La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 18 novembre 2021

Une époque de ce genre est une époque d’espoir.

 George Eliot, Felix Holt, le radical, parution originale 1866, traduit de l’anglais par Alain Jumeau, édité en France par Folio.

 

Un roman d’Eliot qui nous plonge, cette fois, au cœur des élections dans une petite ville d’Angleterre.

Tout commence par un long voyage en diligence. Le voyageur passe d’une campagne prospère, mais où les pauvres sont cachés dans de sombres masures, à une campagne déjà transformée par l’industrie. Ici s’élèvent des mines de charbon, les travailleurs quittent les champs pour s’installer en ville, on commerce, la classe aristocratique croit que rien n’a fondamentalement changé, pourtant tout tremble et tout bouge. On est en 1832 et la petite ville est agitée par la réforme électorale qui permet à un plus grand nombre de personnes de la classe moyenne de voter et d’élire leurs députés (sauf les pauvres et les femmes, on ne déconne pas).


Le passager perché sur le coffre de la diligence et lancé à vive allure au-dessus d’un tel hameau en voyait surtout les toits : le hameau tournait probablement le dos à la route et semblait se tenir loin de tout, à l’exception de sa bande de terre et de ciel, loin de l’église paroissiale dont le séparaient de grands champs et des chemins verts, loin de tout contact en dehors de celui des vagabonds. Si l’on parvenait à voir son visage, celui-ci était très vraisemblablement crasseux, mais cette crasse était une crasse protestante, et les grands vagabonds effrontés, à l’haleine chargée de gin, étaient des vagabonds protestants.


Il y a Harold, le descendant d’une ancienne famille, enrichi dans le commerce, un homme égoïste et sans tendresse. Par calcul, il décide de se présenter aux élections, ni comme whig, ni comme tory, mais comme radical. Il y a Felix, un homme pauvre mais instruit et honnête, décidé à partager le sort des classes populaires, radical lui aussi, mais trop pauvre pour voter. Il y a Esther, la fille adoptive du pasteur, belle, généreuse et observatrice.


Aussi bon que les hommes sont disposés à l’être envers les femmes, lorsqu’ils leur donnent des coussins et des voitures, et leur recommandent de prendre du bon temps, puis s’attendent à ce qu’elles soient satisfaites de subir le mépris et le manque d’attention.


Et c’est parti pour 700 pages.

Il faut d’abord dire que c’est un roman un peu compliqué à saisir. Entre les identités politiques et la réforme électorale, entre les rebondissements juridiques relatifs à la propriété du domaine, dont l’explication n’intéresse manifestement pas Eliot, mais du coup un peu incompréhensibles, et la présence de l’église conformiste (là il est question de réforme religieuse) qui apparaît régulièrement dans ses romans et que je ne suis pas sûre de bien identifier…

Les trois personnages principaux sont mis en valeur par une galaxie de figures secondaires très réussies (comme toujours chez Elio) : le père d’Esther, la mère d’Harold, une série d’hommes d’affaires intermédiaires, un patron de pub, etc. Ils contribuent à camper le tableau d’une société avec toutes ses nuances. Je n’ai guère été touchée par le personnage de Felix. Il est certes du côté du bien, mais il apparaît aussi comme un arrogant donneur de leçons, peu capable de nuances et il commet de graves erreurs d’appréciation. Ceci dit, son appel à lutter contre l’autorité et à se révolter est très beau. Eliot me paraît plus à l’aise avec le personnage d’Harold. Antipathique et dépourvu de bonté, mais conformant ses actes à l’idée qu’il se fait de sa caste, il parvient finalement à agir avec un véritable honneur. Avec tous ses calculs, il semble moins d’un bloc et plus humain. Entre eux deux (et oui), il y a Esther, changeante et gracieuse, sensible aux intérêts des êtres qui l’entourent.


