La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 18 décembre 2025

J'ai ôté ma couronne, j'ai revêtu une forme terrestre et, sans dissimuler les traits de mon visage, je suis descendue parmi eux...

 

László Krasznahorkai, Seiobo est descendue sur terre, parution originale 2008, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, édité en France par Cambourakis.



Le premier chapitre s'ouvre, de nos jours, sur l'évocation d'une rivière, la Kamo, située à Kyoto, et d'un grand oiseau blanc, immobile, à l'affût du moindre poisson, et avec une réflexion sur la beauté de l'immobilité, qui échappe à tous ceux qui longent la rive.
Le deuxième chapitre s'ouvre sur une grille de mots croisés en italien 😳 , mais le récit se poursuit. On est à la Renaissance, dans l'atelier de Filippino Lippi à qui on passe commande de coffres de mariage représentant l'histoire d'Esther – mais non, on est à la cour du roi de Perse auprès d'une reine dont la beauté ne sera pas suffisante pour lui sauver la vie.

Autour de lui tout est en mouvement, le message d'Héraclite a semble-t-il réussi, une seule et unique fois et malgré d'effroyables obstacles, à traverser l'univers et, à la faveur de quelque profond courant, arriver jusqu'ici, puisque l'eau bouge, coule, ruisselle, afflue, se déverse (…).
C'est le début de la première histoire.

Ce sont 17 histoires, numérotées de 1 à 2584, qui n'entretiennent pas de rapport entre elles, sinon dans l'esprit de la lectrice, et de l'auteur, des histoires de beauté et d'oeuvre d'art, de création, restauration et de conservation des œuvres d'art, qu'il s'agisse de peinture, de sculpture, de musique ou de théâtre nô.

Sont-elles vraies, ces histoires ? Ce petit tableau de la Scuola di San Rocco existe-t-il ? Et ces panneaux peints par Lippi ? Il suffirait d'un clic pour savoir si cette institution chargée de la restauration d'une statue de Bouddha existe ou non, mais cela ne nous dirait rien des personnages du roman – nous serions bien avancés. Pour les historiens de l'art qui sont cités, je n'ai pas besoin de vérifier : ils existent et j'ai même mangé à la cantine avec l'un d'eux ! Peu importe au fond. Krasznahorkai s'amuse à raconter une visite à l'Alhambra qu'il a peut-être effectuée ou que nous pourrions faire à sa place ou à évoquer le fonctionnement d'un atelier d'artistes de la Renaissance à Pérouse comme s'il y était. Il joue avec les dignes experts de l'art et les ballotte, se moque un peu également des marmonnements rituels de prêtres répétant un énième rituel auquel personne ne comprend rien.

… la statue du Bouddha Amida du Zengen-ji, dont le regard balaye avec une force indescriptible, telle une bourrasque de vent, tout le personnel du Bijutsu-in, y compris Seiichi Fujimori, qui pour la première fois de sa vie incline la tête devant une statue, baisse les yeux, incapable, l'espace d'un instant, de soutenir l'immense, l'imposante sérénité, aussi inquiétante qu'énigmatique, de ce regard, un regard comme il n'en avait – et pourtant un chef d'atelier, ici, dans le Bijutsu-in, voit beaucoup de choses – jamais croisé de semblable.

Buste du Bouddha Amida et  Bouddha Amida assis, XIe (bois, laque, feuille d'or), Guimet


Tout se joue dans un regard, celui que pose une peinture sur un homme, ou dans un geste, qui redonne sa puissance à un objet inanimé. Regard du Bouddha, du Christ, de trois anges, regard qu'un gardien de musée pose sur la Vénus de Milo, absence de regard, silence et vide intérieur.

Y a-t-il quand même des histoires ? Mais oui, plusieurs, et même plusieurs par chapitre, certaines avec des pans de mystère qui resteront entier. Pourquoi cet homme est-il persuadé d'être suivi dans les rues de Venise ? Et pourquoi est-il dit qu'il ne ressortira jamais du bâtiment ? Et pourquoi l'histoire de l'homme qui s'achète un couteau s'appelle-t-elle « naissance d'un assassin » ? L'auteur ne nous dit pas tout et il tient avec habileté notre attention, l'emmenant où il le souhaite avec malice.


