Olga Tokarczuk, Le Banquet des Empouses, roman d’épouvante naturopathique, parution originale 2022, traduit du polonais par Maryla Laurent, édité en France par Noir sur Blanc (en 2024, c’est tout récent).
En septembre 1913, un jeune homme arrive dans un village d’altitude pour suivre une cure dans un sanatorium. En attendant qu’une place se libère, il s’installe dans une « pension pour messieurs ».
[Je garde de La Montagne magique le souvenir d’interminables discussions politico-philosophiques. Il va de soi que Tokarczuk adresse un malicieux et énorme clin d’œil à Mann, en pervertissant complètement son roman, traité ici comme un modèle à la fois lointain et sérieux.]
[J’ai lu le livre sans savoir ce que sont les empouses. Je connais des esprits sérieux qui iront voir sur Google de quoi il s’agit et l’expliqueront en tête de leur billet, mais moi, hop, je plonge à pieds joints sans savoir.]
[J’ai beaucoup aimé cette lecture.]
Il pressent que ce monde autour de lui n’est qu’un décor peint sur un écran de papier. Il pourrait planter son doigt dans ce paysage monumental pour y percer un trou menant directement au néant. Et ce néant commencerait à se déverser telle une inondation, pour finalement l’atteindre, lui, Mieczyslaw, et le saisir à la gorge. Il lui faut secouer la tête pour se débarrasser de cette vision. Celle-ci éclate en mille et une gouttelettes qui retombent sur les feuilles mortes.
Si l’ouverture du roman est traitée de façon très cinématographique, avec ce gros plan sur la chaussure et le pied qui descend du train, et la caméra qui remonte le long du manteau, ensuite nous sommes aux côtés de Mieczyslaw Wojnicz, un jeune polonais dans une société de langue allemande, malade sans que l’on sache bien de quoi, mal à l’aise, sensible, sur ses gardes. On découvre avec lui le médecin du sanatorium, inquisiteur, le patron de la pension, les autres pensionnaires. C’est une société exclusivement masculine et tout à fait machiste, de ce sexisme à la fois bête et sérieux et si pesant. Le lecteur entend aussi des voix, des voix que personne ne perçoit, des voix impalpables et féminines, qui imprègnent l’air et le paysage de la montagne, et il se dit que ce sont peut-être les fameuses empouses.
Mais dès le premier jour, la mort est là. Et Wojnicz entend parler de crimes horribles. Des racontars ? Il y a pourtant un vrai policier. Et des mises en garde. Il en vient à se demander si les esprits n’existent pas. La montagne pourrait être vraiment magique.
Toutes ces questions s’emparent de son esprit, elles engloutissent l’univers dans le grand espace où règne le chaos que chaque être humain porte en lui comme une énorme charge invisible qu’il traîne sa vie durant, allez savoir pourquoi. Son propre moi.
Eva Jospin, Chambre de soie, 2021 broderie de soie |
Et d’ailleurs ce jeune homme a lui aussi des choses à cacher. Est-il vraiment ici pour soigner une tuberculose ? On peut en douter même s’il lui arrive de ressentir de la fièvre. J’aime beaucoup la façon dont Tokarczuk prend soin de nous faire comprendre, sans nous le dire, en nous laissant imaginer diverses choses, le plus tardivement possible. Comme les messieurs de la pension, le lecteur tourne, fasciné, autour de Wojnicz, que l’on perçoit comme différent, sans savoir précisément pourquoi. Il n’est pas tout à fait à sa place, il est l’homme à une seule chaussure.
L’atmosphère est tout à la fois effrayante et malicieuse. Il y a ces esprits qui se glissent dans les interstices des bâtiments, des histoires de sorcières réfugiées dans la forêt, les portraits des divers personnages, leurs discussions ridicules, mais aussi des plats étranges, cuisinés à partir d’éléments peu ragoutants, un peuple de sombres charbonniers, de mystérieuses créatures de mousse, une peinture de paysage un peu effrayante, et l’approche de la première semaine de novembre, si meurtrière. Les champignons et les modèles d’anatomie, si fréquents dans les romans de Tokarczuk, prennent ici pleinement leur place dans une histoire riche et pleine, comme autant d’objets fascinants, délicats et mystérieux.
C'est un vrai bon roman !
Le lecteur, comme le héros, devra apprendre à voir et à comprendre ce qui l’entoure, ainsi qu’à prendre la bonne décision, avant de quitter le roman et le sanatorium.
Je note que le livre préféré de Mieczyslaw est L’Âne d’or.
