La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 18 septembre 2025

Vous ne cesserez d'y revenir même si vous ignorez pourquoi.

 

Kapka Kassabova, Lisière, parution originale 2017, traduit de l'anglais par Morgane Saysana, édité en France par Marchialy et J'ai Lu.

Le point de départ est une enfance en Bulgarie, pendant la Guerre froide, sur les plages de la mer Noire, à deux pas de la frontière avec la Turquie et le monde libre. Depuis, l'autrice est partie et vit désormais en Écosse, mais elle décide de revenir arpenter cette frontière, cette ligne de forêts et de montagnes qui sépare la Bulgarie de la Turquie et de la Grèce. Exploration historique, au gré des empires et des renversements de l'histoire, mais surtout exploration humaine à la rencontre de ceux qui vivent là.

La Turquie était située sur le même rivage de la mer Noire, mais de l'autre côté de la frontière, et mieux valait éviter tout ce qui avait trait au mot « frontière », granitza en bulgare – sa sonorité même était acérée, comme le « gra-gra » des goélands –, même moi je le savais. Par exemple, quand on partait à l'étranger, on disait qu'on allait « au-delà de la frontière », ce qui revenait à dire « au-delà du raisonnable », à un endroit dont on ne reviendrait pas.

Une histoire qui nous est majoritairement peu connue. À l'aube des temps, on trouve les Thraces, peuple au sujet duquel l'archéologie et la légende se mélangent. Ensuite, on a les avancées et les reculs de l'empire ottoman et de ses différents voisins. Puis ce sont les déplacements de population (chasser les musulmans, ou les turcophones, ou les slavophones ou les hellénophones...), les conversions forcées, les changements de nom imposés... J'avoue que je me perds dans ces allers-retours qui semblent incessants d'un côté ou de l'autre de la frontière, recherche de bouc-émissaires, rejet de tout ce qui ne s'insère pas dans un quelconque récit national. Ce sont tous ceux qui tentèrent de fuir le bloc soviétique en imaginant que la forêt était moins gardée. Aujourd'hui, ce sont les réfugiés venus de Syrie qui essaient d'entrer dans la forteresse européenne. Beaucoup de morts et de souffrances.

Telle était l'histoire des Pomaques des Rhodopes : ceux qui étaient partis avaient dû troquer une montagne pour une autre ; ceux qui étaient restés avaient dû troquer un nom pour un autre. Nevzat portait tout cela sur son visage.

J'ai apprécié cette exploration, parce que la narratrice se perd, hésite, a peur, revient en arrière... Elle parvient à camper une forêt lointaine, habitée par les ours et les loups, créatures plus pacifiques que la population de gardes, soldats, contrebandiers, encore que certains d'entre eux soient plus paumés et traumatisés que les bêtes à quatre pattes.

Il y a l'existence de rituels et de pratiques religieuses anciennes, des sources, des mots turcs, bulgares, grecs, serbo-croates, des chasseurs de trésor. Il y a l'évocation du régime de surveillance fou de la Bulgarie soviétique, avec ses centaines de personnes tuées parce qu'elles essayaient de fuir.

Ernst, Épiphanie, 1940 (camp des Milles), Collection privée


Les Bulgares et les Grecs circulent désormais de part et d'autre des frontières – il est plus compliqué pour les Turcs d'obtenir un passeport.

Cette forêt est un endroit souvent envoûtant, sauvage, mais où la sauvagerie est du côté des barbelés et des bureaucrates.

La nuit, les chacals venaient hurler à la lisière du village et les chiens leur répondaient, créant une symphonie infernale. Incapable de trouver le sommeil, je m'asseyais sur le balcon pour suivre des yeux ceux, jaunes, qui rôdaient à l'orée de la forêt. Des frelons gros comme des moineaux envahissaient la maison et je les écrabouillais à coups de livres russes cartonnés piochés sur les étagères, car une piqûre de frelon peut, dit-on, être mortelle. Guerre et Paix se révéla être l'arme idéale.

