La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



samedi 29 mars 2025

Antoine Bourdelle

 

Antoine Bourdelle (1861-1929) est un sculpteur français.

Il suit un premier apprentissage dans l’atelier d’ébénisterie de son père, puis des études à l’académie des beaux-arts de Toulouse et à Paris (atelier d’Antoine Falguière à l’école des Beaux-arts). Il a fait partie des praticiens de l’atelier de Rodin.

Comme tout sculpteur, il alterne les œuvres libres et les commandes (privées ou publiques) : décor du théâtre des Champs-Élysées, monuments commémoratifs, etc. Et comme plusieurs de ses modèles (en terre ou en plâtre) ont donné lieu à des sculptures en métal (en collaboration avec des ateliers de fondeurs) et bien forcément il y en a plusieurs exemplaires et on peut en trouver un peu partout (la sculpture est souvent un art du multiple).


Centaure et faunes à la syrinx (1916 encre, musée Bourdelle). Bourdelle réinvestit les figures de la mythologie, comme un moyen de ramener le rêve, la vie sauvage, la magie, l'héroïsme et l'enchantement divin dans le monde contemporain. Ici la puissance mystérieuse du centaure sur les faunes musiciens.


J'ai déjà parlé ici d'Aby Warburg, historien de l'art presque contemporain, et qui s'est intéressé aux centaures, mais dans l'art de la Renaissance italienne.


Centaure mourant (buste en plâtre, 1914, musée Bourdelle) et Centaure mourant (plâtre, 1914, musée Bourdelle). Vous le connaissez peut-être ? Un exemplaire en métal se trouve dans le jardin du musée Maurice Denis à Saint-Germain-en-Laye, un autre est à Montauban au musée Ingres). C'est une oeuvre emblématique. La tête couchée sur l'épaule, abandonnée. Le corps musclé, mais comme enserré en lui-même. Le visage stylisé (je pense aux sculptures des Cyclades, très en vogue en ce début de siècle).

En 1897, grâce au soutien de Rodin, Bourdelle obtient la commande du Monument aux combattants et défenseurs du Tarn-et-Garonne de 1870-1871, malgré un projet qui choque fortement. Le monument se dresse toujours à Montauban.
Ici, la figure du Guerrier allongé au glaive (étude, bronze, fonte Coubertin, 1900, musée Bourdelle).  Figé dans la violence du geste, impressionnant avec ses doigts écartés et ses traits hurlants - bouche grande ouverte à rebours des canons classiques. Il est conservé de très nombreuses études pour les différents éléments qui composent le monument, notamment cette série de têtes hurlantes :



Héraklès archer (bronze, musée Bourdelle). L'oeuvre date de 1909, mais connaît un tel succès que de nombreuses répliques suivront. Ce qui explique que l'oeuvre se trouve à la fois à Paris, à Rome, à Stockholm... C'est une commande privée.
Ce corps n'a rien de réaliste (malgré ou grâce à de nombreuses études d'après le modèle vivant), il y a trop de muscles, les membres sont trop grands, le corps masculin est subjugué au-delà de ses limites naturelles. Héraklès est un demi-dieu.
La sculpture allie la puissance et la force musculaire, la représentation d'un équilibre précaire avec ces appuis sur le pied et sur le genou, le déséquilibre imminent, l'instant suspendu - ne croirait-on pas voir la corde tendue ? Là encore le visage est stylisé, comme un kouros antique.


Deux bas-reliefs destinés au tout nouveau Théâtre des Champs-Élysées (le lieu de l'Art déco) : La Musique (1912, bronze, fonte Susse, musée Bourdelle) et La Tragédie avec sacrificateur de face (1912, bronze, épreuve exécutée par Godard en 1969, musée Bourdelle).
Pour La Musique, une femme tient le violon tandis qu'un faune joue de la syrinx. Les deux ont des positions particulièrement instables. Le cadre du bas-relief est à la fois une contrainte et un support pour leurs corps. Pour La Tragédie, on pense au sacrifice d'Iphigénie ou à d'autres pièces du même type. Le corps de la femme est physiquement démembré, dans une attitude très... théâtrale. Le théâtre fut inaugurée en 1913 et c'est dans sa salle que fut donnée (quelques semaines après l'inauguration) la première du Sacre du printemps de Stravinsky - une musique sauvage. 