En quelque sorte, l’histoire picaresque du malheureux changé en âne lui correspondait assez bien. Il se sentait proche de Lucius, même si bien sûr il n’avait pas son courage, son sens de l’humour ou sa curiosité du monde. Lucius était certes un héros, mais au fil des pages il affichait un sourire en coin, plein d’ironie, qui récusait son héroïsme, conscient qu’il était de son ridicule. Miecio voulait être comme lui : rusé, impertinent, sûr de son fait. Il aurait même accepté d’être naïf, puisque la naïveté se révélait un atout : elle vous entraînait toujours vers des endroits inattendus, dans les ruelles cachées de la vie, où l’on pouvait vivre des transformations inopinées, voire violentes.
Comme à travers les fenêtres d’une pièce immense, il voit dans son esprit quelles formes va prendre sa vie future. Il y a tant de possibilités qu’il sent monter en lui de la puissance. Il ne trouve pas les mots, les seuls qui lui viennent à l’esprit sont en allemand, « Ich will », je veux, mais il y a plus, cela dépasse le simple « je ». Il se sent nombreux, multiple, fait de strates nombreuses, composite et complexe comme un récif de corail, comme le mycélium dont la véritable existence se trouve sous terre.
Tokarczuk sur le blog:
Les Livres de Jakób : une grosse épopée historique en plein XVIIIe siècle ! Forcément, j'ai beaucoup aimé.
Sur les ossements des morts : un livre qui a eu beaucoup de succès, mais que je n'ai vraiment pas aimé.
Les Pérégrins : il est bizarre, mais j'ai bien aimé.
Dieu, le temps, les hommes et les anges : le livre qui est le plus facile à lire si vous ne connaissez pas. Sa lecture est formidable ! Je recommande.
Maison de jour, maison de nuit
Récits ultimes
Le roman vient d’être traduit en français. Il aurait été parfait pour ouvrir un nouveau mois de mars consacré à la littérature de l’est de l’Europe – il est encore parfait.
Un nouveau Tokarczuk à lire, c'est toujours une nouvelle réjouissante !
RépondreSupprimerUn nouveau Tokarczuk à lire, c'est toujours une nouvelle réjouissante !
RépondreSupprimer(s'il y a doublon, c'est parce le formulaire de commentaires fait des siennes..)
j'ai juste lu les Pérégrins et je n'ai pas été convaincue, il faut peut être que je fasse un nouvel essai
RépondreSupprimerQuand la municipalité de la bonne ville de R décidera de lâcher le fric, alors ce livre arrivera dans sa médiathèque. Je patiente, c'est le directeur qui m'a donné l'info. De toute façon, je veux le lire.
RépondreSupprimerJ'ai lu Sur les ossements des morts, le roman que tu as le moins aimé. J'ai le souvenir d'une lecture exigeante mais très satisfaisante.
RépondreSupprimerJe m'éloigne une heure et il y a plein de commentaires !
RépondreSupprimer@Ingannmic : comment ça, le formulaire fait des siennes ? Rhhhhaaa
@Miriam : celui-ci me semble plus facile à lire.
@Keisha : c'est une vraie chaîne de lecture pour que le livre te parvienne. Je pense qu'il te plaira !
@JeLIsJeBlogue : je n'avais pas aimé la narratrice, j'étais restée un peu à l'écart.
je l'ai repéré, je me méfie un peu car je ne suis pas très sensible au surnaturel, alors j'hésite
RépondreSupprimerPas de souci j'en ai déjà lu plein de cette auteure...
RépondreSupprimer@Dominique : le surnaturel tient une faible place, l'essentiel est pris par la description de la vie de la station. Attends d'autres avis pour te faire une idée.
RépondreSupprimerJe ne demandais qu'à être convaincue ( même si je n'ai toujours pas lu Maison de jour..., ni La montagne magique )
RépondreSupprimer@Marilyne : je pense que tu peux te passer de ces deux titres et passer directement au Banquet !
RépondreSupprimerJe ne sais pas si je prendrai ta réponse à Marilyne à la lettre, mais je me le garde à l'esprit quand même, parce que son commentaire aurait pu être le mien. Et donc je note d'aller chercher la définition des empouses avant toute lecture de ce roman.
RépondreSupprimer@Passage: mais nooooon ! Pourquoi ne pas faire confiance à la romancière ? Pourquoi ne pas se lancer sans savoir ce que sont les empouses ? Ah la la, ce n'est pas ma religion ça.
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