… la Vénus de Milo venait d'un monde céleste qui n'existait plus, un monde que le temps avait réduit en miettes, réduit en poussière, réduit à rient, et qui avait déserté à jamais les hautes sphères, car la grandeur avait disparu du monde des hommes, et il ne restait qu'elle, il ne restait de ce monde supérieur que cette Vénus, totalement abandonnée à elle-même...

Et ce Seiobo ? Cette Seiobo plutôt. Elle apparaît pile au milieu du roman. Cette divinité descend sur terre, s'incarnant provisoirement dans le corps d'un acteur du théâtre nô – il est beaucoup question du Japon. Elle est la paix qui vient sur terre.
En somme, le roman serait-il un hymne à la beauté et à l'art qui apaisent toutes les douleurs et toutes les angoisses ? Oui. Sauf qu'à la fin, des créatures non précisées (encore que la lectrice puisse s'en faire une idée) hurlent dans la nuit sous terre pour garder des tombeaux face à la mort qui engloutit tout.

Ils hurlent dans le noir, la bouche grande ouverte, les yeux exorbités, voilés de cataracte, ils hurlent, mais de ce hurlement, de cette obscurité, de ces bouches et de ces yeux on ne peut pas parler, on ne peut que tâtonner avec nos mots, comme un mendiant tendant la main...
C'est le début du dernier chapitre.

Pour moi, le roman possède un aspect ludique dans la mesure où on peut être tenté de tout vérifier – l'auteur a-t-il tout inventé ou s'agit-il de minces distorsions de la réalité ? (évidemment, ce n'est pas du tout mon école) Je suppose qu'une impressionnante documentation a été nécessaire pour élaborer (et traduire) un tel roman (technique de sculpture sur bois, de restauration, de peinture à la tempera, rite shinto, rite bouddhique, etc.).
La langue a beaucoup d'humour, de malice, de tendresse aussi. Je retiens notamment cet homme qui déteste La Pedrera, cette boursoufflure répugnante (c'est assez drôle).

Les longues phrases interminables de l'auteur suivent-elles le cheminement d'une pensée ou d'une idée ? Oui, certes, mais pourquoi donc l'un des chapitres possède-t-il des phrases de longueur tout à fait normale ? Est-ce à cause de ce qu'il y a sous terre ?

Settignano, Madonne à l'enfant, 1455, marbre, Palais royal Turin

… il ne bouge pas, il garde au millimètre près la même posture, pas une de ses plumes ne frémit, il se tient en avant, la pointe aiguisée de son bec fixée au-dessus du clapotis de l'eau, personne ne le regarde, personne ne le voit, ni aujourd'hui, ni sans doute jamais, la beauté indicible de sa posture reste secrète, la splendeur exceptionnelle de cette majestueuse immobilité échappe aux regards, et c'est ainsi, en secret, de façon imperceptible, qu'il se tient au milieu de la Kamo, dans cette concentration, cette immobilité, cette tension d'un blanc immaculé, et quelque chose se perd avant même de pouvoir apparaître, une évidence, qui n'aura aucun témoin : c'est lui qui donne un sens à tout ce qui l'entoure, un sens à ce monde en perpétuel mouvement frénétique, à la chaleur sèche, aux vibrations, aux tourbillons de sons (…).

Enfin, je note le thème omniprésent de la copie : copie la plus parfaite possible, impossible à discerner de l'original, qui possède un fragment de la puissance de l'original, mais qui ne l'est pas, qui donne une idée de la perfection absolue et qui est la seule façon pour un œil humain d'approcher cette perfection. La Vénus de Milo est une variation d'un modèle de Praxitèle. Les temples japonais sont détruits et reconstruits tous les 20 ans. Les sculptures en terre sont multiples. Et ce roman que nous venons de lire ?

J'ai beaucoup aimé. C'est une lecture très prenante, où l'on avance aisément, qui possède une réelle puissance. Ces 400 pages se lisent le temps d'un aller-retour en train Marseille-Londres si vous êtes bien concentré – et sinon vous finirez le livre dans votre lit sous la couette.