L'alliance entre l'Art déco et l'antiquité grecque ne vous laisse pas indifférent ? Vous êtes mûr pour visiter la fabuleuse Villa Kérylos.

En 1930 est inauguré le Monument aux morts de la mine à Montceau-les-Mines dont Bourdelle a obtenu la commande quelques années plus tôt. La forme rappelle celle d'un phare, mais surtout celle de la lanterne des mineurs. Il s'orne de grands bas-reliefs en bas.
Projet pour le monument (1927, encre, musée Bourdelle).

Les mineurs dans la mine et Le retour du soldat, les deux pour les bas-reliefs du Monument  de Montceau-les-Mines (1919, bronze, fonte Susse, musée Bourdelle). Les mineurs sont aussi musclés que le centaure. Ils sont représentés en pleine dignité et possession de leurs moyens, avec leurs outils et avec la lampe, emblème de la profession. Les femmes sont les pleureuses, les amies et les confidentes (je gage que la texture du panier a suscité beaucoup de plaisir chez notre sculpteur).


 

Évidemment, je ne peux que vous conseiller la visite de l’excellent musée Bourdelle à Paris, installé dans l’atelier que le sculpteur a occupé durant presque toute sa vie. Un endroit très agréable (il pleuvait quand j’y suis allée et j’ai peu profité du jardin, mais c'est bien quand même).


La semaine prochaine... dernier billet monographique.

 


 

jeudi 27 mars 2025

Quel était-il ce monde dont elle n’avait jamais vu que les minarets et les terrasses ?

 

Naguib Mahfouz, Impasse des deux palais, parution originale 1956, traduit de l’arabe par Philippe Vigreux, édité à l’origine par JC Lattès et désormais en poche.

À la fin de la Première guerre mondiale, dans une maison bourgeoise du Caire, au plus près de la vie d’une famille. Le père, tyrannique et austère avec les siens, vit, la nuit venue, une existence beaucoup plus complaisante, faite de rires et d’amis, de vin et de musique, et de femmes. Notre homme est heureux, sincère avec lui-même. La mère Amina, soumise et respectueuse, n’a pas quitté la maison une seule fois en 25 ans de mariage – il ne faudrait pas que l’on puisse la voir. Et puis il y a les trois fils, les grands qui travaillent et qui étudient et le petit, joyeux luron, chanteur, ami de la poésie. Et les deux filles qu’elles non plus personne n'a vues.

Évidemment, le cœur de la vie, c’est le moment du mariage (d’un point de vue contemporain, comme ces pratiques sont bizarres !)


Elle sourit au tableau, cher à ses yeux, de cette rue qui, au moment où chemins, venelles et impasses sont plongés dans le sommeil, restait éveillée jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Que de divertissement avait-elle trouvé à son insomnie, de réconfort dans sa solitude, de rempart à ses frayeurs, grâce à cette rue dont la nuit ne transformait le visage qu’en en plongeant la vie ambiante dans un silence profond, en inventant à ses clameurs un espace où elles puissent s’élever et se clarifier.


La première partie du roman s’inscrit au plus près de la vie de la famille, notamment d’Amina et de ses filles. Tout cela est raconté avec beaucoup de tendresse et de sympathie, mais aussi de réalisme. Cette existence est bouleversée par la fin de la guerre et par les revendications égyptiennes pour l’indépendance, contre le protectorat britannique. C’est le début des espoirs et des craintes, car on manifeste dans les rues du Caire et l’armée tire sur la foule. Chacun, à sa manière, se sent battre d’un nouvel élan.

