La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 30 janvier 2014

Vous menez vos enquêtes comme si écriviez des romans épiques.


Hélène Clerc-Murgier, Abbesses, Éditions Jacqueline Chambon et Actes Sud, 2013.

Ceci est un roman policier prenant place dans le Paris du début du XVIIe siècle.
Le héros en est Jacques Chevassut, lieutenant criminel au Châtelet. Il est confronté à une série de cadavres d’hommes, dont les corps portent une sorte de signe de croix. Bientôt son ami et premier conseiller Pierre Boivin disparaît. L’enquête du lieutenant l’emmène à l’abbaye de Montmartre, dans les cercles alchimistes.
Alors ?
Je commence par les points faibles. Tout d’abord, ayant grandi à l’école d’Agatha Christie, j’aime les romans policiers planplans et classiques. Les trucs alchimistes où les symboles s’emboîtent les uns dans les autres sans queue ni tête, ce n’est pas ma tasse de thé. Mais c’est un goût personnel, que tout le monde n’a pas.
Ce roman possède par ailleurs les deux défauts classiques des romans historiques : la pédagogie et le name dropping (le placement de noms propres ?). La pédagogie : tout est bien expliqué, c’est instructif, mais peu littéraire. Le placement de noms propres (travers très présent dans la série Nicolas Le Floch de Jean-François Parot) : l’auteur tient à montrer qu’elle est hyper documentée. En l’occurrence, aucun nom de rue ne nous épargné.

J. Voet, Portrait de jeune homme, XVIIe siècle,
Saint-Pétersbourg, Ermitage, image M&M.


Et les qualités ? Il faut reconnaître que la reconstitution historique est impressionnante, même si pas toujours subtile. J’ai particulièrement apprécié l’atmosphère des rues, les métiers, les cris, les odeurs, les jardins. Tout ceux qui veulent découvrir le Paris du XVIIe seront ravis je pense. Quant à l’intrigue, même si j’ai relevé quelques incohérences, elle est plutôt bien menée dans l’ensemble et la lecture s’avère tout à fait prenante.
Ce roman était donc une agréable distraction. J’encourage l’auteur à persévérer, ses prochains romans seront sans doute plus libérés à l’égard de leur documentation.

Petite mention : la langue contient des expressions archaïques, pour faire couleur locale, et cela passe plutôt très bien.

Il fut immédiatement frappé par l’odeur particulière de boue qui se dégageait dans la ville, âpre senteur, tenace, écoeurante et qui causait, mêlée aux immondices et au fumier accumulé, de grandes vapeurs puantes capables d’infecter tout un quartier. Un carrosse passa à vive allure, le cocher hurlant et faisant claquer son fouet dans un vacarme assourdissant.


mardi 28 janvier 2014

Un nouvel acide barbituré avec une chauve-souris dessinée dessus.


Thomas Pynchon, Vineland, traduit de l’américain par Michel Doury, publication originale en 1990, édité en France au Seuil.

Présenter un compte-rendu d’un roman de Thomas Pynchon est toujours un défi… Sa littérature est sous le signe du « trop » : trop de personnages, de références, de mots, de sous-entendus, de branches narratives, c’est une jungle au sein de laquelle on fait ce qu’on peut.
Nous plongeons ici dans le monde de la contre-culture américaine (le péché mignon de Pynchon) : drogués divers, musiciens, cinglés, fantômes, ninja, gauchistes de toutes obédiences, mecs aux cheveux longs venus de tous les horizons… c’est foutrac. On y suit Zoyd et sa fille Prairie, son ex-femme Frenesi et quelques-uns de leurs proches (en comptant le chien). Comme c’est un univers paranoïaque, tout le monde est susceptible d’être retourné par le FBI pour une meilleure manipulation. Le mal est incarné par Brock Vond, procureur, un dur de dur, qui infiltre sa puissance noire partout. Les uns n’ont à la bouche que le complot de la droite et de la police pour venir à bout de toutes les libertés, les autres sont obsédés par le complot « gauchiste – drogué – cheveux longs – lopette ». C’est un peu n’importe quoi, mené avec maestria. Je reconnais avoir eu une faiblesse dans le milieu, trouvant cela un peu long, mais il faut accepter ce voyage barré.

Il est particulièrement agréable de retrouver régulièrement les éléments de l’univers de Pynchon : la difficile lutte des syndicalistes américains contre les autorités, les chemises avec des perroquets, les trucs vaguement magiques, Bigfoot, le délire paranoïaque, le culte de la télévision, du toc et du faux. Si vous débutez, je vous conseille Vice caché, qui est plus construit, mais qui se situe dans le même univers déjanté. Vous croiserez un homme atteint d’addiction à la télévision, une compagnie aérienne où les avions sont transformés en bars hawaïens avec ukulélé.

