Jean Giono, Que ma joie demeure, 1935.
Sur le plateau Grémone, là-haut, quelques familles vivent de la terre, ni heureuses ni malheureuses. Et pourtant, Jourdan a la sensation d’être en proie à une lèpre. Une nuit arrive Bobi, un poète, un acrobate, un vagabond, qui propose doucement de faire la place à l’inutile. De planter des haies pour faire revenir les oiseaux, de ne pas ensemencer les terres au maximum, de laisser les chevaux courir, de partager les efforts…
Je crois que notre malheur c’est comme une maladie que nous faisons nous-mêmes avec de gros chaud-et-froid, de la mauvaise eau et du mal que nous prenons les uns aux autres en nous respirant nos respirations.
Certaines idées sont des aberrations écologiques, mais reflètent en réalité une conception de la nature comme une source de vie et de fécondité, dont l’être humain se serait peu à peu coupé, et qu’il faudrait s’efforcer de retrouver. L’être humain aurait en effet perdu la perception intime du monde, incapable de comprendre les signes, que tous les autres êtres vivants perçoivent facilement.
Pour moi, ce roman est à la fois beau et profondément agaçant. La langue est très belle, je dirais qu’elle est somptueuse, avec ces mots paysans, ces mots du terroir, cette façon inhabituelle de mener les phrases et d’apparier les adjectifs. Je ne peux pas m’empêcher de trouver certains procédés un peu lourds et répétitifs. Comme me l’a dit quelqu’un « dans certains cas, il fait un peu du Giono ». La tartine est parfois un peu épaisse.
C’était une nuit extraordinaire.
Il y avait du vent, il avait cessé, et les étoiles avaient éclaté comme de l’herbe. Elles étaient en touffes avec des racines d’or, épanouies, enfoncées dans les ténèbres et qui soulevaient des mottes luisantes de nuit.
C’est le début. C’est sûr que ça embarque la lectrice !
Et puis, cette vision panthéiste de la nature est certes très puissante, mais un peu… envahissante ? Sans cesse, ce rappel de la nécessité de l’amour, de la reproduction, du mâle et de la femelle, de la vie qui s’insuffle partout. Jean, il faut arrêter d'employer le verbe « gémir » à tout va.
Et malgré tout… il y a des évocations pleines de souffle. Je retiens notamment celle des semailles et celle des moissons où le roman met en parallèle ce qui se passe parmi les familles du plateau et ce qui se passe plus bas, là où les champs appartiennent à des propriétaires, où les gars venus des montagnes viennent en masse louer leurs bras à la journée. Ce parallèle entre ces deux campagnes est saisissant !
Et on a dans tout son corps des désirs, et on souffre. On ne sait pas et on sait. Oui, vaguement on se rend compte que ce serait bien, que la terre serait belle, que ce serait le paradis, le bonheur pour tous et la joie.
Eisenschitz, Paysage des Alpilles, Toulon musée des arts |
C’est que nous sommes dans une fable. Nos familles sont en grande partie à l’écart du monde. Pas d’école (d’ailleurs les enfants tiennent une place réduite), ni de mairie ni de curé. À peine est-il question de commerces et de marchés où acheter des bêtes. Comme s’il fallait se créer une bulle où faire demeurer la joie – mais il est impossible de vivre dans l’immobilité et hors des passions. La cruelle dimension humaine peut se rappeler à vous brutalement ou l’inquiétude s’insinuer doucement sous la joie.
L’inquiétude. Toujours attendre. Toujours vouloir, avoir peur de ce qu’on a, vouloir ce qu’on n’a pas. L’avoir, et puis tout de suite que ça parte. Et puis, savoir que ça va partir d’entre nos mains, et puis ça part d’entre nos mains.