J’ai apprécié le fait que les personnages ne soient pas monolithiques. Leurs contradictions et leurs évolutions au fil de l’histoire les rendent tous intéressants. Il y a aussi l’absence de jugement de la part de l’auteur, qui lui permet de rendre les doutes et les pensées de chacun. La fin du roman montre ainsi une vraie évolution des personnages. Il s’avère que cette Impasse des deux palais constitue à la fois un roman indépendant et le premier volume d’une trilogie – j’imagine qu’il peut encore se passer plein de choses.

Ce gros roman (660 pages quand même) se lit vraiment très bien. N’hésitez pas à le prendre avec vous si vous avez de longues heures de train. J’ai pour ma part beaucoup aimé.

 

Qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire de se laisser guider par la sagesse ? Mais c’est un homme et jamais un homme ne manquera de défauts pour masquer le plein soleil !

 

Et, comme s’il craignait qu’elle émette un avis qui, sait-on jamais, pouvait tomber en accord avec sa décision dont personne n’était informé, de sorte qu’elle en vienne à le soupçonner d’avoir tenu compte, il prit les devants en disant.

 


Vimenet, La Rue des bouchers à Alger, Narbonne, Palais musée des Archevêques



Naguib Mahfouz, Propos du matin et du soir, parution originale 1987, traduit de l’arabe par Marie Francis-Saad.

 

C’est l’histoire d’une famille, tout au long du XIXe et du XXe sièclen au Caire, avec toutes ses ramifications, ses mariages plus ou moins heureux, ses enfants qui répondent plus ou moins aux attentes et ses personnalités qui se détachent sur le lot de cousins. Mais : la vie de chaque personnage est racontée rapidement (entre 2 et 6 pages) et surtout l’ordre de présentation est alphabétique (alphabet arabe évidemment). Que cela est étonnant !


Le ciel est d’un bleu pur. Sur la place ancienne, qui étincelle sous les feux du soleil, l’ombre des dattiers somnolents traine çà et là.


Difficile à ne pas songer à quelques grands essais pour casser la narration traditionnelle du roman, notamment à La Vie mode d’emploi. Le lecteur passe de l’un à l’autre, d’une sœur à un père de famille, sans transition. Évidemment rien n’empêche de tricher un peu : l’auteur peut choisir ses prénoms de façon à ce que celui du fondateur commence par un Y et soit situé en dernier et à ce que tel cousin, qui a vécu un grand événement, se retrouve évoqué dès les premières pages. La lectrice peut aussi tricher de son côté.

J’avoue cependant m’être lassée. Impossible de me plonger dans une histoire ou de m’impliquer dans tel ou tel récit d’existence, puisque nous passons sans cesse de l’un à l’autre. De plus, il peut être difficile de s’y retrouver, que ce soit entre les membres de la famille ou dans l’histoire politique égyptienne.

On voit le pays changer (ou pas), entre les filles qui ne font pas d’études puisqu’elles trouve « un bon parti » et les fils qui essaient de se caser parmi les fonctionnaires.

Ces courts chapitres sont autant d'histoires que l'on peut se raconter à propos des uns et des autres, des faits et des rumeurs - des propos du matin et du soir.

 

C’était un colosse aux traits magnifiques, qui avait la beauté des sculptures classiques. Par le sang fougueux qui brûlait sous sa peau brune, par sa moustache épaisse et sa main au revers poilu, toujours tendue, il incarnait le héros mythique des contes populaires. Il se rendait fréquemment chez son neveu ‘Amr Effendi, avec tout son prestige de seigneur féodal.

 

Mahfouz a reçu le prix Nobel de Littérature en 1988.

Je cherchais à le lire et j'ai d'abord trouvé ces Propos du matin et du soir. Ce ne fut pas une réussite (lu dans le train également pourtant), mais j'ai apprécié l'écriture et l'ambition de ce volume. C'est pourquoi je me suis ensuite procuré cette Impasse des deux palais que je vous conseille vivement.


 

mardi 25 mars 2025

Là où il n’y avait rien, la tempête se déchaînait en vain.