C’était une tronçonneuse pour dame faite sur mesure, capable toutefois de « s’attaquer aux madriers », à en croire les publicités, mais « aisément dissimulable dans un sac à main ». Les poignées, la protection, le carter étaient plaqués nacre, et en lettres de strass, au centre de la chaîne prête à mordre, figurait le nom de la jeune femme à qui il l’avait empruntée, et que les consommateurs prirent pour son nom de travelo, CHERYL.



dimanche 26 janvier 2014

Humeur gourmande


Je me suis engagée malencontreusement à délivrer 20 recettes de cuisine pour le challenge de Syl. À raison d’un billet non livresque par semaine, cela signifie qu’un week-end sur deux sera consacré à la bouffe. J’espère suivre. Sinon, vous ferez maigre, ce n’est pas grave.

Gourmandises 1/20 : le risotto

Pas de livre de cuisine aujourd’hui, cette recette primordiale chez moi est le résultat de diverses expériences et lectures. Vous ferez votre choix.

D’abord, choisir le risotto. Obligatoirement du risotto arborio. De toute façon, c’est simple, si le paquet ne parle pas italien, laissez tomber. À titre d’exemple, le mien.



La plupart des recettes disent de faire revenir un oignon émincé dans l’huile d’olive. Moi, j’ai choisi l’échalote, que je préfère. Vous pouvez mettre de l’ail, mais ce n’est pas obligatoire.

Beaucoup de recettes parlent d’un mélange huile/beurre. Mais je ne mets que de l’huile d’olive.

Ajoutez le risotto. On mélange pour que tous les grains s’imprègnent et deviennent brillants (le bout du grain de riz s’éclaircit).
Quand ça commence à chauffer, ajoutez… Ah… Normalement, le vin blanc. En réalité, un acide (n’importe lequel) convient. Vin blanc, vinaigre, citron… Personnellement, je mets du vinaigre de Xerxès, je trouve que cela ajoute un parfum délicieux.
Riz arborio
Et une minute après (en gros), ajout du bouillon.
Le bouillon.
Soit vous êtes une brave cuisinière, et vous avez un authentique bouillon de volaille ou de légume sous le coude. Soit vous avez des cubes. Moi, je mets de l’eau bouillante. En réalité, je fais rarement un risotto nature. Donc il y a souvent des épices, ou des crevettes, ou des champignons, ou du coulis de tomate… Pour le sel, faites selon votre goût et la garniture. N’oubliez pas qu’il y aura du fromage salé à la fin ! Le bouillon doit être ajouté chaud (d’où la bouilloire) et au fur et à mesure – il faut rester à côté. Cela cuit à petits blop-blop pendant 18 minutes. C’est la durée magique.

Ensuite, à vous de voir à quel moment ajouter épices ou accompagnement. Si on fait cuire les champignons à part, par exemple, vous pouvez les ajouter en milieu de cuisson pour parfumer le riz. Le coulis de tomate dès le début. Les crevettes à la fin.

18 minutes plus tard… Vous aurez compris que le risotto est un plat qui se cuisine en restant à côté et en veillant dessus…. Fin de la cuisson, on coupe le feu. Il faut qu’il reste un peu de bouillon (mais pas trop) car les grains de riz vont encore gonfler. Ajoutez du beurre ou de la crème ou du mascarpone ( du beurre pour moi). Et du parmesan râpé (ou du pecorino). Faites des 8 pour mélanger. Et attendez bien 5 minutes que ça gonfle.
Voilàààà !



Le risotto se mange, donc pas de photo.

Notez que si vous ne finissez pas votre gamelle, le riz va continuer à gonfler dans la casserole. Le risotto réchauffé ressemble à une pâtée et perd un peu de sa magie.

P. S. Wikipedia m'apprend que Stendhal appréciait beaucoup le risotto. Quel brave homme.

samedi 25 janvier 2014

Des livres !


Passer à la librairie et repartir avec 1500 pages sous le bras…
Confiteor de Jaume Cabré, parce que des tas de lecteurs en disent le plus grand bien (il est sur le podium de VendrediLecture quand même)
Seul dans Berlin d’Hans Fallada, nouvelle traduction intégrale, parce que c’est un livre fondamental de l’Allemagne nazie
Un chant du soir de Dimitris Tsaloumas, tout petit livre de poésie parce que je soutiens le combat mené par Rachel en faveur de la poésie contemporaine.


vendredi 24 janvier 2014

Tant que nous aurons des livres, nous ne nous pendrons pas.


