László Krasznahorkai, Seiobo est descendue sur terre, parution originale 2008, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, édité en France par Cambourakis.
Ce sont 17 histoires, numérotées de 1 à 2584, qui n'entretiennent pas de rapport entre elles, sinon dans l'esprit de la lectrice, et de l'auteur, des histoires de beauté et d'oeuvre d'art, de création, restauration et de conservation des œuvres d'art, qu'il s'agisse de peinture, de sculpture, de musique ou de théâtre nô.
Sont-elles vraies, ces histoires ? Ce petit tableau de la Scuola di San Rocco existe-t-il ? Et ces panneaux peints par Lippi ? Il suffirait d'un clic pour savoir si cette institution chargée de la restauration d'une statue de Bouddha existe ou non, mais cela ne nous dirait rien des personnages du roman – nous serions bien avancés. Pour les historiens de l'art qui sont cités, je n'ai pas besoin de vérifier : ils existent et j'ai même mangé à la cantine avec l'un d'eux ! Peu importe au fond. Krasznahorkai s'amuse à raconter une visite à l'Alhambra qu'il a peut-être effectuée ou que nous pourrions faire à sa place ou à évoquer le fonctionnement d'un atelier d'artistes de la Renaissance à Pérouse comme s'il y était. Il joue avec les dignes experts de l'art et les ballotte, se moque un peu également des marmonnements rituels de prêtres répétant un énième rituel auquel personne ne comprend rien.
… la statue du Bouddha Amida du Zengen-ji, dont le regard balaye avec une force indescriptible, telle une bourrasque de vent, tout le personnel du Bijutsu-in, y compris Seiichi Fujimori, qui pour la première fois de sa vie incline la tête devant une statue, baisse les yeux, incapable, l'espace d'un instant, de soutenir l'immense, l'imposante sérénité, aussi inquiétante qu'énigmatique, de ce regard, un regard comme il n'en avait – et pourtant un chef d'atelier, ici, dans le Bijutsu-in, voit beaucoup de choses – jamais croisé de semblable.
| Buste du Bouddha Amida et Bouddha Amida assis, XIe (bois, laque, feuille d'or), Guimet |
Tout se joue dans un regard, celui que pose une peinture sur un homme, ou dans un geste, qui redonne sa puissance à un objet inanimé. Regard du Bouddha, du Christ, de trois anges, regard qu'un gardien de musée pose sur la Vénus de Milo, absence de regard, silence et vide intérieur.
Y a-t-il quand même des histoires ? Mais oui, plusieurs, et même plusieurs par chapitre, certaines avec des pans de mystère qui resteront entier. Pourquoi cet homme est-il persuadé d'être suivi dans les rues de Venise ? Et pourquoi est-il dit qu'il ne ressortira jamais du bâtiment ? Et pourquoi l'histoire de l'homme qui s'achète un couteau s'appelle-t-elle « naissance d'un assassin » ? L'auteur ne nous dit pas tout et il tient avec habileté notre attention, l'emmenant où il le souhaite avec malice.
Les longues phrases interminables de l'auteur suivent-elles le cheminement d'une pensée ou d'une idée ? Oui, certes, mais pourquoi donc l'un des chapitres possède-t-il des phrases de longueur tout à fait normale ? Est-ce à cause de ce qu'il y a sous terre ?
| Settignano, Madonne à l'enfant, 1455, marbre, Palais royal Turin |
… il ne bouge pas, il garde au millimètre près la même posture, pas une de ses plumes ne frémit, il se tient en avant, la pointe aiguisée de son bec fixée au-dessus du clapotis de l'eau, personne ne le regarde, personne ne le voit, ni aujourd'hui, ni sans doute jamais, la beauté indicible de sa posture reste secrète, la splendeur exceptionnelle de cette majestueuse immobilité échappe aux regards, et c'est ainsi, en secret, de façon imperceptible, qu'il se tient au milieu de la Kamo, dans cette concentration, cette immobilité, cette tension d'un blanc immaculé, et quelque chose se perd avant même de pouvoir apparaître, une évidence, qui n'aura aucun témoin : c'est lui qui donne un sens à tout ce qui l'entoure, un sens à ce monde en perpétuel mouvement frénétique, à la chaleur sèche, aux vibrations, aux tourbillons de sons (…).
