Edgar Hilsenrath, Nuit, parution originale 1964, traduit de l’allemand par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb, édité en France par Le Tripode.
C’est le récit d’un an de vie dans le ghetto de Prokov, en 1942.
La vie, la survie, la lutte permanente contre la faim et le froid, la peur du typhus, la peur des rafles, la nécessité de trouver un abri pour la nuit. Ici plus personne n’a de sous-vêtements car ils ont été échangés contre quelques patates, plus de chaussures et plus de chemise sous la veste. On dépouille les morts qui n’ont plus besoin de rien, on arrache les dents en or et chaque jour chacun essaie d’échanger un objet que le hasard et le calcul ont placé entre ses mains contre du pain.
Ranek pensa furtivement aux gens qui couraient à pas lourds dehors dans la nuit, aux rires des traqueurs et aux criaillements des femmes, aux yeux angoissés des enfants et à tous les autres qui n’arrivaient plus à avancer dans la boue et s’effondraient sur le bord du chemin. Tant qu’il n’y était pas, il s’en fichait. Il avait faim. C’est tout ce qu’il éprouvait. Une escalope de veau ne lui aurait pas fait de mal. Ou un saucisson. Nom d’un chien, si au moins on pouvait trouver un peu de maïs.
Nous suivons l’existence de Ranek, un homme que l’on dit roublard, mais qui ne l’est sans doute pas plus que les autres, et son existence misérable au quotidien. Deux fois il disparaît, et on le dit mort, deux fois il réapparaît. Il y a aussi tous les autres, ceux qui possèdent une cave, ceux qui trafiquent, le bordel, le policier juif, une vieille, des enfants, mais surtout Deborah, la belle-sœur de Ranek, au visage de sainte, seule peut-être à ne pas abdiquer toute valeur morale dans cet univers détruit.
Il hocha la tête et tripota son chapeau d’un air pensif. Puis dit tout bas : « Nous envions les morts… et pourtant, quand sonne l’heure, personne ne veut mourir. Pourquoi tenons-nous tant à la vie ? »
C’est un roman noir, très noir, à l’humour grinçant. Ici la transcendance de l’être humain est partie loin, dans les camps.
Évidemment, c’est un grand livre, beaucoup plus difficile à lire que le célèbre Le Nazi et le barbier.
Zao Wou-Ki 03.02.83 collection privée |
L’obscurité était tombée d’un coup et la rue s’étendait devant lui, déserte, comme toujours à cette heure. De temps en temps, le vent apportait des gémissements lugubres qui montaient des fourrés – mais ce n’était les vivants qui se lamentaient sur les morts –, des sons légers, familiers, qui troublaient à peine le silence, car ils faisaient partie de la nuit. Ranek s’arrêta quelques secondes devant l’entrée de la cave, reniflant l’air comme un animal. Il va pleuvoir, pensa-t-il.
Ranek, la faim, c’est comme un ver qui te ronge et te ronge, et soi, tu sens qu’il te dévore lentement de l’intérieur. Tu aimerais le vomir et le piétiner, mais il n’y a pas moyen, Ranek. Tu ne te débarrasses pas de ce ver. Tout ce que tu peux faire, c’est l’apaiser, le calmer. Donne-lui à bouffer. Ça l’occupera. Et alors il te fichera la paix.
Prokov est une ville imaginaire de Roumanie, mais Hilsenrath s’inspire de son expérience dans le ghetto de Mogilev-Prodolsk, une ville aujourd’hui située en Ukraine. Dans le roman figurent des soldats roumains et ukrainiens, mais aucun allemand.
Hilsenrath sur le blog :
Le Nazi et le barbier : un chef d'oeuvre !
Les Aventures de Ruben Jablonski
Fuck America
Orgasme à Moscou
Je cite l'excellent billet d’Ingannmic :
« Il est dénué de la dimension cocasse que l'on trouve dans ses écrits suivants, mais est empreint d'une absurdité macabre, et d'un cynisme sans concession. Le style sec, réaliste et cru, met en évidence la dureté, la cruauté de l'univers dans lequel il nous immerge. Par ailleurs, la redondance de certains épisodes, et la longueur du texte, servent son propos, car nous imprègnent de la routine cruellement morbide dans laquelle finissent par s'installer les protagonistes, comme prisonniers d'une interminable nuit dont seules la mort ou la démence peuvent les délivrer. »
Deuxième participation aux Feuilles allemandes du blog Et si on bouquinait un peu.
Je n'ai jamais osé plonger dans l'œuvre d'Edgar Hilsenrath (j'ai peur que ce soit une épreuve) mais je le ferai un jour
RépondreSupprimerCommence plutôt par Le Nazi et le barbier dans ce cas, ce sera plus facile.
SupprimerMerci pour cette nouvelle participation, qui plus est avec un auteur majeur. J'ai souvent entendu parler de son oeuvre livre "Le Nazi et le barbier", mais moins de celui-ci. Les extraits que tu as choisis donnent à percevoir l'ambiance du livre. Je le note.
RépondreSupprimerC'est son grand livre, il en parle dans plusieurs de ses autres romans.
SupprimerJe l'ai commencé un jour, franchement c'est raide! Faudra le bon moment pour continuer...
RépondreSupprimerAh oui, pas évidemment de s'y plonger.
SupprimerMais oui, quel texte ! Malgré sa noirceur, je crois que c'est mon Hilsenrath préféré...
RépondreSupprimerIl m'en reste un ou deux à lire, c'est le plus marquant, mais son ton est si différent d'un livre à un autre, un talent impressionnant.
SupprimerEn lisant le titre de ton billet, je savais qu'il s'agissait d'un livre d'Hilsenrath : cet humour-là n'a vraiment pas d'équivalent.
RépondreSupprimerExactement. D'ailleurs je pense avoir choisi cette phrase pour cette raison. Si grinçante, si reconnaissable.
SupprimerC'est un auteur que je ne connais pas. Le titre Le nazi et le barbier m'interpelle. Cela me rappelle le film de Chaplin, Le dictateur.
RépondreSupprimerLe ton est très différent. C'est un grand livre aussi !
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