Madame de Sévigné, biographie de Stéphane Maltère, 2013, Gallimard.

Ne connaissant rien de Madame Sévigné (à part qu’elle avait écrit des lettres à sa fille, Madame de Grignan), je me suis dit qu’avant de passer à une lointaine et future lecture de cette correspondance, il serait intéressant de lire une petite biographie.

Comme d’habitude, je ne compte pas vous faire le récit d’une biographie que vous trouverez par exemple ICI. Les point qui m’ont intéressée :
D’abord cela permet de remettre la marquise parmi ses contemporains. On oublie qu’elle était contemporaine et amie de Madame de La Fayette et qu’il y avait tout un groupe de femmes nobles et instruites, proches amies, qui ont formé le nœud de ses connaissances. Les liens entre les hommes et les femmes, entre amour, amitié, galanterie, pruderie… sont bien développés, avec leurs nuances qui nous échappent aujourd’hui. J’ai apprécié que Maltère la désigne pour ce qu’elle était : une Précieuse. Ce terme est plutôt connoté négativement (merci Molière) et de ce fait, on hésite à l’accoler à la Sévigné. Mais tout chez elle indique qu’elle en était une.
J’ignorais que Marie de Sévigné était liée par la famille au cardinal de Retz. J’ai donc découvert sa proximité avec la Fronde. Et également avec le jansénisme.
J’ai découvert qu’elle faisait partie des bons vivants, connue pour ses bons mots, son esprit gaulois et gaillard (les manuels nous avaient caché cet aspect). Sa préférence pour le baroque Corneille me semble en accord avec cet appétit de vivre.
Je suis frappée par l’amour dévorant, exigeant, surabondant qui la lie à sa fille. J’ai trouvé très intéressantes les pages où est expliquée leur presque impossible cohabitation.
Sévigné était une grande lectrice. Mais au XVIIe siècle, le genre romanesque débute : une centaine de romans paraissent avant sa naissance et 35 (35 !) pendant son adolescence. Il y avait bien d’autres lectures : poésies, morales, maximes, piété…
Tout n’est pas que mots d’esprit. Tous les hommes d’importance font la guerre et leurs blessures rythment la vie des femmes. C’est un siècle dur, où les enfants meurent tôt et où chaque grossesse est un risque mortel.

C. Lefebvre, Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné,
17e siècle, Paris, Musée Carnavalet, image RMN.
Et ma foi, vous avez raison, car enfin la jeunesse n’a que du vert, et nous autres gens d’arrière-saison, sommes de cent mille couleurs, les unes plus belles que les autres.

Cependant, je ne suis pas satisfaite de cette biographie.
Elle est surtout factuelle : des noms et des dates. On est noyé sous les noms de nobles qui sont tous cousins sans que l’on ne comprenne l’intérêt de ces fréquentations (alors que c’est si important pour l’Ancien Régime !). Il y a de vrais trous : le rapport à la Cour, la question de la gestion des terres (cf. Arthur Young), ce que Sévigné pensait de la Fronde…
Il manque également un peu d’analyse littéraire : la dimension codée de la littérature mondaine, l’importance du genre de la correspondance au XVIIe siècle, à la fois privé et public, à une époque où il faut au moins 20 jours pour relier la Bretagne à la Provence.
Si Maltère souligne lui-même qu’aucun événement ne structure particulièrement la vie de celle qui fut d’abord une femme du monde, c’est précisément au biographe de faire ce choix de mettre l’accent sur tel ou tel aspect et d’adopter un point de vue.
Enfin, pas un mot sur la fortune critique et le devenir posthume de l’œuvre de Sévigné.

Par ailleurs, les extraits qu’il donne de la correspondance donnent envie de se plonger dans ce XVIIe siècle si vivant. Cette langue-là me plaît.

Hélas ! que vous vais-je dire du milieu de mes bois ?

Je découvre que Sévigné donne une description des cures thermales de Vichy – je me demande si elle n’est pas une des premières à évoquer ce genre d’établissement.

LCA avec George.





mercredi 22 janvier 2014

Plus je vieillis, plus je me vois dans ces broussailles en bordure du fleuve.


Ville Ranta, Sept saisons, traduit du finnois par Kirsi Kinnunen, 2013, édité en France chez Çà et là.