Un portrait par A. Flandrin,1834, col. privé

Et puis, il y a la foule, la société qui change et qui se saisit d’enjeux nouveaux. Les classes populaires, chères à Felix, ne sont guère mises en valeur (autant Eliot sait peindre un individu avec sympathie, autant sa vision de la foule est effrayante), mais le cœur du roman tourne autour des pratiques électorales douteuses entretenues par les candidats : obtenir le soutien des patrons de pub, payer la bière, coller les affiches, transporter les pauvres le jour du scrutin, organiser les applaudissements, les huées, les jets de légumes, les violences, flirter avec le risque d’émeute… À peine entamée, la réforme est bien malade. Eliot écrit 30 ans après 1832, elle a pu voir évoluer (ou pas) les pratiques politiques anglaises, en s’inspirant des changements de régime du continent. Si le roman contient des plaidoyers vibrants pour l’ouverture du vote et de l’activité politique au plus grand nombre, il est aussi marqué par un profond scepticisme. Si les individus parviennent à trouver leur voie, et peut-être le bonheur, difficile de dire si la société suit celle du progrès. Il reste quand même l’espoir suscité par les débats politiques, l’aspiration au changement et la fermentation de la société.


Il pensait qu’aucun de ses auditeurs ne connaissait le sens du mot crucial ; mais il avait une grande expérience de l’effet produit par des mots qu’on ne comprenait pas. Et dans le cas présent, les mineurs étaient convaincus, sans bien savoir de quoi.


Un roman ambitieux, marqué par une ironie mordante.

La diligence traverse une campagne anglaise qui a peut-être l’air idyllique (les champs sont cultivés, le thé est servi à 5 heures et l’on se cause de façon civilisée), mais qui est traversée par des éclairs qui indiquent que la violence n’est pas loin. Les femmes reléguées loin des affaires importantes, les ouvriers bons à travailler et à boire, les ragots des uns sur les autres, une femme esclave qui a été achetée, tout cela fait aussi partie de l’ère victorienne.

 

Cela fait perdre tous les acquis de la civilisation, toutes les leçons de la Providence. Si les gens instruits ne doivent pas juger pour ceux qui ne le sont pas, eh bien, nous n’avons qu’à avoir un président de la Royal Society élu au suffrage universel.

 

Faire preuve de duplicité avec un homme dont la conduite était caractérisée par la duplicité s’approchait tellement de la vertu que cela méritait d’être appelé rien de moins que de la diplomatie.

 

Une romancière.


Eliot sur le blog :

Middlemarch
Le Moulin sur la Floss (qui reste mon préféré de coeur)

Daniel Deronda (mais celui-ci est peut-être le plus impressionnant)

 

ADDENDUM ACTUALITÉS : Je suis de retour ! J'ai Internet ! Le déménagement s'est très bien passé, même si je suis épuisée et que j'ai l'impression que cela fait un mois que j'ouvre et ferme les cartons. Les livres sont sortis des cartons et posés sur les étagères, sans être rangés. Ils sont bien contents.

Donnez-moi un peu de temps pour faire le tour des billets que j'ai loupés.


6 commentaires:

keisha a dit…

Le retour, youpee!
J'ai lu tous tes Eliot, sauf ce Felix Holt, grr. Quant aux 700 pages, c'est quasiment une habitude, pfff.

nathalie a dit…

C'est moitié moins que Deronda, hein. Et puis elle se lit étonnamment bien, même en étant épuisée ou irritée par plein de choses, on se plonge sans problème dans ses romans.

Marilyne a dit…

J'ai hésité lorsque j'ai vu ce titre en librairie. Je me suis abstenue parce que je n'ai encore jamais lu G.Eliot, ce roman m'a paru un peu trop ambitieux pour commencer.

Passage à l'Est! a dit…

J'ai un souvenir très lointain de Middlemarch (mais probablement surtout du film), mais sinon je ne connais vraiment pas bien George Eliot. Peut-etre commencerai-je avec ton préféré; cette histoire d'élection me parle moins.
Ravie de savoir que tu es chez toi et que tu as encore devant toi le plaisir de ranger tes livres!

nathalie a dit…

Ce n'est pas le plus séduisant. Middlemarch et surtout Le Moulin me semblent bien mieux pour commencer.

nathalie a dit…

Oui mon dos se réjouit à l'avance du plaisir de ranger les livres...