Olga Tokarczuk, Récits ultimes, parution originale 2004, traduit du polonais par Grażyna Erhard, édité en France par Noir sur Blanc.
Dans une première partie, une femme, Ida, a un accident sur une route enneigée et trouve refuge dans une ferme un peu étrange. Le temps semble s’être arrêté – difficile de savoir si elle reste 2 jours ou une semaine – et tout est noyé dans le brouillard. Ce moment suspendu l’entraîne dans diverses réflexions, sur sa mère, sa fille, son enfance, son ex-mari, son métier de guide conférencière.
Dans la deuxième partie, Parka, une femme âgée se retrouve coincée dans une petite maison de montagne, sous la neige. Son mari est mort – il va passer quelques jours congelé dans la véranda. Il s’agit de la mère d’Ida. Elle aussi repasse le fil de sa vie.
Dans la troisième partie, nous sommes avec Maya, la fille d’Ida, et son garçon, sur une île tropicale au bout du monde, à faire de la plongée – Maya n’est-elle pas un de ces Pérégrins ? Toujours est-il qu'avec elle, c'est le soleil et le tourisme tropical du bout du monde qui débarquent dans ce monde de neige. Passage à l'Est parle à juste titre de "personnage cul-de-sac", car avec elle, le lecteur reste un peu en plan.
La deuxième partie est sans aucune doute celle qui nous intéresse le plus, car nous plongeons dans le passé de Parka, entre l’Ukraine et la Pologne. Une famille déplacée, les relations avec l’armée russe, les relations entre les hommes et les femmes aussi, une longue vie.
À l'inverse, la troisième partie est la moins ouverte. Le lecteur reste perplexe. Et alors, quoi ?
Avec la lumière qui pénètre à travers la croisée, les pensées deviennent de plus en plus distinctes. Et agressives. Les voilà qui se rangent en un ordre de bataille trompeur et qui partent à l’assaut du jour, le découpant en séquences, le tirant à hue et à dia, le laissant mariner dans son jus.
Mais c’est l’ensemble du livre qu’il nous faut considérer. Les trois récits nous sont livrés tels que, sans parole unificatrice (comme toujours chez Tokarczuk). Pour moi, le roman est marqué par la présence de la mort, mais peut-être plus encore de la maladie et de la vieillesse, qu’il s’agisse des animaux que l’on abandonne ou que l’on soigne, des souffrances qu’il faut abréger, ou des humains qui meurent. Il y a aussi les pensées de femmes seules. Elles ont ou ont eu une vie, une famille, des enfants, un métier et pourtant elles apparaissent seules, coupées de leurs contemporains par quelque chose. Les voici, durablement ou non, volontairement ou non, à l’écart du monde. Leurs pensées vagabondent dans l’espace et le temps, s’accrochent à des idées pas toujours saines, se focalisent sur un détail, ne s’accrochent pas au quotidien. Toutes semblent vivre dans un autre univers que les hommes.
Autrefois, il faisait plus clair, le soleil arrivait plus abondamment sur notre bonne terre. Le ciel était plus bleu et, à la tombée du jour, il s’embrasait et prenait une belle teinte rose glacée. Les étoiles brillaient avec plus d’intensité. Même la lune était plus grosse, à tel point que la nuit, il fallait tirer les rideaux, sinon sa clarté vous vrillait les paupières.
Il y a un drôle de passage sur le muscle du cœur et plus généralement sur le corps humain, sur les règles et l’ovulation. C’est la difficile approche de son propre corps, la presque impossibilité de comprendre nos entrailles les plus intimes (comment ça marche ? pourquoi ça a telle forme ? et si ça se détraque ?) et le sentiment d’étrangeté vis-à-vis de soi-même. Là encore, une thématique récurrente.
Anonyme flamand, XVIe siècle, Tentation de Saint Antoine (détail), coll. privée en dépôt à Cassel |
C'est un monde dépourvu de signification, pas facile à appréhender pour le lecteur, puisque lire, c'est précisément voir du sens et du lien.
Après avoir lu plusieurs romans de l’autrice, je note un dernier point. Alors que souvent, quand nous lisons des romans de « ces pays-là » (et je crois que l’on peut englober ainsi plus ou moins tout ce qui n’est pas de notre univers familier, mais en l’occurrence ici les pays de l’ancienne sphère soviétique), nous nous attendons plus ou moins consciemment à entendre parler des remous de l’histoire avec sa grande hache et de son emprise à long terme sur les consciences. Cette dimension n’est pas absente de ce roman et c’est pourquoi je pense que le deuxième récit est celui qui nous parle le plus. Mais Tokarczuk est fondamentalement déceptive . Ses livres parlent davantage du temps qui passe et qui érode tout, qui transforme et détruit les choses et les gens, de la solitude de femmes mal à l’aise dans la société, de leur rapport aux objets et aux animaux et de l’étrangeté du quotidien. Il est question aussi du plaisir pris à se laisser aller au fil de ses pensées et du danger que cela entraîne. Tout cela peut mettre mal à l'aise le lecteur. La narration n'est pas un fil. Les personnages apparaissent ou disparaissent, comme cela.
