La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 8 mai 2025

Le pire de tout c'est que je n'ai pas la moindre idée de l'endroit où nous sommes.

 


Alejo Carpentier, La Harpe et l'ombre, première publication à Mexico en 1979, traduit de l'espagnol par René L.-F. Durand, édité en France par Gallimard.

À la fin du XIXe siècle, le pape Pie IX décide de faire canoniser Christophe Colomb, tout en étant conscient que ce ne sera pas facile.

Le cœur du roman est constitué par la confession de Colomb sur son lit de mort.
La dernière partie se passe sous le pontificat de Léon XIII et une commission est chargée d'examiner si vraiment un marin pourrait être déclaré saint (spoil : non).

C'est ainsi que j'allai d'une cour à une autre, sans qu'il m'importât de savoir pour le compte de qui je naviguerais. Ce dont j'avais besoin, c'était de navires, quelle que fût leur provenance.

Carpentier nous livre donc une interprétation très intéressante du personnage de Colomb, intéressante parce qu'elle donne la parole à plusieurs points de vue contradictoires et parce qu'elle date maintenant de quelques années.

Ici Colomb est à la fois le navigateur génial, héros contre tous, audacieux, mais aussi l'intriguant, le menteur, celui qui profite du savoir des autres. J'aime bien la façon dont l'auteur utilise l'aventure viking en Amérique du Nord dans son récit [Nota bene : contrairement à ce que l'on pense souvent, cet épisode historique n'était complètement oublié au Danemark – un auteur français du XVIIe siècle en parle d'ailleurs dans un de ses livres – mais il était évidemment totalement ignoré dans le reste de l'Occident, surtout au XVe siècle – l'archéologie du XXe siècle a seulement confirmé qu'il était vrai, ce qui est différenten laissant planer le doute sur une hypothèse totalement fausse, mais qui perturbe notre vision du Génois. De même, il fait planer le doute sur une aventure amoureuse et sur des origines familiales, tout en étant très affirmatif sur son goût pour l'or et pour son rôle dans l'esclavage.
Carpentier est à la fois cubain (et quand Colomb dit que l'île est paradisiaque, évidemment que c'est vrai), d'Amérique du Sud (sans sympathie pour l'avidité des Européens et désireux de chanter la vie de son continent) et très empreint de culture européenne. Pour lui, le lien enfin établi entre les terres est un point fort de son identité.

Enfin, la langue de Carpentier est à l'unisson de son sujet. Elle est interminable, volontiers précieuse, voire orientalisante, elle en fait des tonnes (« trop de mots, Alejo, trop de mots ! ») et elle s'accorde parfaitement avec ce Colomb et son imaginaire médiéval, qui voit des sirènes sur les cartes marines et qui part à la rencontre de Marco Polo et du Grand Khan.
Carpentier peint Colomb en bateleur, qui donne le spectacle aux souverains espagnols, à la Cour, aux équipages, aux « Indiens », qui cherche à convaincre de son propre talent et de l'intérêt de sa « découverte », qui prend la pose devant la postérité. Je sens l'auteur plein d’ambiguïté à son égard et c'est loin d'être déplaisant.

Je fus sincère quand j'écrivis que cette terre me sembla la plus belle que des yeux humains aient contemplée. C'était une terre indomptée, avec de hautes montagnes, variée, puissante, comme sculptée en profondeur ; plus riche en verts-verts, plus étendue ; ses palmiers avaient poussé plus haut dans le ciel, ses cours d'eau étaient plus opulents, ses crêtes plus audacieuses et ses ravins plus encaissés que tout ce que j'avais vu jusqu'ici, dans des îles qui me faisaient l'effet, je l'avoue, d'îles folles, errantes, somnambules, étrangères aux cartes et aux notions qui m'avaient nourri.

Îles, îles, îles... Des grandes, des petites, des revêches et des douces ; île chauve, île hirsute, île de sable gris et de lichens morts ; île aux graviers polis, qui montent, qui s'affaissent au rythme de chaque vague ; île brisée – profil en dents de scie –, île ventrue – comme femme enceinte –, île pointue au volcan endormi ; île que chevauche un arc-en-ciel de poissons perroquets...