En fait, la moitié des fidèles présents lors de cette messe de Pâques, debout à écouter patiemment le père Alexander et Maria réciter les litanies sibyllines et mélancoliques propres à l'orthodoxie orientale, étaient musulmans.

L'autre moitié était un agrégat de chrétiens fort éclectique : un grand groupe de Grecs en visite dans le coin qui se joignaient sporadiquement aux psalmodies quand la verve du père Alexander les transportait. « Le Christ est ressuscité ! » entonnait-il en vieux bulgare. « Oui, il est ressuscité », répondaient-ils en grec d'une seule et même voix flûtée.

L'avis de Marilire ; de Miriam ; d'Alexandra.

Maintenant je vais pouvoir me ruer sur les autres livres de Kassabova, repérés depuis longtemps !

Cette lecture bulgare constitue ma participation à la rentrée à l'Est de Sacha.

Initialement, j'avais aussi prévu de l'inscrire dans les escapades européennes de Cléanthe, même si la Mer noire est finalement peu présente, mais Ovide est passé devant. Mais peut-être qu'il voudra quand même l'accepter ?








lundi 15 septembre 2025

moi je dois demeurer au bout du monde dans une terre loin de ma terre

 

Ovide, Tristes Pontiques, 8-16 après J.-C., traduit du latin par Marie Darrieussecq, édité en 2008 par P.O.L.

On est en l'an 8 et Ovide, le poète des Métamorphoses et des Fastes, vient de déplaire au couple impérial : il est relégué au bout du monde, à Tomes (aujourd'hui Constanţa en Roumanie sur les bords de la Mer noire).

Sa faute ? On ne sait pas. Son Art d'aimer aurait été peu apprécié et les historiens font l'hypothèse de pratiques divinatoires douteuses.

il était donc écrit que j'aurais sous les yeux
ce marécage où se perd le Danube
il était donc écrit que j'irais en Scythie
sous les étoiles froides

Toujours est-il qu'il part et qu'il écrit. À sa femme, à ceux qui peuvent le protéger, intercéder pour lui, qu'on ne l'oublie pas, qu'on allège son sort, qu'on essaie de fléchir Auguste, qu'on lise ses vers. Ovide se lamente sur cette terre de marécages et de glaces, ravagée par la guerre, habitée par les barbares – il exagère un peu. Il est si loin de Rome, du centre du monde, du monde, de la vie, de la lumière, de ses amis.


je parle à la mer et au vent
mes mots se perdent dans les vagues
mes vers mes vœux mes voiles
s'envolent vers le vide

mon visage est trempé par les paquets de mer
et des montagnes d'eau roulent jusqu'aux étoiles
des creux grands comme des vallées
s'ouvrent dans la houle

Les Tristes (Tristia) : recueil de lettres en vers, composé dans les premières années de l'exil, quand l'espoir et la colère sont encore là. Les destinataires sont tus, par prudence ou par discrétion. Le chagrin et la souffrance s'y expriment à l'état brut.

Les Pontiques (Epistulae ex Ponto – Lettres du Pont) (le Pont Euxin) : recueil de lettres en vers composé dans les dernières années (avec les noms des destinataires). Entretemps, Ovide a appris le gète et le sarmate, lit quelquefois ses vers latins à ceux qui l'entourent, il suscite amitié et agacement. Il dit avoir composé un poème en langue gète en l'honneur d'Auguste. Ovide est résigné à son sort et à mourir là, seul, loin des siens.