Enfin, je note le thème omniprésent de la copie : copie la plus parfaite possible, impossible à discerner de l'original, qui possède un fragment de la puissance de l'original, mais qui ne l'est pas, qui donne une idée de la perfection absolue et qui est la seule façon pour un œil humain d'approcher cette perfection. La Vénus de Milo est une variation d'un modèle de Praxitèle. Les temples japonais sont détruits et reconstruits tous les 20 ans. Les sculptures en terre sont multiples. Et ce roman que nous venons de lire ?
J'ai beaucoup aimé. C'est une lecture très prenante, où l'on avance aisément, qui possède une réelle puissance. Ces 400 pages se lisent le temps d'un aller-retour en train Marseille-Londres si vous êtes bien concentré – et sinon vous finirez le livre dans votre lit sous la couette.
László Krasznahorkai sur le blog :
J'avais lancé cette idée de lecture commune autour de Krasznahorkai. Keisha a lu Tango de Satan. Ingannmic a lu Le Baron Wenckheim est de retour. Cléanthe a lu Petits travaux pour un palais. Bref : nous avons tous choisi un titre différent et nous avons tout aimé !
Ha la la, la journée est belle, avec tous ces billets sur un auteur qui le mérite amplement. Celui dont tu parles, je viens de le lire, éblouie! (billet à paraitre, j'ai trop lu l'auteur récemment, ça se bouscule, je vais me calmer)
RépondreSupprimerAu cours de ma lecture, je n'ai pu m'empêcher de fouiner sur google, pour vérifier (pas forcément évident).
Et la numérotation des chapitres, hein? J'ai compris, mais pas pourquoi.
Tu sais que je l'a trouvé à la boutique du musée des beaux-arts d'Angers ? Le hasard...
SupprimerTu as dû t'amuser, si tu as vérifié.
Je note que nous avons l'un et l'autre lu Krasznahorkai dans le train. ;) Cet écrivain serait-il prédisposé à ce mode de transport? J'avais noté le livre que tu chroniques et notamment son intrigante grillée de mots croisés. Il fait partie des prochains sur ma liste. Merci en tout cas pour l'idée de cette lecture. Je suis emballé par cet auteur.
RépondreSupprimerOui mais ton voyage devait être beaucoup plus court !
SupprimerJe suis bien contente que tu sois à ton tour conquis.
ah, j'ai encore raté une lecture commune ! Ton billet et celui d'Ingannmic me le font encore pour regretter.
RépondreSupprimerJ'avais commencé par Guerre et guerre, et ça m'avais bien plu. Mais Le Baron... est peut-être le plus facile pour commencer.
SupprimerCelui-là me fait peur... j'avais commencé à lire les premières pages, et m'étais sentie complètement perdue. A reprendre une autre fois, donc.
RépondreSupprimerAh le héron... J'avoue que sur les 17 histoires, j'en ai passé une car le personnage me déplaisait un peu trop. Je crois que ce genre de liberté est tout à fait possible et ne dépare pas la lecture.
SupprimerMon train est coincé quelque part à la frontière entre le Yorkshire, l'Estrémadure et le sud de la Hongrie, pour cause d'objet sur la voie semble-t-il, mais on vient d'annoncer qu'il allait bientôt repartir et que toutes les connexions seraient assurées... Ca me parait plutôt optimiste mais je ne désespère pas de vous rattraper dans un jour ou deux.
RépondreSupprimerTu es donc en Belgique... ou en Allemagne, les trains ont une réputation terrible... J'espère que tu arriveras rapidement à destination ! Avec ou sans lecture.
SupprimerEncore une lecture commune que je loupe! quel livre de l'auteur me recommandes-tu pour commencer?
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