Ce volume évoque un monde proche de celui de L’Exilé du Kalevala. Nous nous situons ici à Oulu, un port de la côte nord-ouest, une toute petite ville, dans les années 1840, à une époque où la Finlande, loin d’être indépendante, appartient à l’Empire russe. Le livre insiste sur le poids du protestantisme, dans les mentalités et dans les relations sociales. Le peuple est massivement illettré et des prêcheurs charismatiques essaient de s’imposer. L’élite sociale et culturelle est numériquement réduite et isolée, à la merci de la volonté de l’empereur et du peuple. Et surtout chacun vit ses désirs dans la culpabilité et le secret, mais la chair est omniprésente. Nous suivons un petit groupe d’individus, dans leurs passions et leurs déceptions.


Autant le dire, ce volume est à mon sens bien plus réussi que le précédent. Le prétexte du récit est plus fourni, plus riche, plus intéressant. Là-encore, la vie en Finlande est parfaitement rendue dans ses détails. Peut-être parce qu’on ne retrouve plus la folie de Lönnrot (qui fait pourtant une apparition), j’ai eu moins de difficulté à suivre et à identifier les personnages.

Le dessin s’est élargi, il gagne en amplitude et en respiration. Et l’aquarelle n’ajoute pas seulement de la couleur, elle donne une atmosphère. La lumière propre à chaque saison (la nuit permanente, le jour constant, la neige, la neige fondue…) est rendue par ces larges aplats de couleur. Le paysage et les états d’âme tourmentés des personnages s’accordent. Cette lecture me ravit.


L'avis de Lili. Merci aux éditions Çà et là et à Babelio pour cette lecture. 

lundi 20 janvier 2014

Ma Carabine, que je la tire au vol !


Si vous suivez ce blog régulièrement, vous savez que grâce à Sophie j’ai suivi le mythe de Médée par-delà les siècles. J’ai lu la très belle version d’Euripide, celle de Sénèque, celle de Corneille, celle de Catulle Mendès (impressionnante), celle d’Anouilh, la magnifique de Christa Wolf et revu celle de Pasolini (marquante). J’ai écouté Cherubini, même si vous n’aurez pas de billet.
Il est temps de conclure… en souriant. Médée est un mythe assez connu pour être mis à toutes les sauces, même les plus improbables, et grâce à Gallica, tout cela est préservé. Donc…

Hanna Rovina, "Médée" d'Euripide
vers 1955, photo de T. Le Prat
Charenton-le-Pont, Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine

Pierre Martin de La Martinière. Médée ressuscitée, affirmant l’utilité de la transfusion du sang, 1668.

Tout d’abord, Médée est enrôlée dans l’introduction de cette brochure sur la transfusion du sang (la transfusion aurait en effet permis de ranimer les enfants, vous voyez, c’est plein de bon goût).

G. Moreau, Médée méditant la mort de ses enfants, d'après une peinture antique,
1859, Musée Gustave Moreau
Jean Antoine Romagnesi, Médée et Jason, parodie, représentée en 1727.
Et j’ai également trouvé cette parodie sans subtilité, mais qui a le mérite d’être courte. Le récit est respecté, mais fini le destin et la grandiloquence, le ton est plus prosaïque. L’intérêt de la chose est dans les très nombreuses chansons que les contemporains devaient connaître par cœur, le public devait pouvoir lancer des tralalalalères avec les acteurs.
Surtout, Médée est accompagnée de la faune diabolique du Sabbat (démons, bouc, etc.) et arrive sur un manche à balai comme une sorcière bien de chez nous.

Jason
Que diable voulez-vous que j’attende que ma femme soit morte pour me marier avec vous, elle a l’âme cramponnée dans le corps, et quand ce ne serait que pour me faire enrager, elle vivra cent ans, et plus, elle a des secrets pour cela.

Je vous conseille également La Médée de Nanterre (1856) dont le lieu de l'action est un cabaret. Voilà !

dimanche 19 janvier 2014

Humeur laineuse

Victoire !




Mes grands débuts au crochet grâce au Chouette Kit.

samedi 18 janvier 2014

Humeur du samedi


Exceptionnellement, ça va plutôt bien. J’ai eu des pépins de santé, mais apparemment c’est reparti. Moustachu a l’air de tenir la route.* Donc… croisage de doigts et passons aux beaux-arts.

Au premier étage du Petit Palais, à Paris, il y a une salle avec des sculptures très étranges.