László Krasznahorkai sur le blog :

Guerre et guerre : la guerre qui marche sur les traces de quatre hommes, peut-être quatre anges
Le Baron Wenckheim est de retour : un excellent roman comme une symphonie
Petits travaux pour un palais : Une étrange déambulation new-yorkaise

J'avais lancé cette idée de lecture commune autour de Krasznahorkai. Keisha a lu Tango de Satan. Ingannmic a lu Le Baron Wenckheim est de retour. Cléanthe a lu Petits travaux pour un palais. Bref : nous avons tous choisi un titre différent et nous avons tout aimé ! 



mardi 16 décembre 2025

Comment neige le destin ? Le destin neige en silence.

 

Mircea Cărtărescu, Melancolia, publication originale 2019, traduit du roumain par Laure Hinckel, édité en France par Noir sur Blanc et Libretto.


Dans un prologue, un marin visite un palais dans une île qui pourrait être grecque et lutte contre son double avant reprendre le bateau.
Dans la première histoire, un enfant vit tout seul pendant des années dans un appartement en ville. Étrange existence répétitive. Mais il a l'occasion à trois reprises d'explorer la ville durant la nuit et il découvre les statues gigantesques de ses parents.
Dans la deuxième histoire, un frère et une sœur jouent tous les soirs au jeu des petits lapins et des renards. Mais une nuit, un renard s'empare de la petite sœur, qui tombe malade. Évidemment les adultes ne comprennent rien. Le grand frère fera tout pour la sauver.
Dans la troisième histoire, le personnage principal est un adolescent. Dans ce monde, les hommes muent et changent de peau régulièrement. Et les femmes ? C'est la grande question. La rencontre avec une jeune fille lui permettra de savoir.
L'épilogue est en prison.

Quand dehors tombait le crépuscule, dans la salle à manger l'air devenait marron, délicat, et le silence pesait sur l'enfant de toutes ses forces.

Les trois histoires présentent plusieurs points communs. Elles mettent en scène des enfants, qui sont seuls. Les adultes sont absents ou peu présents, vagues silhouettes fonctionnelles, incapables de rien comprendre à la réalité de la vie. Les récits se tiennent dans une ville, jamais nommée, mais qui ressemble à celle de Solénoïde, avec ses grands immeubles, son tramway bringuebalant, ses grands édifices, ses statues qui scandent l'espace public et surtout ses hôpitaux.

Car, comme dans Solénoïde (et comme dans plusieurs textes de Tokarczuk), le monde médical tient une place importante et inquiétante. Aux côtés du corps humaines, les modèles d'anatomie, les statues de femmes enceintes, les lits d'hôpitaux hantent l'univers mental du roman. C'est également le cas des insectes sous toutes les formes, immenses et minuscules, réels ou en chocolat, symboliques également.

La maison était entourée, assiégée par la lune. Les fenêtres se projetaient, blanches, sur tous les sols, accentuant jusqu'à l'insupportable la solitude de l'appartement.

Les histoires sont inquiétantes et mettent mal à l'aise. Que va-t-il advenir à ces enfants ? Les trois récits racontent un apprentissage et une certaine façon de quitter le monde de l'enfance ou de l’adolescence et l'entrée dans l'âge adulte. Il est écrit que les personnages vieilliront, ils se marieront et auront des enfants, mais le lecteur sait qu'ils ont tous perdu l'accès au monde de l'enfance, avec ses contes et sa logique, un monde bien plus étrange et bien moins étroit que celui des adultes.

Il y a la place particulière de la pleine lune – Melancolia.

Il est beaucoup question d'insectes, d'enfermement, de solitude, d'impossibilité de communiquer – difficile de ne pas penser à Kafka.

Ernst, Le fantôme de la repopulation, 1929 photo/collage, Coll. privée

De jour comme de nuit, les deux étaient toujours ensemble et, en fait, seuls, car les gens bizarres qui les nourrissaient, les lavaient, les grondaient et les cajolaient et leur disaient bonne nuit, étaient transparents, sans existence vraie, comme sur ces photographies où les bâtiments et tout ce qui est immobile est bien défini, tandis que les gens et les tramways semblent brumeux, barbouillés par un pinceau rapide. C'étaient deux souffles de vent nommés maman et papa, et peut-être les chats et les oiseaux du ciel voient-ils les gens ainsi.

(2e histoire)

S'il aimait quelque chose au monde, c'était la lune, mais pas n'importe quelle lune, celle dont le croissant se posait presque à l'horizontale, cornes vers le haut, sur fond de ciel vert comme du venin, au-dessus des bâtiments très hauts, terminés par des mâts, des flèches, des frontons et des coupoles, de la ville où il habitait.

