La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 10 octobre 2024

Il vivait la vie qu’il vivait, comme tout le monde, et il payait son dû comme tout le monde.

 


James Baldwin, Harlem Quartet, parution originale 1978, traduit de l’américain par Christian Besse, édité en France par Stock.

 

Le narrateur, Hall, revient sur la mort de son frère Arthur, plusieurs années auparavant, mû par le besoin de raconter et de transmettre à ses enfants, et de vivre.

C’est l’enfance et l’adolescence d’une famille noire à Harlem, dans les années 50-60, une famille unie et aimante. Les parents et les deux garçons, dont Arthur qui chante le gospel dans les églises. C’est aussi l’histoire et les liens avec une famille amie, celle de Julia et de Jimmy, oppressante et destructrice, celle-là. Petite fille, Julia est évangéliste et elle prêche, avant d’abandonner cette voie.

J’ai beaucoup apprécié la façon dont Baldwin parvenait à retranscrire cette vie des églises. Je me situe à des années-lumière des églises noires-américaines, de ce rapport à la parole religieuse qui sert à parler à la fois de l’expérience collective et de la vie individuelle, avec ces échanges entre le chanteur et la foule, le prêcheur et les croyants, mais voilà que Baldwin le recrée magistralement. Il le raconte à la fois dans les familles, mais aussi dans les églises du Nord, et dans celles du Sud, notamment au moment de la lutte pour les droits civiques.


Ah ! Il n’y avait pas de place, chantait Crunch, pas de place ! à l’auberge ! Il ne chantait pas un voyage en Égypte deux mille ans auparavant, mais sa mère, son père et lui-même, et ces rues juste là-dehors, mon frère, ces rues devant chaque porte, ces rues que nous arpentons, toi et moi, et que nous continuerons à arpenter jusqu’à ce que nous nous rencontrions.


Il y a d’ailleurs la parfaite description de la terreur qui règne dans le Sud des États-Unis. Les noirs de New-York découvrent un monde quand ils s’y rendent et le récit des précautions et de l’attente des coups de fil est là pour rappeler ce qu’ils risquent. Là encore, Baldwin parle de la différence de mentalité et d’histoire et d’expérience entre les différentes populations noires du pays. Je note que la lutte pour les droits civiques semble d’ailleurs changer peu de choses pour ces gens, opération relevant de la bonne conscience blanche (trop aimables, ces gens qui vont nous autoriser à marcher librement).

Mais le cœur du roman est constitué par Arthur, par Hall, par Julia et Jimmy, et les relations entre eux, et l’amour qui se lie entre eux, par leur solitude aussi et par leur difficulté à vivre et à s’accepter. Julia, la petite évangéliste qui envoie tout valser, qui voyage en Côte d’Ivoire pour y chercher je-ne-sais quoi. Hall qui veille sur son frère et qui veut transmettre à sa femme et à ses enfants toute cette histoire de personnes déchirées. Les souvenirs de la guerre de Corée et des amis disparus, sans doute tués quelque part. Arthur et Jimmy, le chanteur et le pianiste, ces amants que l’amour ne parvient pas toujours à sauver.


Pour la première fois, je m’interrogeai sur l’amour et je me demandai si je trouverais en moi la force de donner l’amour et de le recevoir : d’accepter ma nudité comme sacrée et de tenir pour sacrée la nudité d’un autre. Car, sans amour, le plaisir fane vite, se fait amer dans la bouche et a tôt fait d’épuiser ses inventions. Il faut qu’une âme existe à l’intérieur du corps que vous serrez, une âme que vous vous efforcez d’atteindre, une âme qui s’efforce d’atteindre la vôtre.