 

Albert Cossery, Mendiants et orgueilleux, 1955 (réédité il y a quelques années par Joelle Losfeld).

 

Dans une ville qui n’est pas nommée, mais que l’on peut supposer être Le Caire du tout début des années 50, et dans son quartier populaire, tout commence avec Gohar, ancien professeur de philosophie de l’université, qui a renoncé à tout – sauf au hashish. La journée débute sous l’angle du grotesque et du tragique, mais cela n’a pas d’importance, et Gohar se met en quête de ses amis, El Kordi, un jeune fonctionnaire plein de hautes idées romantiques et Yéghen. Gohar et Yéghen sont mendiants et détachés de tout. Sauf qu’un crime est commis (je n’en dis rien, mais le roman en dit tout). Entre alors en scène Nour El Dine, officier de police, homosexuel honteux, qui se prend tout de suite de sympathie pour ses interlocuteurs pourtant suspects.


Il détestait s’entourait d’objets ; les objets recelaient les germes latents de la misère, la pire de toutes, la misère inanimée ; celle qui engendre fatalement la mélancolie par sa présence sans issue. (…) Le dénuement de cette chambre avait pour Gohar la beauté de l’insaisissable, il y respirait un air d’optimisme et de liberté.


J’ai beaucoup aimé cette plongée dans un monde de ruelles et de cafés. Le détachement de nos mendiants peut agacer, car empreint de supériorité et d’égoïsme, mais il en impose et produit des scènes réjouissantes. J’ai aimé le personnage de Nour El Dine, en proie à toutes les contradictions humaines, autoritaire et fermé, sensible et curieux, mais également celui de Yéghen, vendeur de hashish, poète, tourment de sa mère, capable de sacrifice et d’abnégation.

Il y a beaucoup d’humour, notamment une scène à l’hôtel où il n’y a pas assez d’édredons pour toutes les chambres.

Le petit bémol, c’est qu’évidemment, c’est un roman des années 50, un roman de mecs, mais bon, on en a vu d’autres. Les femmes y sont peu nombreuses et servent de décor.

Le cœur du roman est constitué par l’évocation des rues du Caire, celles de la ville européenne, fausse et maussade, à l’opposé des ruelles boueuses pleines de vie.

Drack-oub, pseudonyme de François Bouchard, Le café maure (Narbonne, Palais Musée des Archevêques)

 


À une table voisine, deux vieux cheiks atteints de cécité totale discutaient les mérites artistiques d’une mosquée célèbre. L’un d’eux finit par traiter l’autre de faux aveugle. Cet outrage manifeste rompit net leur entretien.

 

Nour El Dine rêva à ce que serait la douceur d’être un mendiant, libre et orgueilleux, n’ayant rien à perdre. Il pourrait enfin s’adonner à son vice, sans crainte et sans honte. Il serait même. Fier de ce vice qui avait été durant des années sa pire torture. Samir lui reviendrait. Sa haine tomberait d’elle-même, lorsqu’il se présenterait à lui dépossédé de ses emblèmes d’autorité, lavé de ses préjugés et de sa morale visqueuse.

 

N’empêche que l’on aimerait bien se poser, un soir, au Café des Miroirs, et écouter les conversations.



samedi 22 mars 2025

Jean Daret

 

Jean Daret (1614-1668) est un peintre d’Aix-en-Provence.

Il est né à Bruxelles, où il commence son apprentissage. Il poursuit son étude de la peinture à Paris. Après un séjour en Italie, il s’installe à Aix-en-Provence. Il réalise des portraits et répond à plusieurs commandes religieuses pour les églises et couvents de la ville et des alentours. Il fournit également des tableaux pour les demeures des nobles de la région.

Il a œuvré dans de très nombreux hôtels particuliers, châteaux et édifices religieux, mais évidemment depuis, soit les bâtiments ont été détruits, soit les bâtiments ont été remaniés et le décor détruit, soit les peintures ont été dispersés.