Je ne doute pas que Carpentier a lu le Journal du navigateur, de façon à nourrir son roman d'éléments historiques, qu'il manipule ensuite à loisir. D'ailleurs l'histoire invraisemblable de la sépulture du navigateur est vraie (même si Carpentier écrit sans connaître le dernier rebondissement en date). 


Bünting, Carte du monde, 1581, gravure sur bois, Musée américain de Bath 


Alejo Carpentier, Concert baroque, parution originale 1974 à Mexico, traduit de l'espagnol par René L. F. Durand, édité en France par Gallimard.

Au début du XVIIIe siècle, le héros, un richissime propriétaire du Mexique, entreprend le voyage vers l'Europe et la terre de ses ancêtres espagnols. Si Madrid lui semble franchement minable, le séjour à Venise est bien plus enchanteur. Ici Carpentier reprend tous les clichés des voyageurs français à Venise (les prostituées, le Carnaval, la déliquescence d'une grande cité), mais en les assortissant d'une sorte de florilège musical. C'est que l'on se retrouve sur la tombe de Stravinsky à boire du vin avec Vivaldi et Haendel, puis à écouter un solo de trompette de Louis Armstrong, avec l'écho des rythmes afro-cubains. Ici le héros prendra conscience de sa mexicanité – le voici prêt à s'affranchir de cette vieille Europe.

En un gris d'eau et de ciels embrumés, malgré la douceur de cet hiver-là ; sous la grisaille de nuages colorés de sépia lorsqu'ils se reflétaient, en bas, sur les larges ondulations, molles et arrondies – alanguies en leurs flux et reflux sans écume, qui s'amplifiaient ou s'entremêlaient quand elles étaient poussées d'une berge à l'autre, parmi les teintes vaporeuses d'aquarelles très délavées qui estompaient le contour des églises et des palais, dans une humidité qui se définissait en tons d'algue sur les perrons et les débarcadères, en reflets de pluie sur le carrelage des places, en taches brumeuses plaquées le long des murs léchés par de courtes vagues silencieuses...

Un très court roman plein d'humour et d'érudition, qui met Venise à l'honneur (et c'est pour cette raison que je l'ai relu). J'ai commis un premier billet.


Alejo Carpentier sur le blog :

Concierto barroco : C'est mon préféré, je l'ai lu en espagnol et en français, lisez-le !
Le Partage des eaux : une histoire de musique et de forêt vierge
Le Siècle des Lumières : la Révolution aux Antilles et en Guyane, magistral 
Chasse à l'homme : une traque à La Havane pendant une symphonie de Beethoven (on peut peut-être commencer par celui-là pour découvrir l'auteur)

Bon pour le mois hispano-américain de Sharon.




10 commentaires:

  1. ça fait longtemps que je veux lire Alejo Carpentier mais il y a toujours d'autres tentations pour faire obstacles. Je vois que tu as apprécié l'humour et l'érudition et je n'ai rien contre les belles plumes, au contraire. Par contre quand tu dis que la langue est interminable et volontiers précieuse, cela me fait un peu peur.

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    1. Les phrases sont interminables mais les livres sont courts (surtout Concert baroque et Chasse à l'homme, environ 100 pages). Lance-toi, tu verras bien !

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  2. Merci pour cette découverte ! Je n'ai encore jamais lu cet auteur.

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  3. J'ai eu une véritable passion pour l'œuvre de Carpentier il y a de très nombreuses années, puisque j'ai lu alors tous ses romans en un été, à part Chasse à l'homme, que je n'ai toujours pas lu d'ailleurs. Mon préféré: Le Siècle des Lumières.

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    1. Ah Le Siècle des Lumières est impressionnant ! Ça fait plaisir de voir un fan de Carpentier, ils ne sont pas si nombreux.

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  4. j'ai seulement lu La harpe et l'ombre que j'ai beaucoup apprécié . Il m'en reste donc plein à lire.

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    1. Ah bah oui, comme tu vois !

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    2. Commandé le Siècle des Lumières, il est en route!

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    3. J'espère qu'il te plaira.

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