La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



lundi 2 octobre 2023

Si on a peur on mettra une pierre à la poche. Et on avait peur.

 

Jean Giono, Un roi sans divertissement, 1947.


Au début du livre, un narrateur (que l’on suppose se situer au moment de l’écriture du roman, en 1946) commence à raconter une histoire incompréhensible. On se perd entre les lieux et les personnes – ma grand-mère racontait de cette façon, en remontant les générations. Il parle tantôt de vieillards qui lui ont raconté une histoire, d’un homme qu’il voit, lui, à son époque, et d’un érudit local qu’il a consulté, mais il racontera ce qu’il veut. On finit par comprendre que dans un village perdu du Diois, au milieu du XIXe siècle, en hiver, des habitants disparaissent. La peur s’installe dans la neige, ainsi qu’un militaire, un certain Langlois.

S’ensuit le récit d’une longue traque, comme une chasse au loup, avant que le supposé criminel ne soit tué. Si le lecteur peut s’attendre alors à ce que le roman s’intéresse à cet homme, un homme monstre, un homme ordinaire, un homme en quête de divertissement, c’est en réalité Langlois le militaire qui sera le centre du roman. S’ensuivent plusieurs récits le concernant, récits recueillis auprès de témoins, transmis par le souvenir (puisque l’érudit est méprisé). Est-ce lui l’homme en quête de divertissement ?


On ne peut pas vivre dans un monde où l’on croit que l’élégance exquise du plumage de la pintade est inutile. Ceci est tout à fait à part.


Si le début peut dérouter et si certains lecteurs courent le risque de s’égarer dans la neige, j’avoue avoir grandement apprécié ma lecture, que j'ai trouvé plutôt envoûtante. Giono en a fini avec son panthéisme qui m’avait tant agacée dans Que ma joie demeure et il aborde sa période plus sèche, voire franchement laconique au vu de certains dialogues. Il ne délaisse pour autant pas le symbolisme puissant. Il y a ici les habitants, les campagnards, qui s’occupent de leurs moissons et de leurs patates, et les individus qui sont face à eux-mêmes ou face à la solitude des autres. Personne n’est en mesure de percer le silence de Langlois. Au milieu de la société la plus amicale, il reste comme au milieu des steppes glacées. Finalement, seuls le criminel du début, son cheval et un loup réussissent à croiser son regard.

C’est un roman marqué par l’hiver. Pas ici de chaleur, de sève printanière, de ciel violet et autres. On y laisse l’empreinte de ses pas dans la neige, on y saigne aussi. Les habitations disparaissent dans le blanc et les personnages restent campés au chaud, devant la fenêtre, plongés dans leurs pensées.


Et quel alentour ! La rosée couvrant les champs où le blé avait été coupé et l’éteule en était rose comme un beurre qui fait la perle. Le ciel était bleu comme une charrette neuve. De tous les côtés les alouettes faisaient grincer des couteaux dans des pommes vertes. Il y avait des odeurs fines et piquantes qui faisaient froid dans le nez comme des prises de civette. Les forêts et les bosquets dansaient devant mes yeux comme le poil d’une chèvre devant laquelle on bat du tambour. Hou ! le beau matin !

(ceci est un démenti : il n'y a pas que l'hiver dans la vie des humains)

Chabaud, La Montagnette, 1925 Musée Réattu Arles


Et ce titre ? Le terme de « divertissement » renvoie à Pascal, un peu vaguement pour ce qui me concerne (l’homme ne sait pas rester immobile dans sa chambre et a impérativement besoin de distractions pour ne pas se confronter au néant de l’existence), mais plus précisément pour Giono qui comme tous les écrivains de la première moitié du XXe siècle est familier des moralistes du XVIIe. Heureusement, il y a Wikipedia : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères. » « Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. »

À la fin du roman, on a envie de relire les premières pages, pour mieux comprendre ce que l’on nous a raconté, dans un désordre apparent, désordre qui a servi à nous installer dans le roman et à nous conduire au gré du romancier. Qui est ce Frédéric IV ? Ce V. qui lit Sylvie ? Pourquoi ce début est-il sous le signe du soleil et de la beauté ?

Il y a aussi un grand hêtre, juste en face de la scierie. Il fait face à notre condition humaine.

 

Il y a là un hêtre ; je suis bien persuadé qu’il n’en existe pas de plus beau : c’est l’Apollon des hêtres. Il n’est pas possible qu’il y ait, dans un autre hêtre, où qu’il soit, une peau plus lisse, de couleur plus belle, une carrure plus exacte, des proportions plus justes, plus de noblesse, de grâce et d’éternelle jeunesse : Apollon exactement, c’est ce qu’on se dit dès qu’on le voit et c’est ce qu’on se redit inlassablement quand on le regarde. Le plus extraordinaire est qu’il puisse être si beau et rester si simple.

 

Lecture commune organisée par Ingannmic, qui a lu Le Bestiaire (ça a l'air bien). Maryline a lu Un de Baumugnes.