Ma préférence va aux formules les plus simples, proches de celles qui se disent ou qui se sont dites. Oui, que l’on me parle du « cheval pommelé au cul énorme » et des chevaux qui découvrent le foin des grandes étables de montagne, de cet homme qui rêve de bétail merveilleux. Et de ce magnifique métier à tisser avec une femme qui retrouve instinctivement les gestes de sa jeunesse. Et de cet homme qui fauche dans un geste à la perfection admirable. Je n’aime pas ces dialogues de phrases mystérieuses.
Il y a aussi la vie des loutres, des fourmis, des oiseaux, des plantes de toute sorte, des écureuils et bien sûr la vie du cerf dans l’herbe et dans l’étang.
Loubon, Les menons en tête d'un troupeau en Camargue, 1864 Granet |
Ce n’était pas le vent. C’était tout simplement le ciel qui descendait jusqu’à toucher la terre, racler les plaines, frapper els montagnes et faire sonner les corridors des forêts. Après, il remontait au fond des hauteurs.
C’était le grand gel. Pendant la nuit, le vent du nord était venu. Il avait soufflé tout doucement, sans violence, à peine comme un homme qui respire. Mais sa force était dans le froid. Il avait déblayé le ciel. Il avait verni la neige. Il avait séché la dernière sève aux fentes des écorces. Il avait fait que la forêt était maintenant comme un grand bloc. Il avait verrouillé la terre. Il avait usé le ciel toute la nuit avec du froid, du froid et du froid, toujours neuf, toujours bien mordant, comme un qui fait luire le fond d’un chaudron à la paille de fer, et maintenant le ciel était si pur et si glissant que le soleil n’osait presque pas bouger.
Bon. C’est un vin un peu trop fort pour moi ? Ou trop doux et enveloppant.
J’ai retrouvé l’avis de Dominique. Elle saura vous convaincre que ce livre est tout à fait magique. Laissez le vent bleu monter de la mer. Ce passage m’est en effet resté en mémoire.
Si vous n’avez jamais lu Giono, je ne vous conseille quand même pas de commencer par celui-ci. Préférez Colline ou Ennemonde ou Le Grand troupeau. Si vous connaissez déjà le bonhomme, allez-y, n’hésitez pas, faites-vous votre idée.
Jean Giono sur le blog :
Ce n'était pas mon premier Giono, mais j'étais un peu honteuse de ne pas 'grimper au plafond', je retrouve dans ton avis beaucoup de mon ressenti (non, je n'ai pas écrit de billet). Ce qui me console, c'est qu'il existe d'autres de ses romans un peu différents.
RépondreSupprimerIl a même écrit des romans très différents, c'est d'ailleurs remarquable qu'un auteur puisse faire des choses très sèches et puis ça... Cette capacité de renouvellement est une vraie richesse.
Supprimerje te rejoins quand tu dis que ce n'est pas par ce livre qu'il faut commencer la lecture de Giono mais pour le reste je suis plus enthousiaste que toi car j'ai tout aimé de ce roman je me suis laissée embarquée et je ne suis jamais descendue du rafiot !
RépondreSupprimerj'aime bien ta liste ce qui me pousse à écrire les billets manquants chez moi, je lis je lis mais je n'écris pas suffisament !
J'ai essayé de traduire à la fois mon "ahhhh" c'est beau et mon "argh mais non pfff" qui m'ont animée à tour de rôle tout au long de ma lecture. Mon billet est assez mixte je crois !
SupprimerJe fais des listes... je pourrais dire que c'est parce que j'oublie, mais c'est juste que j'aime bien faire des listes !
Ce titre est celui de ma prochaine lecture de Giono ( parfait, comme ce n'est la première, et puis ton retour de lecture me rend d'autant plus curieuse, les extraits m'appellent :) ).
RépondreSupprimerCurieuse de connaître ton avis. Pour ma part, je continue à le lire !
SupprimerLe Grand Troupeau, un grand souvenir de lecture. L'Homme qui plantait des arbres aussi.
RépondreSupprimerOui Le Grand Troupeau est très impressionnant. Cette ouverture est vraiment marquante.
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