La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



vendredi 15 mars 2019

Tu ne sais pas ce que je peux détester les hommes.

Louis Aragon, Les beaux quartiers, 1936.

Tout commence à Sérianne, une petite ville des Alpilles où de riches fabricants de chocolat emploie une pauvre main d’œuvre, locale ou italienne. Il y a le maire, le percepteur, les adultères des uns et des autres, la moralité de certains, le bordel où tout le monde se retrouve, la grande affaire des élections en ces temps de IIIRépublique. C’est la bourgeoisie de province, riche et racornie, qui se partage le territoire et le pouvoir local. 

Comme on s’étonnait qu’il fût parvenu à la mettre enceinte, il disait que c’est tout simple quand on n’est pas feignant, il n’y a qu’à bien viser. Il n’avait pas son pareil pour abattre les cailles avec des pierres. (Cette citation gracieuse a également été relevée par Lili !)

L’attention se concentre progressivement sur les fils du maire : Edmond et Armand Barbentane. L’aîné, le beau gosse, destiné par son père à la médecine pour reprendre le cabinet et la clientèle politique. Le cadet, destiné par sa mère à la prêtrise. Mais tous ces beaux projets peuvent se heurter aux désirs enfouis des jeunes gens. Tout se détraque tout à coup et l’action bascule à Paris !
À Paris, Edmond étudie la médecine. Il se verrait bien grand ponte parisien, mais les études sont longues et peu gratifiantes, surtout quand il croise le chemin de Carlotta, une magnifique italienne… il va lui falloir de l’argent. Armand, quant à lui, abandonne peu à peu différents idéaux et erre dans la misère un long moment avant de trouver une autre voie, aux côtés du peuple.
C’est un roman balzacien en diable, où l’on truande en famille, où il y a des magouilles financières et des héritages à préserver, des fils désireux de tracer leur chemin. Mais Edmond n’est pas exactement Rastignac – il préfère lire Bel-Ami. Toute une partie du roman plonge au cœur des repas de famille, des secrets d’alcôves, des ambitions rentrées, des espoirs déçus.

Si elle lui mentait, pourtant, comme il a su, lui, mentir ? Il se rassure très vite, avec des arguments de violoniste. Mais d’où lui vient cette folie nouvelle ? Il regarde sans fin Carlotta dormir. Carlotta dormir. Carlotta. Dormir.

Mais en fait, il ne s’agit pas du tout de cela ! Ou pas seulement. Ou comme un détail d’un drame plus vaste qui se joue à l’échelle de la France et de l’Europe. C’est que le roman commence en 1911-1912, quand Les Cloches de Bâle s’interrompent sur un mouvement plein d’espoir pour les travailleurs et les femmes. Voici donc que l’action reprend, alors que les patrons d’usine se réorganisent après les grandes grèves, quelques années après les manifestations des viticulteurs dans le Languedoc et les émeutes anti-Italiens et surtout alors que les débats font rage autour de la Loi des trois ans. Les débats politiques sont loin de constituer uniquement un arrière-plan pour le roman, ils envahissent progressivement les pensées et les intérêts des personnages. Le pays se prépare-t-il à la guerre ? Les intérêts médiocres et à court terme du personnel politique, provincial et parisien, et des industriels et d’un certain nombre d’autres, semblent confluer vers un discours de plus en plus martial. Pourtant Armand ira écouter Jean Jaurès, à qui il est magnifiquement rendu hommage. Le roman se clôt en juillet 1913, dans un climat de presque joyeuse kermesse (et de sombre crapulerie). Certains passages m’ont rappelé les romans de Stendhal avec ces imbroglios de gouvernement et de parlementaires, auxquels je ne comprends rien, mais qui retransmettent une certaine atmosphère.
Picasso, Ma Jolie, 1911, Moma.

Le début (4 lignes qui m'ont immédiatement séduite)
Dans une petite ville française, une rivière se meurt de chaud au-dessus d’un boulevard, où, vers le soir, des hommes jouent aux boules, et le cochonnet valse aux coups habiles d’un conscrit portant à sa casquette le diplôme illustré, plié en triangle, que vendaient à la porte de la mairie des forains bruns et autoritaires.