Hall raconte peu la déchéance, les rencontres sordides, les médisances, la drogue, les attaques quand un noir s’écarte du gospel des églises pour aller chanter le jazz, ou qu’il préfère les hommes. Son récit vise à protéger la mémoire d’Arthur disparu, ses souvenirs, à conserver le rayonnement et l’espoir, à transmettre cette image à ses enfants – j’ai le sentiment que ce récit protège également le lecteur contre la tristesse et l’abattement.


Oh ! mon frère aimé, quand le monde est en feu, ne veux-tu pas du sein de Dieu pour oreiller ? et je lui dit : Non, ils découvriront ce qu’il y a au bout de la route.


L’ensemble est tellement prenant, les pages de ce livre sont si denses et pleines de tout ce qu’il y a à dire pour raconter des vies passées.

 

Et alors, là, elle ne chante pas seulement Jésus, elle chante son fils. Peut-être tous les chants gospels sont-ils nés du blasphème et de la présomption – ce que l’Église appellerait blasphème et présomption : s’identifier à la souffrance de Dieu et la faire sienne, s’identifier à sa propre souffrance et mettre le Tout-Puissant au défi d’accorder ou de refuser sa miséricorde. Nous serons deux au pied de la pitié : mon Dieu et moi !

 

Neel, Alvin Simon, 1959 privé


La congrégation, assise, attend et laisse échapper enfin, avec le chanteur, un gémissement lointain, une sorte de rugissement souterrain, étouffé, comme le premier signe avant-coureur d’un tremblement de terre.

    Je songe à des amis que j’ai connus

Pas déjà, il ne pouvait pas penser à des amis qu’il avait connus ; mais il évoquait peut-être l’heure, si proche, qui emporterait ceux devant lesquels il chantait à présent ; ou bien le fait que lui, simplement à cause de la fragilité sacrée de sa jeunesse, puisse être forcé de continuer le voyage sans eux.

    Qui en ce monde ont souffert et vécu

Oui, approuvent l’océan des chapeaux féminins, les rochers des épaules masculines : un vent léger fait frissonner la mer, caresse les rochers, tombe, puis se relève,

    Ils sont montés au ciel

et certains lèvent leur visage vers le vent, et d’autres le couvrent de leurs mains,

    Et je voudrais savoir

Tout est immobile. Seule la voix s’élève comme un oiseau solitaire face à la tempête qui approche.

    Que font-ils à présent ?

    Ah ! tonne le piano, et Oui, souffle le vent,

    Que

et la voix, l’oiseau solitaire, monte,

    font-ils au paradis

    Aujourd’hui ?

    Là où péché et chagrin s’effacent

    Lavés par la rivière qui passe

    La rivière de la paix, ah oui,

    Que font-ils là-haut aujourd’hui ?

 


James Baldwin sur le blog :

Les romans :

La Conversion : dur et âpre, très très bien
Un autre pays : un roman prodigieux, commencez par celui-ci !
La Chambre de Giovanni : son roman le plus connu
L'Homme qui meurt : 
l’universalité de la solitude et du besoin d’amour des êtres humains.

Les recueils d'essais :

Retour dans l'oeil du cyclone
Chronique d'un pays natal

 

Bon, c’est aussi un livre où on boit et où on fume beaucoup trop.

6 commentaires:

  1. Tu n'as pas choisi le livre le plus court de l'auteur mais apparemment il se lit facilement

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    1. La Chambre de Giovanni est le plus court, si tu veux commencer par lui, mais en effet les autres sont plus longs.

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  2. Il est sur ma pile, avec "Beale Street", j'attends février et le Black History Month pour l'en sortir.. un titre qui m'effraie un peu moins après avoir lu ton billet (je l'imagine complexe..).

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    1. Et moi je ne connais pas le titre dont tu parles, donc j'attends les billets !
      Ce n'est pas complexe, mais une littérature très dense.

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  3. j'ai lu autrefois La chambre de Giovanni, bonne idée de revenir à Baldwin pour d'autres titres moins connus

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    1. Grand écrivain et beaucoup de rééditions, faut pas hésiter.

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