Tristes Pontiques : c'est le titre sous lequel Darrieussecq regroupe les deux livres, mais n'allez pas croire qu'Ovide joue les ethnologues avant l'heure et s'intéresse à ses nouveaux compatriotes. Au contraire, Ovide hait l'exotisme et ce voyage. Il dit qu'il ne rencontrera pas l'autre – même si ce n'est pas exactement vrai. Je suppose que la traduction de Darrieussecq ne se veut pas érudite, mais elle a fait le choix d'une grande simplicité dans les termes et dans la syntaxe, ainsi que celui de vers irréguliers (parce qu'Ovide écrit en « distiques élégiaques ») (si quelqu'un sait ce que c'est...). À la lecture, on sent tout à la fois la mauvaise foi d'Ovide, son ironie glacée, sa tristesse, sa conscience d'être victime d'une injustice, sa certitude absolue d'être un grand poète et de passer à la postérité.

j'arrive à bout de mots
à formuler toujours des prières identiques
j'ai honte de ces plaintes interminables et vaines
ces vers toujours les mêmes vous en avez assez
vous savez ce qu'ils disent avant d'ouvrir mes lettres

C'est une poésie de l'exil, répétitive et lassante, ressassant les malheurs et les injustices. C'est un cri du cœur déchirant de celui qui subit l'arbitraire d'un dictateur et qui doit se taire, mais chantera plus fort son chagrin et sa douleur. Il y a un peu de manipulation pour essayer d’apitoyer ses lecteurs et de susciter la compassion. Ce sont les pleurs d'un homme relégué loin des siens jusqu'à y mourir.

Dérouleur de papyrus, IIe ap.JC, os, Nîmes musée de la Romanité

Il fait preuve d'injustice, disant que les habitants de Tomes ne connaissent ni grec ni latin et sont vêtus de peaux de bêtes et que la guerre y vient tous les hivers, il se campe au milieu des marais et de la glace, au bord du Danube – Rome est si loin.

Parce qu'on ne peut pas empêcher la poésie, on ne peut pas faire taire éternellement les poètes, parce qu'on ne peut pas leur clore totalement le bec, Ovide se lamente, page après page.

petit livre

hélas
va sans moi dans la ville où je suis interdit

va tout simple
sans ornements savants
comme il sied aux exilés
c'est le début
Tête romaine et buste du 16e, Rome musée du Capitole


je suis tout seul au bout du monde
sur une plage abandonnée
la terre a disparu
on ne voit que la neige
les champs n'ont pas de fruits

où sont la vigne et le raisin
où sont les rives aux saules verts
où les collines de chênes

une mer sans soleil
des eaux ivres de vent
un horizon sans fin
des plaines sans labour
et que personne n'a l'idée de réclamer



est-il permis que je le dise
ma Muse à sa façon avait un nom illustre
et elle était de celles qui ont beaucoup de lecteurs
que l'Envie desserre ses mâchoires
et laisse enfin mes cendres en paix
j'ai tout perdu

la vie qu'on m'a laissée n'est que pour la souffrance
mon fantôme ne vit que pour être éprouvé
à quoi bon s'acharner à tuer un cadavre
il n'y a plus place en moi pour encore me blesser

Même s'il y a à peine trois lignes consacrées à la Mer noire, je propose ce titre à Cléanthe pour ses escapades européennes autour de la Mer noire (je suis sûre qu'il ne s'attendait pas à ce qu'on lui sorte un truc aussi vieux). J'ai prévu un second billet jeudi, avec une autrice bien plus attendue.




samedi 13 septembre 2025

La mer à Camaret

 

Le blog est en Bretagne...

Après tout si on va dans le Finistère, c’est bien pour voir le bout de la terre… donc go, presqu’île de Crozon et Camaret-sur-Mer.

En débarquant du bus on voit immédiatement la belle tour Vauban et la petite église de Rocamadour (oui). Et puis on aperçoit les falaises sur lesquelles il sera agréable de marcher et de pique-niquer.

Ces couleurs... mamma mia ! Réalisé sans trucage. Au matin, le temps était couvert, mais superbe, et le soleil est arrivé vers midi sans se presser, après quelques coups de tonnerre bien sentis.

Camaret est un ancien port de la pêche à la langouste, dont témoigne le cimetière de bateaux.

(Camaret est pho-to-gé-nique.)

