Pajtim Statovci, Bolla, parution originale 2019, traduit du finnois par Claire Saint-Germain, édité en France par Les Argonautes.
Deux textes s’intercalent. L’un est composé de cours paragraphes, datés des années 2000. Un homme malade essaie de rappeler à lui ses souvenirs. L’autre est le récit principal, celui du narrateur, et tout commence à Pristina en 1995 (note : à ce moment, le Kosovo, région albanophone de Serbie, a fait sécession, mais est reconnu seulement par l’Albanie). Donc, en 1995, le narrateur, albanais, rencontre un jeune homme, serbe, et entre eux, c’est l’amour fou. De longues nuit et de longues heures passées ensemble. Mais le narrateur est marié et père et la guerre se rapproche. Il quitte le pays. Il s’exile dans un pays qui n’est pas nommé, mais qui, vu l’état de ses institutions, pourrait être la Finlande, et finalement en 2004, il doit revenir à Pristina. Ville en ruine, ville où il devra désormais vivre. Et où il recherche son ancien amant.
Il est serbe et moi albanais, nous devrions donc être ennemis, or maintenant que nous nous touchons, il n’est plus entre nous une seule parcelle qui soit pour l’autre aberrante ou étrangère et j’ai la certitude inébranlable que, nous deux, nous ne sommes pas comme les autres, et cela me vient avec une telle force, une évidence si massive que cela me semble un message adressé de plus haut ; nous nous fichons de voir que beaucoup roulent des yeux réprobateurs ou nous intiment de dégager du chemin, que beaucoup ricanent en nous dépassant, se moquant peut-être de notre incapacité à former des mots, ayant perdu la parole pour eux comme pour nous.
C’est un très beau roman, avec un narrateur qui n’a rien de sympathique. Lâche, soumis aux pressions sociales, quelquefois violent, raciste. Pourtant lucide sur lui-même, sur sa personnalité et sur ceux qui l’entourent. Il veut devenir écrivain, il créera le personnage de la Bolla. Si son existence ne lui convient guère, il reste le refuge des mots que l’on lit et que l’on écrit.
La nuit, je suis réveillé par la pluie. Une averse sauvage fouette, intrépide, les rues et les toits, lape le gravier et la poussière, emporte avec elle toute cette bouillie grise, pour finir par la déverser dans les égouts, hors de vue.
Soulages, le cuivre d'une gravure, musée de Rodez |
À travers son narrateur, Statovci peint un monde qui a perdu tout sens. C’est un peu à la fois la loi du plus fort et la solidarité, mais il manque l’espoir individuel et collectif. Le narrateur vit dans le souvenir de cet amour initial, tout à la fois lumineux et désespérant. Alors, il reste peut-être seulement les mots.
Un roman plein de désenchantement et de mélancolie – que je vous conseille vivement.
Écrire, en soi, n’a rien de beau, c’est au contraire une torture, exaspérante, c’est se forcer à dire ce que d’autres ont dit de bien mieux. Cette activité que je croyais aimer sans réserve se révélait rebutante : il me semblait me fourvoyer. La comparaison constante, la honte, incontrôlable et paralysante à me terrasser, qui s’attache à la littérature dès lors qu’on passe de lecteur à narrateur, on se porterait mieux sans.
La destruction qui fait rage autour de nous devient un secret ; la mentionner lui donne un visage alors que la taire la fera disparaître avec cette fin d’été, aussi vite qu’on avale une poignée d’air.
Du même auteur j’ai aussi lu La Traversée et c’était déjà extrêmement bien.
C'est un dernier clin d’œil au mois organisé par Patrice et Eva qui a mis la littérature des pays de l’Est de l’Europe à l’honneur. Merci à eux deux ! De bien belles découvertes et il en reste toujours autant à lire. Alors, on remettra ça l'année prochaine. En attendant, mon récapépète (parce que je suis assez contente de moi) :
Karel Čapek, L’Année du jardinier : c'est tchèque, c'est de l'humour de jardin et c'est léger et agréable
Pour Tommy. 22 janvier 1944, dessins et textes de Bedřich Fritta : un carnet laissé à un enfant de Theresienstadt par son père, c'est terriblement émouvant (et c'est tchèque)
Olga Tokarczuk, Récits ultimes : une lecture commune autour de la romancière polonaise, mais j'ai d'autres titres que je préfère
Ismail Kadaré, Qui a ramené Doruntine ? : nous passons en Albanie, mais là encore pas mon préféré de l'auteur
Boris Fishman, Le Festin sauvage. De la Minsk soviétique au Brooklyn d’aujourd’hui, le récit et les recettes de cuisine d’une famille juive athée : il est question de l'identité soviétique en exil et à table, c'est vraiment très intéressant
Slobodan Šnajder, La Réparation du monde : un auteur croate et toute l'histoire de l'Europe, mais je ne suis pas séduite par cette lecture commune
Ludmila Oulitskaïa, Ce n’était que la peste : c'est russe, il y a une pandémie et le NKVD, c'est furieusement actuel
Igort, Les cahiers Ukrainiens. Journal d’une invasion : un auteur italien recueille les récits de la guerre en Ukraine et les dessine, c'est émouvant et intéressant.
Et avec Statovci, nous sommes au Kosovo.
(et j'ai aussi publié plein de billets sur Gênes)
Effectivement, belle participation à ce challenge auquel je ne participe pas pour plein de raisons. J'ai noté durant ce mois quelques titres mais il est vrai que je ne suis pas très attirée par ces pays, hormis la Pologne. Le livre dont tu parles aujourd'hui semble dur.
RépondreSupprimerTu auras remarqué qu'ici la littérature française contemporaine est assez rare... à part Volodine, je crois, et quelques exceptions qui parviennent jusqu'à moi. Il en faut pour tous les goûts.
SupprimerEt oui, un livre assez dur, mais qui se lit bien, car les chapitres sont plutôt rapides.
Ah mais oui, j'ai lu un roman de cet auteur, avec Finlande et Kosovo
RépondreSupprimerhttps://enlisantenvoyageant.blogspot.com/search?q=Pajtim+Statovci
AH le titre avec un chat a eu un peu de succès. Ceci dit, je pense que cette plongée dans le monde rural me plairait. Et ce serait assez différent des deux titres que j'ai déjà lu de lui, cela me semble une bonne idée.
SupprimerCe mois de l'Europe de l'Est a été riche en découvertes ! Merci pour cette ultime lecture sur le thème
RépondreSupprimerOui, j'ai noté plein de titres et assez peu vidé mes étagères, étrangement.
Supprimerbelle participation un auteur et un titre totalement inconnus c'est bien ça une belle façon de faire tirer la langue à tes lecteurs
RépondreSupprimerOh c'est pas du tout mon genre voyons ! Ah ah !
SupprimerCa valait la peine d'attendre le 4 avril pour bénéficier de cette dernière chronique, qui clôt de belle manière l'aventure pour 2023. Bravo pour ce magnifique bilan !
RépondreSupprimerMerciiii J'ai été à fond oui !
SupprimerTu as été active ! Bravo ! Des auteurs que je connais et que j'apprécie comme Olga Tokarczuk ou Kadare, Capec... d'autres inconnus mais il y aura un autre mois de la littérature de l'Est pour d'autres découvertes. Tu me donnes l'idée de faire ma propre récapitulation !
RépondreSupprimerOui et puis on continuera à en lire durant l'année (sinon on ne s'en sortirait pas).
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