Joueur de guitare (1636, Aix Granet) : un jeune homme à la mode, élégamment vêtu, dans une belle lumière chaude, répète un air à la guitare. Peut-être un portrait ?

Joueuse de luth (1638, New Haven Yale University Art Gallery). Nous sommes enclins à mettre les deux tableaux en parallèle bien sûr. La musicienne est très élégante, avec des perles au cou et aux oreilles, des dentelles aux manches, une robe rose qui flatte sa carnation. Un petit page noir tient la partition. Il met en valeur la carnation de la dame ainsi que sa richesse.


Lamentation sur le Christ mort (1636, Marseille BA). Tableau de dévotion privée pour une chapelle de château plus que tableau d'église ? Une peinture éclairée par la bougie et par le corps lumineux de Jésus, dans des beaux tons de bruns. La figure de la Vierge est impressionnante, mais l'ange et Jésus ont des attitudes très élégantes, avec cet alanguissement de la main.



Jean Daret pour l'homme et Nicasius Bernaerts pour les chiens, Portrait de Robert du Pille en chasseur (1661, Paris, Musée de la chasse et nature). Un très beau portrait. L'homme siège dans un bel habit (ne loupez pas la chemise bouffante), avec les attributs de sa virilité (oui, oui, les oiseaux morts et la poudre). L'attitude des chiens est très bien rendue (j'aime bien celui qui dort).

 

Une exception notable : le fabuleux escalier de l’hôtel de Châteaurenard (à Aix, à 50 mètres de la cathédrale). Avant, on poussait la porte et hop ! Maintenant, après 10 ans de fermeture pour restauration, il faut quand même prendre un ticket.

L’escalier est peint à fresques, un décor en trompe-l’œil dans la pure tradition baroque italienne, très théâtrale. Louis XIV qui a dormi dans le bâtiment a adoré (c’était avant la création de l’escalier des Ambassadeurs à Versailles).



Vue générale. Vraies et fausses architectures (escalier, rampes, colonnes, entablement) se répondent et mettent en valeur le décor (statues peintes dans des niches peintes).



Ce serait le propre fils de l'artiste qui surgirait ainsi à la fenêtre, tel un page.




Des allégories et un perroquet.

 

Les peintures religieuses se trouvent aujourd’hui dispersées dans différentes églises des Bouches-du-Rhône. À l’été et à l’automne 2024, une belle exposition sur Daret a ouvert au musée Granet à Aix. À cette occasion étaient montrés plusieurs tableaux qui venaient d’être restaurés. C’était une belle intervention patrimoniale de donner à voir le travail de plusieurs années des historiens de l’art et des restaurateurs.

Plusieurs œuvres sont également conservées dans les musées. L'exposition est terminée, mais vous pouvez toujours admirer l'escalier de l'hôtel de Châteaurenard à Aix-en-Provence.


La semaine prochaine, retour au XXe siècle.



jeudi 20 mars 2025

Évidemment, je fais allusion à la littérature qui s’écrit avec du sang.


Roberto Bolaño, Le Troisième Reich, traduit de l’espagnol par Robert Amutio, écrit en 1989, publié de façon posthume en 2010.

 

À la fin des années 80, dans une station balnéaire de Catalogne, le narrateur et sa chérie, allemands tous deux, séjournent là durant le mois d’août. On comprend que le narrateur, Ugo, est venu là, quand il était adolescent, avec ses parents et qu’il est vaguement amoureux de la patronne. Ugo, peu intéressé par la plage et les boîtes de nuit, assez égocentrique, compte écrire des articles sur un jeu de plateau nommé Troisième Reich. Un jeu de guerre où les dés et les pions déplacent des unités militaires sur la carte de l’Europe.


C’est ensuite que j’ai compris qu’Ingeborg avait eu honte de moi, des paroles que je prononçais (corps d’infanterie, groupes blindés, facteurs de combats aériens, facteurs de combats navals, invasion préventive de la Norvège, possibilités d’entreprendre une action offensive contre l’Union soviétique pendant l’hiver 39, possibilité de défaire complètement la France pendant le printemps 40) et ça a été comme si un abîme s’ouvrait sous mes pieds.