L’ensemble est excellent ! Un très long roman qui se déploie lentement. Les beaux quartiers parisiens arrivent tardivement, après ce long début dans le Sud, qui a permis de camper les portraits des élites locales, personnages tout à la fois complexes et sans intérêt. Les hypocrisies de tous les jours en somme. Aragon raconte la lutte sociale intense, quotidienne, violente, souterraine qui anime la société, les petits fonctionnaires, les commerçants, les ouvriers, les très pauvres, les notables. Il y a l’évocation de la pauvreté, des filles placées comme domestiques et violées par leur patron le plus naturellement du monde. Armand et Edmond sont lentement mis en valeur et nous les quittons au seuil de leur vie et sur le point de s’engager chacun dans leur voie – tout est-il déjà joué ? Aragon raconte une jeunesse, une initiation, un apprentissage, nous ne saurons rien de la suite (sauf si nous continuons à avancer dans Le Cycle du réel). En effet, quelques personnages récurrents apparaissent sans en avoir l’air dans les autres romans. Il s’agit de raconter notamment la fortune d’Edmond Barbentane, un de ceux qui tirent les ficelles d’Aurélien.
Et les femmes ? Les Cloches de Bâle et Aurélien mettent en avant des héroïnes féminines tout à fait originales. Ici ce n’est pas le cas. Je retiens simplement la figure de Carlotta, lointaine descendante de Nana, mais soucieuse d’échapper à son destin, qui essaie de concilier sa liberté, son besoin d’aimer et son besoin d’argent et qui a aussi besoin de se venger de ce qu’elle a subi. C’est que nous sommes dans une société où les femmes ne sont bonnes qu’à trouver un mari ou un protecteur pas trop violent.
Enfin, la langue d’Aragon ! Cette langue souple alterne d’amples mouvements descriptifs et des formules familières, voire franchement vulgaires. La rapidité des dialogues, très vifs, qu’il faut suivre, complète des portraits croqués avec justesse et ironie pour croquer les portraits. Le tout sans lourdeur.

L’accent méridional de son père le mettait hors de lui plus encore que cette impuissante inquisition. Depuis qu’il était à Paris, Edmond avait appris à parler du bout des dents et en serrant les lèvres, comme toutes les personnes du Midi qui ont de l’éducation.

Ici sommeillent de grandes ambitions, de hautes pensées, des mélancolies pleines de grâce. Ces fenêtres plongent dans des rêveries très pures, des méditations utopiques où plane la bonté. Que d’images idylliques dans ces têtes privilégiées, dans les petits salons de panne rose où les livres décorent la vie, devant les coiffeuses éclairées de flacons, de brosses et de petits objets de métal, sur les prie-Dieu des chambres, dans les grands lits pleins de rumeurs parmi la fraîcheur des oreillers ! Dans ces parages de l’aisance, on voudrait tant que tout fût pour le mieux dans le meilleur des mondes. On rêve d’oublier, on rêve d’aimer, on rêve de vivre, on rêve de dispensaires, et d’œuvres où sourit l’ange de la charité. L’existence est un opéra dans la manière ancienne, avec ses ouvertures, ses ensembles, ses grands airs, et l’ivresse des violons. Les beaux quartiers !

Aragon sur le blog :

Le billet de Lili sur ce roman, elle-même ayant déjà rejoint Les Voyageurs de l’impériale. Elle met notamment l’accent sur la liberté et la fantaisie d’Aragon.
Plus qu’un volume à lire !
Le billet de Lili sur Les Voyageurs de l'impériale. Ellettres a lu Les Cloches de Bâle.


2 commentaires:

Lili a dit…

Tu as tellement raison d'évoquer la parenté balzacienne de ce roman ! Il y a tout de même du Rastignac chez Edmond, même s'il a effectivement beaucoup de Bel-Ami aussi. Mais c'est ce qui est génial avec ce cycle du Monde Réel d'Aragon : il y a beaucoup des grands auteurs du XIXème dans son style ou ses inspirations - avec quelque chose en plus : sa patte à lui, ce souffle d'un nouveau siècle qui fait fi de beaucoup de règles et de beaucoup de convenances, une lucidité qui s'exprime plus follement à travers la pluralité des discours et des voix. Aragon est décidément un des plus grands romanciers du XXème siècle. C'est dommage que beaucoup ne le retiennent que pour sa poésie (qui est géniale aussi, cela dit)
Et par ailleurs, profite bien du salon du livre ce weekend, petite veinarde ! J'espère que tu vas encore revenir avec la besace remplie de bons titres !
Bises :*

nathalie a dit…

Oui il prend les classiques avec beaucoup de liberté, voire d'irrévérence, mais parce qu'il maîtrise parfaitement ses gammes (Aragon c'est un grand jazzman !).