Une petite fortification est érigée sur une belle digue de galets. Il s'agit de la tour Vauban, construite à la toute fin du XVIIe siècle dans le cadre de la défense de la rade de Brest. À l'époque de la marine à voile, les bateaux pouvaient attendre à Camaret d'avoir les vents favorables pour entrer ou sortir de la rade. La tour s'est notamment illustrée dans le cadre d'une fameuse bataille contre les Anglais en 1694.

C'est du bel ouvrage. Nous ne l'avons pas visité (mais c'est possible).

L'église Notre-Dame-de-Rocamadour à la façade triangulaire date du XVIe siècle. Le nom aurait été donné par des pèlerins revenant de Rocamadour faisant escale ici (mais ce n'est pas très sûr). Le clocher fut brisé par un boulet anglais en1694.

Aujourd'hui Camaret est une agréable petite station balnéaire.

Après ce tour en ville pour aller aux toilettes et acheter l'indispensable sandwich, c'est parti pour la balade et une longue séquence faite de "oh tu as vu la lumière ! Elle est complètement différente de celle d'il y a 5 minutes."



On marche au milieu de magnifiques étendues de bruyères qui ravissent les yeux.

Les rivages sont habités de minuscules oiseaux bruns quasi invisibles.

Bref, c'est chouette.




Un monument rend hommage aux Bretons de la France libre et commémore les combats de la Bataille de l'Atlantique.

Il y a aussi un alignement de menhirs (dit de Lagatjar). Les pierres ont été érigées environ 2500 ans avant JC. En 1776, il restait environ 600 pierres debout ou couchées, mais elles n'étaient plus qu'une centaine un siècle plus tard, au moment du classement aux Monuments historiques. Dans les années 1930 les pierres restants ont été relevées afin de former les alignements visibles aujourd'hui.





On photographie là et là, et encore là, et encore la bruyère, et là c'est bleu différent, la mer d'Iroise existe donc...


Et comment on y va ? Il y a le bus 937 au départ de Quimper et le bus 934 au départ de Brest, mais évidemment il n’y en a pas le dimanche (faut pas déc !). Et sur place, dans la presqu'île, c'est voiture, vélo ou pied.

Les billets précédents : billet introductif 2025 ; Balade à Brest ; le grand calvaire de Plougastel

La semaine prochaine : on continue à marcher au bord du rivage.


jeudi 11 septembre 2025

Nous qui avons affronté la mort sous tant de formes, devrions-nous nous laisser intimider, par crainte de froisser Dieu sait qui ?

 

David Grann, Les Naufragés du Wager, une histoire de naufrage, de mutinerie et de meurtres, parution originale 2023, traduit de l'américain par Johan-Frédérik Hel Guedj, édité en France par les Éditions du Sous-sol et Points.

Un grand succès de librairie et sur les blogs.

De quoi s'agit-il ? Vers 1740, en plein affrontement entre l'Angleterre et l'Espagne, le Wager, qui fait partie d'une expédition militaire, fait naufrage sur les côtes de l'actuel Chili après avoir passé le Cap Horn. Suit une interminable succession d'événements catastrophiques (mutinerie, bateau de secours, cannibalisme, famine, etc.). Une poignée d'hommes parviendra finalement à regagner l'Angleterre, mais en plusieurs lots.

L'un des principaux charpentiers estimait qu'un vaisseau de ligne restait opérationnel en moyenne quatorze ans. Et pour survivre aussi longtemps, il devait être pratiquement reconstruit après chaque long périple, avec de nouveaux mâts, un nouveau bordage et un nouveau gréement.