Nous suivons le récit de cet été, la rencontre avec un autre couple d’allemands, les scènes d’alcool, un drame, la rencontre avec des locaux nommé le Loup, l’Agneau et surtout le Brûlé. Une partie de Troisième Reich s’engage entre ce mystérieux Brûlé dont on ne sait pas grand-chose et Ugo (qui joue l’Allemagne) et tout le monde avertit ce dernier qu’il risque gros, très gros, même s’il rechigne à comprendre.


Tandis que je prenais le petit déjeuner, un soleil énorme glissait ses tentacules sur tout le Paseo Maritimo et sur toutes les terrasses sans parvenir à rien réchauffer vraiment. Pas même les sièges en plastique.


Un excellent roman, très prenant, mais assez pesant – évitez de le lire en 2025 (mon conseil). D’abord, il y a ce narrateur pas très sympathique, qui ne se préoccupe pas trop ce qui arrive aux gens auprès de lui. Qui ne se préoccupe pas non plus de la portée de son jeu, qui s’enthousiasme sur les stratégies militaires de tel ou tel général allemand sans aller plus loin. Il y a ces personnages qui surgissent, dont on ne sait rien. Libre au lecteur de supputer. Libre au lecteur d’imaginer que le jeu ne va pas en rester là, d’autant que son attention est attirée par des questions que se pose le narrateur sur des sujets qui semblent plutôt anodins. Je note, par exemple, l’habileté de Bolaño à signaler que le Brûlé n’est pas espagnol, mais latino-américain, jouant avec un imaginaire qui est plus ou moins dit (notamment grâce aux rêves d’Ugo). Il y a aussi la façon dont le narrateur établit des hypothèses sur la possible stratégie – en termes militaires – qui se joue sur la plage, entre le bar, la mer et les pédalos. C’est à la fois grotesque et glaçant. Fondamentalement, il ne se passera pourtant pas grand-chose.


Paul Nash, Mer morte, 1940 Tate

 

Rien que tête, épaules, dos des mains, et le plateau et les pions comme une scène où se déroulent des milliers de débuts et de fins, éternellement, un théâtre kaléidoscopique, unique pont entre le joueur et sa mémoire, sa mémoire qui est désir et qui est regard. Les divisions d’infanterie, les affaiblies, les inexpertes, qui ont tenu le front occidental, combien y en a-t-il eu ? Quelles sont celles qui, malgré la trahison, ont freiné l’avancée en Italie ? (…) Quelles divisions d’infanterie ont combattu pour frayer un chemin aux chars en 44, dans les Ardennes ? Et combien de groupes de combat se sont immolés, innombrables, pour retarder l’ennemi sur tous les fronts ? Personne ne se met d’accord. Seule la mémoire qui joue le sait.

 

Été 43. Débarquement anglo-américain à Dieppe et Calais. Je ne m’attendais pas à ce que le Brûlé passe à l’offensive aussi rapidement.

Et oui, c’est un jeu, la réalité est alternative.

 

Sandrine a publié un billet sur ce roman en 2011.


Bolaño sur le blog :

Les Détectives sauvages (et second billet sur ce roman !) : Les poètes réal-viscéralistes s’évanouissent, les revues disparaissent, le cahier de poésie est illisible. C'est une errance ou un enlisement. L’écriture est rapide, ironique, bourrée d'humour.
Un petit roman lumpen : un tout petit roman dont je garde peu de souvenirs.
2666 : sur les pas d'un écrivain allemand et la description clinique de 300 meurtres de femmes. "Un grand roman, inépuisable et mystérieux."

La Littérature nazie en Amérique : des notices consacrées à des écrivains du continent américain qui ont été d’extrême-droite, nazis, fascistes, phalangistes, etc. Sauf que c’est un roman.


Je lis, je blogue nous propose de lire chilien en ce printemps. Ce billet constituera probablement mon unique participation.