Giono sur le blog :

La Triologie de Pan :  Colline (magnifique, c'est la Provence dure et sèche) - Un de Baumugnes (un peu plus âpre, mais très réussi) - je n'ai pas encore lu le troisième
Les grands romans panthéistes : Le Chant du monde (ici le fleuve règne en maître, une appréciation sur le fil en ce qui me concerne) - L'Homme qui plantait des arbres (une petite fable) ; Que ma joie demeure (très beau, très agaçant)
Le cycle d'Angelo : Le Hussard sur le toit (un roman d'aventures très stendhalien - j'adore) - et faut que je lise les autres
Les romans de l'après-guerre : Le Moulin de Pologne (une vie de village assez cruelle, mais j'ai pas trop aimé) - Deux cavaliers de l'orage (la vie d'une famille paysanne, c'est très fort) - Ennemonde et autres caractères (très très réussi) - L'Iris de Suse (c'est son dernier roman, c'est une renaissance, serait-ce mon préféré ?)
Le Déserteur : biographie imaginaire du peintre Charles Brun, un art de la dévotion au coeur des Alpes Suisses
Le grand troupeau : le grand roman de la Première guerre mondiale

19 commentaires:

Sandrine a dit…

J'ai très peu lu Giono en raison de mauvais souvenirs au collège. Mais j'en ai deux dans ma PAL et raté la LC. Je te demande, comme à Ingannmic : penses-tu qu'un site/blog spécial LC où chacun viendrait annoncer la sienne pourrait être utile ? Je les rate toujours, je suis désorganisée, il me semble qu'un calendrier fixe que je pourrais consulter m'aiderait... Qu'en pensent les autres commentateurs ?

nathalie a dit…

J'imagine que ce serait utile. Je ne sélectionne que les LC qui m'intéresse, mais en plus en général les dates de LC se discutent dans les commentaires de billet, au fil des jours, donc elles sont loin d'être toutes visibles.

Ingannmic, a dit…

Ca m'intéresse grandement, ce que tu dis de la structure narrative notamment ! Je note, car comme je l'écrivais chez Marilyne, j'ai presque l'impression d'avoir botté en touche avec mon petit recueil certes fort divertissant. Il faudra toute de même qu'à un moment je me collette avec ses romans plus "classiques"...

nathalie a dit…

Tout à fait, tout à fait... bon comme tu le constates je ne suis pas fan de tous les classiques, mais celui-ci est assez impressionnant.

Dominique a dit…

un des romans les plus forts de Giono et un des plus mytérieux, ce n'est pas mon préféré mais qu'importe à la première lecture je n'ai rien compris il m'a fallu revenir en arrière et décortiquer un peu les mots et les phrases Sacré Giono !!!

Sandrine a dit…

C'est fait : https://lecturescommunes.wordpress.com/ Toute remarque est la bienvenue

nathalie a dit…

Heureusement que tu es là ! J'irai voir ça.

nathalie a dit…

Oui, mystérieux, on ne comprend pas tout ce qui se passe, c'est très intéressant.

je lis je blogue a dit…

Comme Ingannmic, j'ai l'impression d'avoir botté en touche en choisissant un petit texte (L'homme qui plantait des arbres). Je vois que tu as lu beaucoup de romans de Giono. Tu conseilles lequel pour commencer ?

nathalie a dit…

Je crois que j'ai aussi commencé par L'Homme qui... il y a bien longtemps, tu vois cela mène à tout !
Pour débuter... soit Colline soit Le Grand troupeau qui est sur la guerre. Je déconseille les romans panthéistes.

je lis je blogue a dit…

Je note, merci

Marilyne a dit…

Ce roman m'a impressionnée, il me reste. Envoûtant, c'est le mot. Et il n'est pas étranger à mon intérêt estival pour Pascal.

nathalie a dit…

Ah je comprends. C'est vrai qu'à partir du moment où se met à lire ces écrivains on arrive facilement à Pascal.

Passage à l'Est! a dit…

Je lis Giono à petites doses très espacées mais j'aime beaucoup (y compris Que ma joie demeure!). Je te rejoins pour Colline, magnifique. Joli, ce paysage de Chabaud.

Nathalie a dit…

Faut que je relise Colline et que j’achève la Trilogie, je n’en ai lu que deux sur trois. Il me rEs pas mal à découvrir encore.

Cléanthe a dit…

C'est peut-être mon roman préféré de Giono (avec le Hussard, dans un autre genre). J'ai retrouvé, à te lire, plusieurs de mes impressions. Il te reste maintenant à lire Noé, si ce n'est pas déjà fait (où Giono raconte -invente!- comment il a écrit Un Roi sans divertissement, et plein d'autres choses, notamment un voyage à Marseille, qui est un des morceaux de brio de l'écrivain).

Anonyme a dit…

Oui en réalité j’ai Noé depuis un moment sur l’étagère et je me suis rendu compte qu’il valide mieux avoir lu Un roi avant. Ce sera peut-être ma prochaine lecture.
Nathalie

Sacha a dit…

Le côté mystérieux me rebute un peu (trop de lectures ardues ces derniers temps, j'ai besoin d'un peu de fluidité :-D), mais je note tes conseils pour les "débutant(e)s" en Giono.

nathalie a dit…

Ah oui ce n'est pas le plus simple pour commencer ! Si tu aimes les romans historiques, le classique Hussard sur le toit pourrait aussi te convenir même s'il est plus gros.