(3e histoire)

Mircea Cǎrtǎrescu sur le blog :

Solénoïde : une sorte d'errance absurde dans Bucarest - c'est très gros et très bien !
Théodoros : la vie d'un tyran, une fresque en Technicolor - c'est brillant.




samedi 13 décembre 2025

Dans les rues d'un village provençal abandonné

 

Ongles est un village des Alpes-de-Haute-Provence, immédiatement à côté de Banon, perché à 613 mètres d'altitude, sur un rocher comme une île au-dessus des champs (et d'ailleurs on parle du « Rocher d'Ongles »). En 1962 ce sont 25 familles harkis qui sont installées à Ongles (mais ensuite, la plupart partent vers Cannes). Un petit musée installé dans le château rappelle ce moment.

Mais aujourd'hui nous marchons dans les rues d'un village abandonné.

En effet, le cœur original du village correspond au hameau de Vière, qui est situé sur une petite butte à l'écart de l'actuel village.

À Vière, les traces d'occupation sont très anciennes, avec un petit oppidum. Pendant la pax romana les habitants s'installent dans la plaine à proximité, mais ils ne tardent pas ensuite à remonter se mettre à l'abri dans les hauteurs. Au 12e siècle, on trouve à Vière un château et une église, des maisons, un rempart. Au 13e siècle, le village s'agrandit, l'église est réaménagée et l'enceinte est reconstruite. C'était une petite citadelle, avec un rempart, des tours et trois portes.

Les guerres diverses de la période moderne entraînent la destruction du château. À partir du 17e siècle, la population se déplace sur les flancs de la butte et se rapproche de la plaine, de l'eau, des champs, des commerces et de la route. Le vieux bourg devient peu à peu une carrière de pierres, d'autant que les murs facilitent l'aménagement de terrasses pour cultiver les oliviers.

Les nouveaux habitats composent les actuels hameaux d'Ongles.

En 1765, le secteur de Vière abrite encore 12 maisons. L'église est définitivement abandonnée en 1840 (et réinstallée dans le château d'Ongles). En 1860 il restait seulement 4 habitants à Vière qui est déserté à la fin du siècle.

Les restes de l'église Saint-Barthélemy.

Le cimetière.

Aujourd'hui le site est classé et accessible librement. On peut à tout moment marcher dans les rues pavées de calade. Les lieux sont entretenus et les vestiges sont stabilisés et préservés.


Les voisins sont sympathiques.

Cette visite m'a rappelé la lecture d'un roman de Maria Borrély, Le dernier feu, où un village situé en hauteur est abandonné parce que tout le monde veut se rapprocher de la rivière et de ses champs fertiles (un roman que vous devriez lire).

Reprise des billets touristiques début janvier.



jeudi 11 décembre 2025

Lha gyalo ! Les dieux ont trimphé !

 

Alexandra David-Néel, Voyage d'une Parisienne à Lhassa, publication originale 1927, lu dans l'édition Plon.

Tout n'est pas dans le titre, encore qu'il laisse entendre quelque chose du tempérament de l'autrice, véritable personnage en soi.

Donc en 1924, alors que le Tibet est interdit aux étrangers*, notre héroïne décide de rejoindre Lhassa, la capitale, incognito, et à pied. Elle n'est pas seule, elle est accompagnée du jeune lama Aphur Yongden, son fils adoptif, essentiel à la réussite du projet. Aucune escorte, aucun guide, aucune carte, rien d'occidental (pas d'appareil photo, pas de quoi prendre des notes, aucun élément de confort), ils sont déguisés en pèlerins mendiants, pauvre lama accompagné de sa vieille mère (56 ans en réalité). Crasse sur la peau, faux cheveux en poils de yak, bonnet dissimulant le visage (bon, elle n'avait pas les yeux gris clair) et discussions uniquement en langue locale, de peur d'être surpris.

Tournant le dos à la sublime demeure des divinités qu'ils étaient venus de si loin pour les révérer, leur attention se concentrait uniquement sur leur repas.

Le livre raconte cette épopée grandiose, faite de petits pas sur des chemins dans la montagne et les hauts plateaux, d'abord la nuit de peur d'être vus, puis de jour, comme tout pèlerin miteux. Ils mendient leur nourriture et partagent la vie des Tibétains les plus simples, ceux qui dorment avec les bêtes, mangent ce qu'on leur donne, etc.