Plus rien ne demeurerait secret pour eux : ils sauraient que le 2 avril 1987, le céleri a été semé, et le 14 le persil.
Le livre qu’elle essayait de lire regorgeait de détails, à croire que son auteur devait souffrir d’une sorte de mal de mer psychique : il se cramponnait aux objets pour s’empêcher de vomir ; il les décrivait goulûment, en salivant, désireux sans doute de les avaler, de se remplir le ventre de ce ballast roboratif, afin de devenir plus lourd, plus stable.
Une autrice.
Les Livres de Jakób : un gros machin historique, c'est le XVIIIe siècle, j'ai adoré, forcément.
Sur les ossements des morts : pas pour moi (mais mon billet n'est pas si négatif)
Les Pérégrins : ouiiiiii
Dieu, le temps, les hommes et les anges : sans doute le plus facile à lire, il est très réussi
Maison de jour, maison de nuit
C'est une LCA (Lecture Commune Approximative). Keisha a lu Histoires bizarroïdes (mais en 2020 elle avait lu Récits ultimes). Ingannmic et Miriam ont lu Les Pérégrins. Passage à l'Est a lu Récits ultimes. Patrice et Doudoumatous ont lu Sur les ossements des morts.
Troisième participation à ce grand mois de mars qui lit l'Europe de l'Est organisé par Patrice et Eva.
Yeeeeeeeeees dans ta liste je repère deux titres pas lus! Quel auteur! J'aime bien ton analyse finale. Tu as lu son discours du Nobel? (et on comprend qu'elle l'ait eu!
RépondreSupprimerJe crois qu'un nouveau titre vient de sortir, encore un recueil de nouvelles si tu veux continuer. Pas lu son discours non.
Supprimerune auteure à laquelle je n'adhère que partiellement, j'ai beaucoup aimé certains livres et pas du tout d'autres, ici je suis mitigée
RépondreSupprimerUne impression assez répandue, je crois. Nous sommes nombreux à ne pas toujours savoir sur quel pied danser avec elle.
Supprimer"Fondamentalement déceptive"... intéressant, comme concept ! Mais oui, on ne sait jamais vraiment où on va avec cette auteure, ni si on va quelque part d'ailleurs. Et c'est ça qui est bien...
RépondreSupprimerÀ part quelques titres (Livre de Jakob, Les dieux, hommes et anges), j'ai l'impression que c'est ce qui ressort. Notre attente est déçue, on ne sait pas bien quoi en penser, et on en redemande. Un certain talent.
SupprimerOn voit que tu as beaucoup lu Tokarczuk. Mais je ne saisis pas très bien si celui-ci rentre dans la catégorie "ouiiii" ou dans celle "pas pour moi"?
RépondreSupprimerC'est "oui" mais avec moins de "i" que pour les Pérégrins, tu vois ?
SupprimerComme keisha, je trouve ton analyse finale très intéressante. Sinon, ta relation avec cette autrice semble avoir des hauts et des bas. Je n'ai lu qu'un seul de ses romans aussi je ne peux pas trop m'exprimer sur le sujet. A suivre pour moi...
RépondreSupprimerMerci pour ton commentaire. Oui, je suis très intéressée, sans être totalement séduite.
SupprimerJ'aime beaucoup ton analyse; ce qui au départ peut paraître décousu prend une cohérence et un sens. C'est très intéressant. Je n'ai pas lu celui-ci de Olga Tokarczuk mais j'aime l'auteur, du moins les trois que j'ai lus...Personnellement je suis très réceptive à ce thème du temps qui érode tout.
RépondreSupprimerElle juxtapose ses textes sans jamais de donner de clé de lecture au lecteur, qui doit se débrouiller. On ne sait pas si on n'est pas à la hauteur ou si c'est elle qui ne l'est pas.
SupprimerMerci beaucoup à toi pour cette nouvelle participation. Je me suis noté "Les pérégrins" en priorité, je laisserais plutôt celui-ci de côté.
RépondreSupprimerJe comprends, pas facile de se retrouver dans tous ces titres !
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