 Jean Carriès, sculpteur et potier, reçoit en 1890 la commande d’un encadrement de porte gigantesque (plus de 5 mètres de haut) en grès. Il conçoit un monde de créatures fantastiques, animaux, lutins, gnomes, dans un esprit néo-gothique et art nouveau, selon une formule qui a assuré son succès.


Carriès conçoit des dessins, fait des essais en grès émaillé, etc. À sa mort, en 1894, il laisse une maquette grandeur nature en plâtre, malheureusement détruite en 1939. Mais seules certaines figures existent en grès. Ce sont les essais et fragments de cette porte jamais réalisée que l’on peut admirer.



Photos M&M.

* J'avais écrit ce texte un peu en avance. Finalement, ça va, euh... couci couci.

jeudi 16 janvier 2014

Depuis bien longtemps, mon bagage de silence est si profond que je ne pourrai jamais tout déballer.


Herta Müller, La Bascule du souffle, traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, parution originale en 2009.

Le narrateur, un jeune homme de 17 ans, fait partie de la minorité de langue allemande de la Roumanie de 1945. Quand l’Armée rouge vient « délivrer » le petit pays, un membre de chaque famille allemande (considérée comme automatiquement nazie) est envoyé en camp pour participer à la « reconstruction » d’après guerre, en guise de représailles. Mais il s’agit bel et bien de déportation et de travaux forcés.
Il raconte d’abord la faim, la terrible faim qui habite chaque journée de ces cinq années, comment il mange de l’herbe, les pluches des patates. Il raconte aussi les travaux avec le ciment, les briques, le charbon…  Il survit en s’évadant dans la poésie, en se nourrissant de l’odeur imaginée de plats disparus, en pensant être fusillé un matin quand on aura plus besoin de lui, en pensant que sa famille l’a oublié.

Si j’avais manqué de tempérance le matin, je n’avais plus une miette de pain le soir, ni de décision à prendre. Je ne remplissais ma cuiller qu’à moitié, en aspirant à fond le contenu. J’avais appris à manger lentement, et à avaler de la salive après chaque gorgée de soupe. L’ange de la faim disait : la salive rallonge la soupe, et aller se coucher tôt raccourcit la faim.

J’ai lu plusieurs livres sur les déportations mais je n’ai jamais lu de description aussi longue et précise de la faim. Il est aussi question du froid, des poux, des cadavres qu’il faut dépouiller, des coussins faits avec les cheveux.
La mère d’Herta Müller a ainsi été déportée mais sans jamais raconter son expérience. Dans la Roumanie communiste, les souffrances des Allemands n’avaient pas leur place. L’écrivain a écrit ce livre après de longs entretiens avec Oskar Pastio, poète germano-roumain ayant connu cet emprisonnement et qui n’avait jamais pu en parler.
Le récit est bien plus concret que dans d’autres romans de Müller, mais on retrouve la capacité de sa langue à rendre vivant les objets comme la poussière de ciment. Les objets sont rares, mais ils ont une présence et une vie hautement symbolique.

Depuis longtemps, j’ai appris à mon mal du pays à garder les yeux secs.



mardi 14 janvier 2014

Une libraire, je vous le demande ! qui achète des livres ? on les emprunte !


Gustav Wied, La Méchanceté de la vie, traduit du danois par Nils Ahl, 1e publication en 1899, édité en France chez Ginkgo en 2004.

Un roman étrange, nous installant au sein de la bourgeoisie d’une petite ville du Danemark à la fin du XIXe siècle. Il y a les notables, gros mangeurs et gros buveurs, et leurs épouses pincées, un consul, un professeur et le douanier Knagsted. Aux mains velues, ce dernier est d’abord surnommé Esaü et puis une des bonnes dames l’appelle « la méchanceté de la vie ». Il est peut-être plus méchant, plus cynique, moins soumis aux bonnes manières, aux conventions, plus lucide, il parle plus crûment et met les autres mal à l’aise. Il y a aussi Thomsen, petit homme bizarre dont toute l’existence est tendue vers un seul but : racheter la ferme familiale perdue par son père ruiné. Nous suivons principalement son parcours, entre les visions qu’il a, ses stratégies d’avare et l’avancement de ses affaires.
Livre curieux qui tout d’abord ne m’a guère plu, à cause de son aspect un peu décousu, puis parce que la compagnie de Thomsen tape vite sur les nerfs. Et pourtant, le portrait des différents personnages est plutôt réussi, ainsi que celui de cette communauté étriquée, imbue d’elle-même et passablement hypocrite. Les instants de grâce font vite place à une réalité plus brutale dans cette petite communauté.

