James Baldwin, L’Homme qui meurt, traduit de l’américain par Jean Autret, parution originale 1968, édité en France par Gallimard.
Un grand roman (en même temps, c’est Baldwin, hein).
Un acteur célèbre fait une crise cardiaque un soir. Il n’en meurt pas, mais contraint au repos, voyant celles et ceux qui se pressent à son chevet, il se remémore quelques étapes de sa vie.
Ma douleur était un coursier que je devais apprendre à mater. Je jetai ma cigarette par la fenêtre et la regarder tomber et mourir. Je songeai à me jeter après elle. Je n’étais pas un cavalier, et la douleur n’était pas une monture.
Leo Proudhammer est noir, né et grandi à Harlem. Il parle de ses parents, de son frère Caleb, avec qui il s’est senti jadis si proche, mais plus maintenant. Il est bisexuel, mais il parle surtout de Barbara, une blanche du Kentucky, car entre eux il y a tant d’amour et d’impossibilité de vivre ensemble. Il y a ses débuts au théâtre, ses petits boulots minables. Le tout dans un pays raciste et corseté. Il y a des moments tragiques, et puis la vie et l’espoir reprennent leur cours.
Oui, certains passages sont difficiles à lire. Je pense aux pages où Caleb raconte ses années de prison. De façon générale, le récit de l’enfance du narrateur est empreint d’une grande tristesse. On y voit comment une société construit la haine de soi chez de petits enfants, comment, presque inévitablement, les enfants noirs en viennent à mépriser leurs parents, puis à se mépriser eux-mêmes, puis, devenus grands, à espérer faiblement pour leurs propres enfants, avant de renoncer. Les joies y semblent fausses ou fragiles, éphémères, enfouies dans le souvenir. La lutte politique ou la religion sont mensongères et la vie de famille ou l’amitié peuvent rapidement sombrer.
Sans doute aimais-je mon père, mais je ne voulais pas avoir la même existence que lui. Je ne voulais pas devenir comme lui, il était l’exemple vivant de la défaite. Il était incapable de corriger mes imperfections. Aucun de mes aînés ne pouvait me corriger parce que j’étais horrifié par la vie qu’ils menaient. J’étais assez grand pour comprendre comment leur existence avait suivi ce cours, mais la fureur et la pitié ne sont pas l’amour, et la volonté de dépasser sa situation signifie que l’on n’a pas de modèles ; seulement des exemples vivants.
Et il y a l’amour et l’amitié, qui sauvent malgré tout. L’Homme qui meurt n’est pas empreint de la même sensualité qu’Un autre pays, où les personnages sont baignés de solitude (d’alcool), et de désir et où les barrières tendues par la société peuvent disparaître, même si c’est temporaire. Il y a aussi le jugement de la société sur les femmes, gardiennes de la pureté de tout et n’importe quoi. Ici, il y a la grande histoire de Leo avec Barbara (mais aussi avec Christopher), qui suscite la réprobation de tous, noirs et blancs, et qui complique la vie de tout le monde. C’est une relation particulière, mais malgré les impossibilités et les déceptions, si le narrateur survit à sa crise, ce n’est pas tant grâce à l’hôpital que grâce à la présence de ceux que l’on appelle les proches.
J. Villon, Portrait de l'artiste, 1942, Rouen BA |
Le narrateur du roman est souvent désespéré, plein de haine, contre les Blancs, contre lui-même, contre les Noirs, contre la police, contre tout un tas de gens. On tremble pour lui, même si on sait qu’il a fini par réussir à devenir cet acteur célèbre que l’on reconnaît dans la rue. Il se découvre porté par une rage de vivre, une impossibilité de renoncer, lié par l’affection que lui porte diverses personnes tout au long de son existence. C’est aussi un roman sur la jeunesse et le temps qui passe. Les héros de Baldwin sont souvent jeunes, ne sachant pas très bien ce qu’ils veulent et qui ils sont, se débattant dans une société qui ne veut pas d’eux, ou qui ne veut pas d’eux comme ça. Le narrateur s’exprime comme s’il était âgé et qu’il était capable de jeter sur tout cela un regard rétrospectif, mais il n’a pourtant que 39 ans. Ces quelques jours d’hôpital sont une pause dans une existence que l’on devine encore riche et longue. Et pourtant, beaucoup de choses sont déjà jouées.
Un roman qui raconte l’universalité de la solitude et du besoin d’amour des êtres humains.
Il y a des moments, dans la vie – et il n’est pas nécessaire qu’ils soient longs, ni qu’ils paraissent très importants – qui compensent bien des vicissitudes ; ils peuvent racheter, justifier la douleur, le désarroi dans lesquels nous vivons, et nous donner assez de courage, non seulement pour les supporter mais aussi pour en tirer parti ; ce sont les instants qui nous permettent de connaître le prix de l’amitié ; si l’on peut vivre avec sa propre souffrance, on respecte la souffrance des autres, et ainsi, brièvement, mais d’une manière transcendantale, on peut se soulager mutuellement de ses peines. C’est un message de ce genre que j’eu l’impression de lire dans les yeux de Pete quand il leva son verre en me regardant. Son regard écartait la terreur, les affres, la haine, le mépris, l’isolement humain.
Un autre pays - mon préféré ! Un roman prodigieux !
La Chambre de Giovanni
Chronique d'un pays natal
Dis donc, tu as presque tout lu! va falloir que je m'y intéresse!
RépondreSupprimerSuis-je insistante ? Il me reste encore quelques titres pour vous rappeler que vous devez le lire !
SupprimerToujours pas lu, malgré ses titres qui m'attendent sur mes étagères. J'avais hésité à en lire un pour aujourd'hui, pour coller avec la thématique du Mois américain (d'ailleurs ton billet y rentre pile !) mais j'ai préféré une lecture plus "rapide", ma programmation pour septembre étant plus chargée. A tort peut-être, car je n'ai pas été totalement convaincue par le roman que j'ai lu..
RépondreSupprimerJ'ai vu que ta lecture t'avait laissée moyennement convaincue (mais vu le programme chargé - à la mesure des USA - que tu as, je comprends ton choix). En effet, avec ce billet, je trinque à la santé du Mois américain.
SupprimerPour ma part, je n'ai plus de roman de Baldwin en stock, même si je sais qu'il m'en reste quelques-uns à lire.
un auteur magnifique en effet à l'égal de Toni Morrison, de grandes voix noires
RépondreSupprimerOui, une capacité à exprimer des problèmes complexes dans des histoires émouvantes, avec un talent fou !
SupprimerJe ne l'ai jamais lu, même si j'en ai très envie puisque la triste actualité le remet à l'honneur sur les blogs. J'ai enfin acheté "Beloved", donc je le lirai d'abord idéalement, mais je compte bien découvrir Baldwin.
RépondreSupprimerJ'ai aussi Beloved (enfin je crois, mais j'ai un ou deux Morrison sur les étagères), que je dois lire également absolument.
Supprimerje vois que tu es une admiratrice de Baldwin( que je n'ai jamais lu!). Beloved, j'ai beaucoup aimé.
RépondreSupprimerOui, je suis très impressionnée par son intelligence, sa capacité d'analyse, son humanité, son talent comme écrivain.
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