J'ai calé sur ce livre, dont le sujet m'intéresse pourtant a priori. Sans doute un mélange de plusieurs raisons.
Moi qui avais envie de roman et d'écriture romanesque plutôt que de ce récit (c'est pas sa faute).
Un sujet qui m'a paru un peu rebattu. En réalité, je pense que j'ai eu une période où je me suis pas mal renseignée sur l'expédition Franklin (Erebus et Terror, 1845), avec une exposition et un documentaire télé, et que j'en ai peut-être soupé des lumières faites sur ces événements terribles.
Le livre qui m'a paru, certes, clair et pédagogique (par exemple, toute la préparation nécessaire à un tel voyage, avec les recrutements forcés, les réserves de vivre, les réparations incessantes des navires), mais ne parvenant pas à capter mon intérêt (écriture sans aucun relief + construction linéaire) (franchement, c'est mortel).
Je ne veux pas être injuste. J'ai lu les 100 premières pages et les 100 dernières, en picorant dans le milieu. Le livre fournit de très bonnes explications sur la logistique de ces expéditions maritimes.

Des escouades armées furent dépêchées pour recruter des gens de mer – en réalité, elles les enrôlaient de force. Elles écumaient les villes et les bourgades, enlevant quiconque arborait les signes typiques des marins : la chemise à carreaux, le pantalon large aux genoux, le chapeau rond et les doigts maculés de goudron, lequel serait à rendre pratiquement tout étanche sur un navire.

En réalité, ce qui m'a intéressé se passe après le retour des quelques survivants. En effet, la Navy décide de tenir une cour martiale pour faire la lumière sur les événements et établir les responsabilités (échouage du navire, mutinerie, meurtre, etc.) et éventuellement punir les coupables. Toute cette dernière partie est fascinante, parce que l'on se rend compte que dans un équipage ils sont nombreux à tenir un journal de bord, y compris perdus dans une chaloupe au milieu du détroit de Magellan. Chacun sait qu'il risque de finir pendu et à leur retour, les débats ont lieu aussi dans la presse et dans l'opinion publique. Cela m'a rappelé Aaron Smith qui en 1820 a essayé de convaincre l'Amirauté qu'il avait été obligé de se livrer à la piraterie, avec le même attirail de publications et de témoignages. Grann montre bien que la marine anglaise du XVIIIe siècle n'est pas encore cette formidable machine maîtresse des mers telle qu'elle se présentera ensuite. Cette marine s'est construite aussi bien à partir des bateaux et des marins, mais aussi d'un arsenal législatif, de discours autojustificatifs (au vu de l'importance inimaginable des pertes humaines) (on comprend mieux que Bougainville soit satisfait de déplorer seulement 7 morts lors de son grand voyage), de modèles glorieux ou tragiques, chaîne dont le Wager constitue un maillon.

Comme il est émouvant et impressionnant de penser que ces textes, rédigés dans des conditions effroyables, sont aujourd'hui consultables dans un immeuble londonien. Quelles archives extraordinaires !

Un récit qui fait intervenir, une fois encore, le rôle des autochtones, en l'occurrence des Chono, qui vivent là et qui sont parfaitement capables de se nourrir et d'accompagner les naufragés européens vers le salut – mais qui sont toujours vus comme des sauvages.

Loutherbourg, Combat naval, 1800 MNR Musée de Toulon

Après un voyage, le capitaine d'un navire remettait les livres de bord requis à l'Amirauté, lui fournissant ainsi des masses d'informations pour bâtir un empire, une encyclopédie de la mer et des terres inexplorées. (…) Qui plus est, ces « journaux de mémoire », ainsi qu'un historien les a baptisés, fournissaient des archives de toutes les actions controversées et de toutes les mésaventures survenues au cours d'une traversée. Ils pouvaient constituer des preuves devant une cour martiale et étaient à même de briser des carrières et des vies.

Ce compte rendu occupait une place frappante dans les lettres anglaises. Sans être une œuvre de littérature, ce journal était davantage rempli de détails narratifs et de touches personnelles qu'un journal de bord traditionnel, et l'histoire était contée d'une voix inédite et prenante – celle d'un marin endurci. À l'inverse de la prose de l'époque, souvent fleurie et maniérée, il était rédigé dans un style vif et direct qui reflétait la personnalité de Bulkeley tout en étant clairement moderne, à bien des égards.