C’était un soir de réunion pour la confrérie du « Glouton Danois ».

Si l’on considère la date d’écriture, je trouve que l’écriture de cette réalité fragmentée est plutôt moderne. Grâce aux notes, on comprend que la langue repose sur de nombreux jeux de mots et que l’auteur se moque de ses personnages.

Buste de Wied par Elise Brandes à Roskilde, 1908, image Wiki.
-       Les virgules, oui ! Quand je lis un livre, je les compte et je les recense.
Le pédagogue resta stupide :
-       Ouit, tenta-t-il – oui, … mais je ne crois pas… que tu puisses alors t’intéresser au contenu des livres.
-       Non, concéda le troll des bois. – mais tant qu’il y a des virgules, ça va.
 (...)
Puis il retourna dans son salon. Au milieu de la pièce, il resta immobile un instant et passa pensivement ses doigts dans ses cheveux. Puis il fit un grand pas vers la bibliothèque et prit un livre sur la deuxième étagère en partant du bas. Il sourit, pour moitié plein d’espérance, pour moitié gêné, et s’assit avec son livre à sa table de travail.
Il avait ressenti un irrépressible besoin de vérifier combien de points d’exclamations comptait le Richard III de Shakespeare…

dimanche 12 janvier 2014

Humeur livresque



Des nouvelles livresques ? Je n’ai pas forcément lu beaucoup ces derniers temps, absorbée par l’apprentissage du crochet – j’ai découvert Chouette Kit grâce à Estelle du blog Lire, relire, ne pas lire et je suis accro au crochet.

Les petits nouveaux de Noël :
Guy Delisle, Pyongyang, offert par ma sœur dans la lignée de Nouilles froides à Pyongyang.
Stoner de John Williams offert par une amie
Et des livres de cuisine.

Les premiers achats de 2014 : l’intégrale Les Enquêtes de Philip Marlowe de Raymond Chandler et Les Lois de la frontière de Javier Cercas (déjà lu à deux reprises sur ce blog).
L’Ordre alphabétique de Juan José Millás offert par ma libraire

Au programme à venir :
- une Lecture Commune Approximative avec George pour le mois de janvier de la biographie de Madame de Sévigné par Stéphane Maltère chez Folio.
- une Lecture Commune d’Un cœur simple (sans doute des Trois contes pour moi) de Gustave Flaubert avec Sophie pour le 17 février
- une Lecture Commune du Talisman de Walter Scott avec Claudia Lucia (et Miriam, Eeguab...) pour la semaine du 25 février.
Si cela vous dit de nous joindre à nous, n’hésitez pas !

Par ailleurs, j’annonce ici le lancement d’un programme de lecture québécois.


Je me suis rendue à Québec en 2007 pour participer à un colloque d’histoire de l’art. C’était mon premier voyage pour raisons professionnelles – j’étais toute fière. J’étais à l’époque extrêmement malade, ce qui fait que j’ai des souvenirs assez particuliers de cette semaine. Mais la ville de Québec, pour le peu que j’en ai vu, et malgré son caractère hyper touristique, m’a beaucoup plu. Je me suis promis de retourner au Québec. J’aurais aimé que cela soit pour 2014. Mais le père Noël a connu de gros problèmes de santé et le résultat est que les finances ne sont pas à un niveau très élevé. Bref. Sans renoncer, je commence par mettre en place un programme de lectures car je suis totalement ignorante en matière de littérature québécoise. J’ai abondamment pioché chez Karine qui a organisé à deux reprises « septembre au Québec » une liste d’auteurs et de livres. Je vous invite à en faire autant. Je me suis créé une page et un logo, et je suis partie !


vendredi 10 janvier 2014

Du reste l’histoire et la légende ont le même but, peindre sous l’homme momentané l’homme éternel.


Victor Hugo, Quatre-vingt-treize, 1874.

J’ai relu ce monument pour une lecture commune. Hugo se penche sur un épisode des guerres de Vendée, dans une situation qui exacerbe les passions : Gauvain est un jeune vicomte à la tête des armées de la République tandis que son grand-oncle, le marquis de Lantenac, dirige la guerre et la guérilla bretonne. Ajoutez Cimourdain, ancien prêtre au cœur froid, envoyé par le Comité de Salut Public et trois petits enfants innocents.

Une veuve, trois orphelins, la fuite, l’abandon, la solitude, la guerre grondant tout autour de l’horizon, la faim, la soif, pas d’autre nourriture que l’herbe, pas d’autre toit que le ciel.

