Jane Austen, Mansfield Park, traduit de l’anglais par Denis Getzler, parution originale 1814.
Au début du roman, la riche et respectable famille Bertram décide d’accueillir sous son toit, à Mansfield Park, une petite cousine pauvre, Fanny Price. Celle-ci, bien consciente de son infériorité à tous points de vue face à ses cousins choyés et dorlotés, est d’une timidité maladive. Le roman suit sa vie pendant une dizaine d’années jusqu’à son mariage. Pendant ce temps, nous côtoyons les deux cousines, Maria et Julia, les deux cousins, Tom et Edmond, l’oncle, les tantes, les voisins et amis, le frère de Fanny et quelques autres.
Vous avez tous tellement plus de cœur que l’on en trouve généralement dans le monde. Avec vous tous, j’ai le sentiment que je peux m’ouvrir à vous en toute confiance ; chose qui n’est pas courante dans le commerce ordinaire du monde.
C’est loin d’être le meilleur Austen et j’ai pourtant pris grand plaisir à ma lecture (du moins jusqu’à la page 470). Le roman est fort lent, l’ironie déployée par l’auteur est loin d’être aussi fine et percutante que dans d’autres romans et Fanny est extrêmement soumise et timide, difficile de s’attacher à une telle héroïne (je note qu’Austen a le chic pour camper des héroïnes pas très attirantes comme Emma ou Anne). De plus, nous n’avons pas cette vie de village si sympathique telle que je l’avais appréciée dans Emma. Toutefois, ce défaut devient une qualité en se mettant au service d’un long roman psychologique fouillé : les personnages ont le temps de déployer qualités et défauts, d’évoluer et de montrer que leur caractère est bien plus complexe que l’on aurait pu croire. La jeune femme habituée à la vie à Londres et qui aime le luxe se révèle fine psychologue, capable d’attachement sincère, pleine de délicatesse. Le jeune homme en apparence assez fat est capable de devenir un homme responsable et d’apprécier la littérature avec beaucoup de goût. Le jeune homme parfait peut être un bêta. Jusqu’aux parents de Fanny Price qui sont campés de façon tout à fait ambivalente, à la fois vulgaires et dignes. C’est sans doute un des romans où les personnages sont les plus complexes et les plus aboutis.
C’est pourquoi le dénouement est d’autant plus décevant, puisqu’il semble dû à un dessein prévu à l’avance, répondant à une logique morale ou idéologique, et qu’il ruine ce magnifique travail sur les personnages en imposant un destin tracé à l’avance. Encore une fois, je me répète, mais je regrette que Fanny épouse un homme qui l’a presque éduquée et non un homme à qui elle serait intellectuellement et moralement supérieure. Enfin, cette fin accentue le côté « renfermement sur le cocon », c’est assez déplaisant.
J. Russell, Mary Hall pastel, musée du Louvre |
Je note enfin la présence-absence étonnante du contexte politico-économique qui plane autour des personnages. D’abord, nous avons plusieurs pages consacrées à une famille modeste (les parents de Fanny), ce qui constitue une rareté dans l’univers d’Austen, puis une promenade dans les rues de Portsmouth, avec une visite de son port militaire, l’étonnante allusion à la traite des noirs, puisque la fortune des Bertram s’appuie sur des propriétés situées aux Antilles où travaillent des esclaves, et la forte présence de la guerre maritime (contre la France) et de ses dangers. Tout ceci ne donne pas lieu à de longues considérations, mais est néanmoins présent, ce qui contribue à enrichir le roman et à donner de l’épaisseur à l’univers clôt de Mansfield Park. A contrario j’avais été agacée que les héroïnes de Raison et sentiments demeurent plusieurs semaines à Londres sans que rien ne soit dit de la ville, je décerne donc un bon point pour cet aspect !
- Vous devez bien supposer que je suis destiné à quelque profession, et pourriez vous apercevoir que je ne suis ni homme de loi, ni soldat, ni marin.
- Très juste ; mais, bref, cela ne m’était pas venu à l’esprit. Et comme vous le savez, il y a généralement un oncle ou un grand-père pour laisser sa fortune au fils cadet.
- Voici une coutume fort louable, dit Edmond, mais pas tout à fait universelle. Je suis l’une de ces exceptions, et étant l’une d’elles, il me faut subvenir à mes besoins.
Ce roman est aussi la peinture d’une société un peu étriquée (ah la la, la peur du théâtre, même en amateur !) (la bourgeoisie anglicane rurale, c’est quelque chose) où les femmes comme il faut ne peuvent littéralement pas faire un pas à l’extérieur toutes seules, avec de subtiles nuances si vous êtes fiancée ou mariée (toutes ces manières pour accepter une invitation à dîner !).
Encore une fois, Austen fait montre d’une grande habileté de la langue. Elle manie le discours indirect libre et l’ironie comme elle respire.
Edmond observa l’intérêt croissant qu’elle prenait à l’écouter, et prit plaisir à voir, avec amusement, comment, petit à petit, ses travaux d’aiguille semblaient se ralentir, alors qu’ils l’avaient tout d’abord si totalement absorbée en apparence ; il vit l’ouvrage lui tomber des mains, tandis que sans bouger, elle demeurait à ne rien faire ; il vit ensuite son regard se tourner vers Crawford, alors qu’elle avait paru si soigneusement éviter de le regarder pendant toute la journée, et se poser sur lui, l’espace d’un instant, bref, jusqu’à ce que le regard de Crawford, comme attiré par le sien, se fût posé sur elle ; alors le livre fut posé, et le charme rompu.
Jane Austen sur ce blog :
Peut être pas le meilleur mais j'ai aimé ce roman pour des raisons assez différentes des autres en effet, peut être un peu moralisateur mais j'ai aimé voir apparaitre le problème de l'esclavage en filigrane du récit, le peu de considération donnée au théâtre
RépondreSupprimerAh le coup du théâtre est très amusant (mais pas forcément parce qu'Austen l'a voulu ainsi, elle adopte clairement le point de vue moralisateur), cette société est vraiment hyper guindée.
Supprimerbien d'accord avec toi sur le côté moralisateur
SupprimerAutant j'adore Austen, autant j'ai trouvé celui-ci trop long. Ce n'est pas déplaisant- c'est quand même Austen. Mais je me suis laissé et je ne suis pas arrivé au bout.
RépondreSupprimerJe te comprends tout à fait.
SupprimerLu, relu, etc. Oui, le lecteur pouvait attendre un autre dénouement. Fanny et son cousin ne font pas trop rêver. Mais c'est Austen, on ne va pas s'en priver, non?
RépondreSupprimerC'est un grand écrivain, elle comprendra que l'on soit exigeant avec elle oui !
SupprimerAhhh, toi aussi, tu as trouvé la fin morale assez décevante ?... Tu me rassures, je ne suis donc pas la seule. Pour le reste, j'ai tout de même trouvé les réflexions suscitées par le roman extrêmement passionnantes et, comme tu dis, Jane Austen manie décidément l'ironie et le DIL avec un brio assez époustouflant !
RépondreSupprimerOui, on enlève les 70 dernières pages et c'est pas mal du tout.
SupprimerJe l'ai lu il y a longtemps, il ne m'a pas laissé de souvenir impérissable si ce n'est un sentiment de frustration et contrairement à d'autres livres de Jane Austen, je n'ai jamais eu envie de le relire.
RépondreSupprimerCe qui est révélateur, pas un chef d'oeuvre.
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