Le billet d'Ingannmic, d'Athalie, de Kathel, de Sandrine et de Keisha (et j'en oublie).

Si le sujet des batailles navales du temps de la marine à voile vous intéresse, je vous recommande très vivement l'écoute de cette émission. Vous y trouverez tout : comment utiliser les canons, déroulement du combat, répartition des responsabilités, rôle des journaux de bord.



mardi 9 septembre 2025

Ça m'ennuierait qu'il se perdît. – Cette contrariété lui fut épargnée.

 

Joseph Conrad, Typhon, parution originale 1918, traduit de l'anglais par André Gide, en France édité chez Folio.

Tout commence avec le portrait d'un capitaine de navire anglais, bon sens et intelligence limitée, zéro ampleur romanesque. Il navigue sur un bateau en mer de Chine – un des premiers pavillons de complaisance de la littérature, puisqu'ils sont tous anglais, sauf le drapeau qui bat l'éléphant du royaume de Siam. Le bateau, un solide vapeur, ramène 200 coolies chinois qui ont travaillé dur et rentrent chez eux (ah les entreprises coloniales qui trimballent leur main d'œuvre...). Sauf que le bateau est pris dans un typhon. Non pas une tempête, ou un ouragan, un typhon.

C'est l'imagination qui nous rend susceptibles, arrogants et difficiles à contenter ; tout navire commandé par le capitaine Mac Whirr devenait le flottant asile de l'harmonie et de la paix.

Est-ce bien le sujet du livre ? Bien sûr, il y a les avalanches d'eau qui s'abattent sur le navire, l'immense mur d'une vague qui l'engloutit, la description saisissante de l'œil, ce calme plat circulaire avant la reprise du déchaînement des éléments. Tout cela est très bien raconté grâce à la connaissance précise que Conrad a des bateaux, de leurs machines et des interactions entre les différents corps du métier – entre les marins de ponts et les ouvriers qui enfournent le charbon.

Mais c'est une nouvelle et un grand écrivain. Les petits faits du début s'assemblent pour former le contenu des dernières pages. Il y a une immense ellipse, magistrale, et la lettre qui raconte l'événement n'est lue par personne, etc. C'est une dernière lettre qui racontera à sa manière ce qui s'est passé, avec l'humour lié à un personnage précis.

Broutelles, Naufrage du Victoria sur les roches de l'Ailly, 1887 Musée de Dieppe

Variation sur un récit de tempête avec son exotisme raciste ? Oui, mais pas seulement. Conrad fait marcher à plein sa technique de romancier, avec l'alternance de points de vue, l'insertion de l'humour dans ses portraits (ah ! la sagesse de Salomon !). Et malgré tout, cela reste un grand récit de tempête. De là à penser que Conrad joue de nos attentes et du genre même de « livre de tempête »... il n'y a qu'un pas, que je franchis.

En observant la baisse persistante du baromètre, le capitaine Mac Whirr pensa donc : « Il doit faire quelque part un sale temps peu ordinaire. » Oui, c'est exactement ce qu'il pensa. Il avait l'expérience des sales temps moyens – le terme sale appliqué au temps n'impliquant qu'un malaise modéré pour le marin.

Devant ses yeux les machines tournaient avec une laborieuse lenteur, prêtes à s'arrêter net au cri de M. Rout : « Attention ! Beale ! » pour repartir ensuite avec une précipitation folle. Elles restaient en arrêt dans une attente intelligente, immobilisées au cours de leur révolution, – une lourde manivelle arrêtée dans le vide ; on eût dit qu'elles étaient conscientes du danger et de la fuite du temps. Puis, sur un « Repartez » du chef, et avec le bruit d'un souffle chaud à travers des dents serrées, elles achevaient la révolution interrompue et en recommençaient une autre.

Un livre qui séduira les amatrices de book trip en mer et de bonnes nouvelles.

L'avis d'Ingannmic.

De Conrad, j'ai aussi lu Le Nègre du "Narcisse".