C’est un roman où Hugo déploie tout son talent. Je l’ai relu peu de temps après avoir lu Arthur Young et j’ai été frappée de la différence de stature des individus. Le XIXe siècle offre un miroir grossissant de la Révolution : les individus se subliment tous d’une façon ou d’une autre, personne ici n’est ordinaire.

A. Loudet, Marat, 1882, Vizille, Musée d'histoire de la Révolution
Le roman présente une scène entre Robespierre, Danton et Marat
(mais nettement plus ténébreuse)

L’essentiel du roman se déroule dans les taillis de Bretagne et cette région donne lieu à de belles descriptions. C’est une région menaçante et obscure, où l’homme se fond dans la nature. C’est aussi le lieu des personnalités farouches, des paysans ignorants. La mort s’y donne dans des combats guerriers. En contraste, le milieu du roman évoque le Paris révolutionnaire : la ville est pleine de vie et de frénésie. Les grands hommes de la Révolution y apparaissent et s’échangent des répliques perfides. C’est l’occasion pour Hugo de rappeler tous les mots historiques du temps. La mort parisienne est froide, c’est celle de la loi et de la guillotine.

Danton se dressa, effrayant.
-       Oui, cria-t-il ! je suis une fille publique, j’ai vendu mon ventre, mais j’ai sauvé le monde.


C’est par ailleurs un roman hautement viril. Les hommes ont des passions nobles (la politique, la religion). La seule femme du roman est une paysanne, une mère cherchant ses enfants. Elle est décrite comme une bête poussée par un instinct dépassant sa raison.

H. W. Fisk, Robespierre recevant des lettres d'amis de ses victimes menaçant de l'assassiner,
1863, Vizille, Musée d'histoire de la Révolution
Je  ne sais pas pourquoi un beau plumet rouge.

Il faut tout de même dire un mot sur la langue de Hugo, unique et reconnaissable. On peut dire vulgairement qu’il ne craint pas d’en faire des tonnes. Et constater que les romanciers contemporains n’osent plus cette grandeur, cet excès, craignant trop le ridicule. Le moins que l’on puisse dire est que cela ne manque pas de panache. Les personnages sont tous plus grands que nature et le lecteur a la sensation de voir l’Histoire en marche, de suivre les pas d’une race de héros. Si en théorie, les deux camps sont traités avec équité, on constate que la férocité est plutôt royaliste et la bonté paterne républicaine, mais c’est une nuance mince, Hugo jouant précisément à faire se côtoyer des personnalités proches. Enfin, le décor – la campagne bretonne – est une nature fantastique et animée, menaçante et inconnue.

Dans la blême clarté éparse, dans la noirceur des nuées, dans les mobilités confuses de l’horizon, dans les mystérieux froncements des vagues, il y avait une solennité sépulcrale.

J’ai trouvé que si la Bretagne était très bien traitée sur le plan romanesque, c’était moins évident pour Paris. J’ai eu l’impression que le chapitre sur la Convention était inséré comme un passage obligé, comme un morceau de bravoure, alors même que ce qui importe c’est la guerre des forêts.

Enfin, cette lecture fait suite au Challenge breton et il faut naturellement penser aux Chouans de Balzac. Balzac est nettement romantique. Il introduit notamment un personnage féminin, Marie de Verneuil, qui est une véritable héroïne, de façon à créer une intrigue amoureuse. Sa vision de la Bretagne est aussi plus pittoresque. Les personnages de Hugo m’ont semblé moins incarnés, en proie à des passions et des idéaux forts. La Bretagne y est plus magnifiée.

Nous approchons de la grande cime.
Voici la Convention.
Le regard devient fixe en présence de ce sommet.
Jamais rien de plus haut n’est apparu sur l’horizon des hommes.
Il y a l’Himalaya et il y a la Convention.
La Convention est peut-être le point culminant de l’histoire.

Lecture commune avec Claudia Lucia.

mercredi 8 janvier 2014

Médée


Pier Paolo Pasolini, Médée, film de 1969.

Étape presque obligée de ce challenge Médée, le film de Pasolini avec Maria Callas.