Le Tibet est alors à moitié indépendant, à moitié sous la coupe britannique, théocratie religieuse étonnante où la modernité est tout juste présente sous la forme de fusils vendus aux soldats des dirigeants. L'extrême majorité des habitants n'est jamais partie à l'étranger et n'a jamais vu d'Occidentaux, la diversité ethnique du pays permettant alors facilement de faire croire que les deux intrus proviennent d'une région particulièrement reculée.

Ce jour-là, j'avais mendié en chantonnant des formules pieuses de porte en porte, suivant la coutume des pèlerins nécessiteux. Une brave femme nous fit entrer chez elle, Yongden et moi, pour nous donner à manger. Le repas se composait de lait caillé et de tsampa. L'usage veut que le lait d'abord, la tsampa ensuite, soient versés dans l'écuelle de bois que tout Thibétain pauvre porte toujours avec lui, et le mélange se fait alors avec les doigts.

Ici David-Néel met de côté tout son savoir érudit sur le bouddhisme et sur les langues, se plongeant au plus près du quotidien des paysans et des autres pèlerins. Elle raconte leurs coutumes pas vraiment dans l'orthodoxie bouddhique (et j'avais mal mesuré l'immense diversité de cette religion avant ma lecture), celles qui animent la vie ordinaire et les paysages extraordinaires du Tibet. Elle est ainsi la témoin de la religiosité tibétaine sous toutes ses formes, savante ou populaire, qui habite le paysage à chaque étape comme autant de signes de la présence humaine, un paysage à nul autre pareil.

Consciente de son exploit, elle met volontiers l'accent sur les péripéties, le désir d'aventures, la curiosité. Par peur d'être repérés et arrêtés, nos deux voyageurs choisissent les trajets les plus longs ou les plus déserts, s'exposant à mourir de faim ou à être en proie aux brigands. Ils passent par les régions les plus reculées.

Je note que David-Néel voit une panthère des neiges et n'en fait pas tout un laïus.

Tibet, Le dieu tutélaire Hevajra et sa parèdre Nairatmya, 16e siècle, laiton, Guimet


Découvrir une cachette n'était pas chose facile, nous nous trouvions sur le versant roide d'une sorte de redan n'offrant pas un pouce de terrain plat ; tout ce que nous pûmes faire, fut de nous tirer des éboulis et de nous accroupir sous les arbres en sol plus ferme. C'est dans cette situation incommode, osant à peine bouger de crainte de rouler en bas de la pente, que nous passâmes la première journée bénie de notre merveilleux voyage.

Le début du voyage en marchant de nuit dans les chemins de montagne et en se cachant la journée. 

J'ai vécu pendant plusieurs années, au pied des neiges éternelles, comme dans les solitudes herbeuses de la région des grands lacs, la vie étrange et merveilleuse des anachorètes tibétains ; j'en connais le charme spécial, et tout ce qui s'y rapporte éveille immédiatement mon intérêt. Tandis que mes yeux restaient fixés sur les palais de rocs, une conviction intuitive me venait peu à peu ; quelqu'un vivait là.

Très loin, parmi la silencieuse immensité blanche, un minuscule point noir se mouvait lentement, semblable à un insecte lilliputien grimpant avec effort le long de l'énorme plateau incliné. Plus qu'aucun des nombreux site grandioses et terrifiants que j'avais contemplés jusque-là au « Pays des Neiges », ces glaciers géants et cette vaste étendue morne soulignaient la disproportion écrasante existant entre la fantastique région des hautes cimes et les chétifs voyageurs qui avaient osé s'y aventurer, seuls, au cœur même de l'hiver.

* Le livre ne possède pas de véritable introduction historique (c'est nul) et quand on le lit en 2025, on peut croire que c'est la Chine qui impose ce blocus. Mais non, c'est l'empire britannique.

Wikipedia m'apprend que David-Néel a fait renouveler son passeport à l'âge de 100 ans, comptant repartir au Tibet. Voilà, c'est un modèle pour nous. Les filles, faut jamais renoncer !

Prochaine étape : visiter sa maison à Digne.

Un podcast pour faire connaissance avec elle.

Tibet, Le dieu tutélaire Hevajra et sa parèdre Nairatmya, 16e siècle, laiton, Guimet


mardi 9 décembre 2025

Seuls les gazons et les gentlemen anglais se rasent tous les jours.

