Stendhal, Lucien Leuwen, 1834, roman inachevé.
Retour à Stendhal.
Lucien est le fils unique d’une riche et influente famille parisienne. Grâce aux relations paternelles, le voici propulsé sous-lieutenant à Nancy, une ville où la noblesse légitimiste tient le haut du pavé (ici Nancy vaut pour n’importe quelle ville de province et de garnison proche de la frontière allemande). C’est que nous sommes pendant la Monarchie de Juillet et l’armée ne sert pas tant à faire la guerre qu’à mater les ouvriers. Mais la grande affaire de Lucien, c’est la dignité : en effet le jour de l’entrée en ville du régiment son cheval l’a jeté bas devant la fenêtre d’une jeune et jolie veuve. Notre héros part donc à la conquête des impitoyables salons légitimistes.
Les amis de sa mère ne lui trouvaient pas la physionomie à la mode, la mine sombre et poétique, qu’il fallait avoir, surtout parmi les républicains. Enfin, chose impardonnable, dans ce siècle empesé et hypocrite, et pour un jeune homme riche, il avait plutôt l’air innocent et étourdi.
Je vous passe les détails, mais dans la seconde partie Lucien est employé au ministère de l’Intérieur, à Paris, et se trouve chargé de faire gagner les élections à la Chambre au candidat du gouvernement dans deux départements. On devine qu’il ne restera pas longtemps dans ce métier, mais on n’en sait guère plus, car le manuscrit s’interrompt brutalement : retour à Nancy auprès de la veuve ? Il semble que Stendhal ait envisagé pour Lucien une carrière de diplomate en Italie.
Le roman nous plonge dans la société corrompue du temps. Les héros napoléoniens ont vieilli. Le roi est fragile, en butte aux républicains, aux légitimistes, à la colère sociale. La Chambre est tenue par des groupes qui défendent leurs intérêts et s’arrogent les places. Les élections s’achètent. Les déplacements sont limités par la nécessité de montrer un passeport (même pour se rendre de Paris à Caen). Etc. Etc.
Au milieu de tout cela, Lucien est un héros sympathique. Soucieux de son honneur, craignant l’ennui et l’infamie, fils de riche, ne trouvant rien à faire, mais faisant de son mieux. Exceptionnellement dans Stendhal nous avons des parents aimants, peut-être maladroit pour le père, mais prêts à tout passer à leur rejeton chéri. Cela fait plaisir à voir.
J’ai l’impression que Lucien est une sorte de compromis entre celui que Stendhal aurait aimé être, celui qu’il a été et ses héros de roman. Expérience militaire sans combattre, expérience ennuyeuse dans les ministères, passage dans les salons, rêverie des femmes, l’espoir en Italie, républicanisme, ironie…
Et l’amour ? Il n’y tient pas une grande place, peut-être parce qu’il manque cette partie du retour à Nancy où Lucien et la veuve auraient eu tant de choses à se dire. Reste une atmosphère amoureuse, le souvenir de promenades champêtres, quelques amitiés réelles. Une grande fraîcheur en contraste avec le Julien du Rouge et le Noir.H. et P. Flandrin, Figurines de soldats à cheval, 1823, privé
Stendhal a voulu que « ce livre fût écrit comme le Code civil », c’est-à-dire, je suppose sans grandes envolées lyriques. De fait, la langue est marquée par une ironie discrète et caustique.
Un bémol : il y a une ficelle narrative un peu grosse, même pour un siècle si pudibond.
On annonça Mme de Chasteller. À l’instant il devint emprunté dans tous ses mouvements ; il essaya vainement de parler. Le peu qu’il dit était à peu près inintelligible.
Il n’eût pas été plus surpris si, en allant au feu avec le régiment, au lieu de galoper en avant sur l’ennemi, il se fût mis à fuir. Cette idée le plongea dans le trouble le plus violent ; il ne pouvait donc répondre de rien sur son propre compte ! Quelle leçon de modestie ! Quel besoin d’agir pour être enfin sûr de soi-même, non plus par une vaine probabilité, mais d’après des faits !
J’ai relu ce roman avec beaucoup de plaisir. Il y a un premier billet et il y a plein de Stendhal sur le blog :
La Chartreuse de Parme - second billet
Histoire de la peinture en Italie
L'opéra de Sauguet, La Chartreuse de Parme
Chroniques italiennes - j'ai fait un second billet plus complet
Armance - j'ai tenté de le relire, mais c'est vraiment trop mauvais
Lucien Leuwen
Le Rouge et le Noir - un second billet
Vie d'Henry Brulard
Lu dans la seconde partie des années 90! Bien aimé (c'est Stendhal) mais frustrée par le côté inachevé.
RépondreSupprimerComme dans la vie d'Henry Brulard, le récit s'achève à l'arrivée en Italie, il est très proche de l'auteur, et ce Lucien est si sympathique !
Supprimerje me suis fait une petite liste de lecture d'été et il y a Stendhal mais plutôt la relecture de la Chartreuse
RépondreSupprimerj'aime bien l'été faire des relecture, mais j'ai aussi les Mémoires d'Outre tombe qui m'attendent et plus dur encore Ulysse de Joyce que je n'ai jamais pu lire jusqu'au bout
Il faudrait que je relise Ulysse également. Pour ma part, j'ai encore 2 titres de Stendhal à (re)lire avant la fin de l'année, on y croit !
SupprimerPenser à relire Stendhal!
RépondreSupprimerToujours.
SupprimerC'est un anti Julien Sorel, il sort d'une classe riche, Julien d'un classe pauvre, il est aimé de ses parents, Julien non. Il est naïf, gentil, Julien est un ambitieux, se veut cynique et hyprocrite (mais il n'y parvient pas toujours) ! Julien représente la nostalgie de l'époque glorieuse -aux yeux du personnage- napoléonnienne , le regret d'une période pas encore oubliée (d'où sa révolte) ou les gens du peuple pouvait espérer échapper au déterministe social. Lucien vit une époque ennuyeuse, corsetée, où règne le conservatisme des légitimistes, le retour du bâton au niveau de la religion, de la morale et de la société marquée par les prétentions et le mépris nobilaires. Pas beaucoup d'espoir pour la jeunesse , donc. Il faut entrer dans le moule. Il bien dommage que ce roman sur Lucien ne soit pas terminé. J'aurais aimé voir comment le personnage allait évoluer et ce que Stendhal voulait en dire !
RépondreSupprimerQuel enthousiasme !
SupprimerPour moi, il est significatif que le roman s'arrête quand il rejoint l'Italie, quand on sait l'importance du pays pour Stendhal. Il s'intéresse plus à sa formation qu'à ses réalisations.