La première vedette du film, ce sont les décors et les costumes. C’est ce dont je me rappelais le mieux, ils donnent une ambiance particulière à chacune des étapes du récit. Notons que c’est aussi une des rares versions qui nous montre l’histoire en son entier, depuis la conquête de la Toison d’or jusqu’à la catastrophe finale.
La Colchide est un monde rural, filmé en Cappadoce, imprégné de l’Orient ancien, chrétien ou musulman. Pasolini est visiblement intéressé par cette possibilité de créer un ensemble de croyances primitives. Les costumes et les bijoux sont aux couleurs de la terre et les rites sanglants permettent de régénérer les cultures et la collectivité. Médée y est une prêtresse, prisonnière de costumes empesés et d’un tissu de traditions. Elle se libère en rencontrant Jason, mais erre désormais dans un monde dépourvu de sens. 

Photo provenant du site DVD classik qui contient un article de Leo Soesanto

Jason et ses compagnons sont une bande de jeunes hommes vivant de rapines, venus conquérir les chevaux et du butin, sur un simple radeau. Pasolini exalte l’amitié virile, la fraternité entre compagnons. Ils ont soif de pouvoir et de puissance. Jason, incarné par un jeune sportif, est un jeune homme souriant, sûr de lui, plein d’assurance et d’insolence.

Corinthe est une ville italienne (les scènes ont été tournées à Pise), lumineuse et quadrillée par une architecture de pierre. Contrairement aux pièces de théâtre, le film ne contient pas de longues tirades ou d’imprécations, place est faite à la musique (chaque monde possédant son propre son), aux silences et aux regards.

Maria Callas donne à Médée une dignité et une fureur, également une angoisse et une attente face à Jason. J’ai tendance à imaginer une Médée plus jeune qu’elle n’est et peut-être moins hiératique. Elle parle très peu, mais chacun de ses gestes est plein de précision. Pasolini n’en fait pas réellement une magicienne aux pouvoirs surnaturels (sinon dans des visions*). Ce n’est rien que l’opposition entre deux civilisations et une passion furieuse.

C’est un film plein de mystère et de nostalgie pour les mondes anciens, aux images somptueuses, à la lumière et au coloris très soignés.

* À l’exception notable d’un centaure.

Merci ma frangine pour ce DVD. Compte pour le challenge Médée et le viaggio.



mardi 7 janvier 2014

J’aime la voix des morts que la nuit vaste écoute !


Catulle Mendès, Médée, 1e représentation 1898, avec Sarah Bernhardt, édité en 1903.

Et, pour moi une dernière version du mythe de Médée. Qu’y apporte Mendès ?
Le texte contient des didascalies longues et détaillées, précisant avec soin l’intensité de la lumière. La pièce se déroule à partir d’une après-midi jusqu’à l’aube suivante et la lune et le soleil jouent leur rôle dans l’expression du drame.
Mendès reprend les chœurs comme dans les pièces antiques. Il y a trois chœurs, un de jeunes filles, un de jeunes femmes et de vieilles femmes, ce qui permet des morceaux très poétiques lors de la célébration des noces de Créuse, des plaintes de Médée ou de la mort des enfants. Les sentiments et les violences subies par les femmes se déclinent ainsi selon les âges de la vie.
Il y a une insistance sur les modalités concrètes de la magie de Médée : description du temple, des poisons, des animaux, des spectres. Tout cela renforce sa noirceur et sa cruauté. Il est certain que cette pièce devait laisser toute liberté à Sarah Bernhardt pour exprimer son talent dans le portrait d’une femme passionnée, sensuelle, entière.


Mais Jason est une figure également plus sombre. Ce n’est pas seulement un lâche un peu minable comme dans Corneille, mais un homme avide de pouvoir et de puissance, mentant à plusieurs reprises à Médée, jouant consciemment de sa séduction pour apaiser sa fureur. Une des scènes entre Médée et Jason est d’ailleurs pleine d’ambiguïté. Pleine de sensualité, il est difficile de savoir jusqu’où la manipulation intervient chez les deux personnages.

Je t’aime comme aux jours effrayants où nous primes
Dans nos premiers baisers le prix des premiers crimes,
Et le goût d’en oser d’autres, au même prix !
Oh ! combien pour mon cœur mon cœur a de mépris !


C’est une pièce où la langue est forte, elle contient beaucoup de termes concrets, ce qui confère une puissance singulière aux dialogues.

Femme à l’atroce cœur, j’ai su que tu parlais !
Ta malédiction plane sur le palais
Comme une grande orfraie aux battements funèbres
Va-t-en d’ici ! Va-t-en, femme aux yeux de ténèbres.
  
Notez que l'on peut voir plusieurs photos de la pièce sur Gallica. Article d'Eimelle avec le bracelet serpent porté par la comédienne.
Demain, je vous parle de la Médée de Pasolini. Et dans quelques jours, je conclus le challenge avec une ou deux curiosités.