 

Karel Čapek, Lettres d'Angleterre, dessins originaux de l'auteur, parution originale 1924, traduit du tchèque par Gustave Aucouturier, publié en France par La Baconnière.

En 1924,  Čapek est invité en Grande-Bretagne. Il voyage dans diverses villes (Londres, Oxford, Cambridge, York, Liverpool, etc.), se rend jusqu'en Écosse, mais ce qui semble le plus le frapper, ce sont les paysages de la campagne anglaise. L'Angleterre est un jardin dit-il, avec les haies, les murets, les moutons, les beaux arbres, les vaches... Sa description de Londres est légère et ironique, il relève toutes les bizarreries (il en fait des tonnes sur le flegme anglais), mais il donne la pleine mesure de son talent une fois rendu dans l'herbe. J'ai pleinement apprécié sa description de l'Écosse, qu'il a visiblement beaucoup aimée.

Il y a certes des moutons partout en Angleterre, mais les Moutons des Lacs sont particulièrement frisés ; ils broutent des herbages soyeux et font penser aux âmes des bienheureux au ciel. Nul ne les garde et ils passent leur temps à brouter, à dormir et à rouler des pensées pieuses.

Son enthousiasme ne l'aveugle pas. La vraie Angleterre, est-ce celle de la country ou celle des faubourgs misérables et crasseux qui abritent des milliers de personnes ? Et à la British Empire Exhibition, où sont les habitants de l'empire ? Pourquoi n'y en a-t-il que pour la métropole ? Et pourquoi donc personne ne parle jamais de l'Irlande ? Et surtout : pourquoi pourquoi pourquoi le dimanche anglais ?

Cela reste une lecture légère.

Le jour où l'on ne fait pas de cuisine, où les voitures ne marchent pas, où l'on ne regarde pas, où l'on ne pense pas. Je me demande pour quelles inexpiables fautes le Seigneur a condamné l'Angleterre au châtiment hebdomadaire du dimanche. (…) Nul ne saurait rayonner et faire des roulades en mâchant du pressed beef assaisoné de moutarde diabolique. Nul ne saurait extérioriser une joie bruyante en décollant de ses dents un tremblotant pudding au tapioca.

Moutons anglais.
Habitants de la Hollande.


Karel Čapek, Tableaux hollandais, 1932, traduit du tchèque par Michel Chasteau, en France aux Éditions La Baconnière.

La Hollande (oui, les Pays-Bas) est un petit pays qui plaît beaucoup à Čapek (qui ne perçoit absolument pas la puissance coloniale bien réelle). Il se plaît à décrire et à dessiner les canaux, les reflets dans les canaux, les maisons en briques et leurs pignons, les rues, les campagnes... Il décrit les polders et les cultures et s'extasie devant les inventions d'un pays bâti en-dessous du niveau de la mer. Tout ce système semble le fasciner.

De fins connaisseurs du contexte local assurent que l'on compte aujourd'hui aux Pays-Bas près de deux millions et demi de bicyclettes, soit une bicyclette pour trois habitants, y compris les nourrissons, les marins, la famille royale et les pensionnaires des hospices. Je ne les ai pas comptées, mais il me semble qu'il y en a un tout petit peu plus.

Par ailleurs, il visite les grands musées et admire la peinture hollandaise, s'interroge sur l'impact du tourisme et réfléchit (avec humour et humanisme) au rôle des petits pays en Europe : on ne sait pas vraiment les situer sur la carte, mais ils ont su conserver leur identité tout en s'intégrant à un empire – il y a là quelque chose qui pourrait inspirer l'avenir... ainsi se conclut le livre.

La Hollande, c'est-à-dire l'eau. La Hollande, c'est-à-dire un parterre de fleurs. La Hollande, c'est-à-dire un pâturage. Un vert polder entouré ce canaux et des vaches noir et blanc au milieu ou, si vous voulez, des vaches noires avec la tête blanche, ou des vaches noires avec une ceinture blanche et un mufle bleu, ou bien tachetées de noir et de blanc comme des haricots secs.


Čapek a aussi écrit des lettres depuis l'Italie, l'Espagne et la Scandinavie. Il n'est pas exclu que je les lise.
Sur le blog, j'ai chroniqué :