mon passé et sur mes anomalies et sur ma vie translucide à travers laquelle on voit une architecture pétrifiée, j’essaie de déchiffrer les règles du jeu dans lequel je me suis retrouvé, de distinguer les signes, de les mettre bout à bout et de voir vers quoi ils tendent, et de me diriger dans cette direction. Aucun livre n’a de sens s’il n’est pas un Évangile. Le condamné à mort pourrait bien avoir les murs de sa cellules couverts de livres tous exceptionnels, mais ce qu’il lui faut, c’est un plan d’évasion.


Et Bucarest ? Le lecteur se rend progressivement compte que la ville tient une place essentielle dans le roman. Les avenues et le tramway, les différents quartiers, les petites maisons bricolées des ouvriers, les terrains vagues, les anciennes usines complètement déglinguées, les ruines qui sont à la fois celles des constructions soviétiques hors de toute proportions humaines et celles des palais d’un vague empire austro-hongrois, avec des fragments d’anges qui jaillissent çà et là. Il y a aussi le fantasme de Brasilia qui affleure régulièrement, la ville nouvelle créée dans la jungle, à angles droits, toute d’une pièce. On est dans les Villes invisibles de Calvino.

C’est gros, c’est dense, il y a plein de mots que vous ne croiserez plus jamais dans la vie, c’est touffu, ce n’est pas toujours facile à lire (j’ai survolé quelques pages), il y a le goût pour la sensualité, la vie animale et son inventivité, le refus de la mort et de la souffrance, l’espoir et la lumière proposé à l’humanité, un parfum d’apocalypse évité de justesse. Que j’aime cette idée d’un roman comme d’un plan d’évasion, qui ouvre de vraies portes !

Je le relirai certainement. En attendant, je vais sans doute me tourner vers les précédents romans de l’auteur.


C’était le hurlement des cancéreux en phase terminale, de ceux qui sont sur la table de torture, de ceux qui ont perdu leur enfant, de ceux qui sont précipités des hauteurs. (…) Et si au début chaque larynx criait jusqu’au déchirement sa propre douleur dans un effrayant désordre, à la fin, comme sur les pancartes griffonnées de slogans contre l’Alzheimer et contre la folie, s’est élevé toujours plus souvent, toujours plus dominant, toujours plus brûlant le mot qui incarne l’absence d’espoir, le mot de l’enfer, de l’éternité des flammes noires et du remords et de la haine de soi : à l’aide ! Comme ceux qui se noient dans une eau noire, la foule criait de plus en plus le mot qui appelle, qui appelle la mère, qui appelle Dieu, le mot de l’insupportable privation de toute consolation et de toute clarté.

 

La traductrice, Laure Hinckel, qui a fourni un travail prodigieux, tient un blog. Elle a rassemblé les billets consacrés à la traduction de ce romanMerci à Passage à l’Est pour m’avoir signalé ce lien.

L’auteur a accordé un entretien à France culture. Il y présente quelques thèmes du roman.


Ne nions pas qu’il a été compliqué de rédiger ce billet qui constitue cependant une magnifique participation au mois consacré à l'Europe de l’Est sur les blogs littéraires.

 

14 commentaires:

keisha a dit…

Les romans roumains sont souvent assez particuliers!

Ingannmic, a dit…

Il est sur mes étagères (depuis un billet de Jérôme, je crois...), mais il m'effraie un peu, c'est comme "Jérusalem" de Moore (que tu as lu aussi, tu es plus courageuse que moi !), non seulement ce sont des pavés mais on sait qu'en plus, ce ne sont des lectures qui requièrent une certaine attention... d'un autre côté, je suis persuadée d'adorer..
En tous cas bravo pour ce billet, très belle première participation au Mois de l'est en effet !

nathalie a dit…

Et comme je ne suis pas maligne, je suis décidée à relire plusieurs d'entre eux, histoire de pouvoir m'en assurer.

nathalie a dit…

En décembre Bolaño, en janvier George Eliot et en février Cǎrtǎrescu, je crains dégun. Quel sera le prochain gros machin ?
En effet, il requiert un peu d'attention, il faut s'y plonger.

Dominique a dit…

j'imagine bien que tu as du avoir du mal à faire ce billet, pas certaine d'être tentée en ce moment par ce type d'écrit mais je t'ai lu avec beaucoup d'intérêt
je vais aller voir le blog de la traductrice

nathalie a dit…

Merci de reconnaître mes efforts, j'y ai passé 2 heures !
En effet, pas évident à lire en temps d'anxiété. Je vais continuerai à lire l'auteur et nous verrons bien comment sont les autres titres.

LH a dit…

Merci beaucoup Nathalie pour ce billet qui rend un bel hommage au travail de cet écrivain extraordinaire. Je reconnais quelques signatures dans les propriétaires des commentaires et je salue tout le monde.
Merci encore d'avoir mentionné mon travail : c'est une récompense incroyable.

nathalie a dit…

C'est bien normal de vous citer, alors que c'est grâce à vous que nous pouvons accéder à ce roman si étonnant.

Passage à l'Est! a dit…

Je n'ai pas encore lu ce Solénoïde mais en tout cas je te félicite pour ta chronique fouillée, enthousiaste et enthousiasmante. Elle s'ajoute au passionnant journal de traduction de Laure Hinckel qui m'avait déjà (évidemment) convaincu que c'est un livre-univers majeur et profondément satisfaisant à lire.

Marilyne a dit…

Celui-ci je tourne autour depuis sa parution. Comme Ingannmic, il m'impressionne, et pourtant il me fascine, ce que confirme ton billet. Merci d'avoir pris ainsi le temps de si bien le présenter, je sais un peu mieux maintenant à quoi m'attendre. J'ai vu dernièrement un autre titre de l'auteur en librairie " Melancolia ", il me tente beaucoup.

nathalie a dit…

Je suis décidée à lire d'autres titres de lui. Merci d'être active sur le sujet, cela m'a motivée pour sortir ce gros machin de mes étagères !

nathalie a dit…

Oui j'ai vu Melancolia aussi, qui doit être un peu plus simple. Je vais essayer de me le procurer !

Patrice a dit…

Oui, j'aurai le même commentaire : je "tourne autour". Je l'avais noté lors de sa sortie, cela a quand même l'air assez particulier.
En tout cas, bravo, il s'agit en effet d'une "magnifique participation" à notre mois thématique !

nathalie a dit…

J'ai un peu sué sur le billet alors je me sens toute fière de moi !