La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 19 novembre 2024

Mais où avez-vous donc tous vécu.

 

Christa Wolf, Trame d’enfance, parution originale 1976, traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi, édité en France par Stock.

 

Au début du livre, nous sommes à l’été 1971 et la narratrice et sa famille (vivant en RDA) sont en route pour une petite ville, aujourd’hui située en Pologne, mais auparavant allemande, et on part sur les traces. Sur les traces d’une enfance, d’une famille, d’une société, quand on a grandi à un moment et un endroit où la rue principale s’appelait « Adolf-Hilter-Straße ».


Le passé n’est pas mort ; il n’est même pas passé. Nous le retranchons de nous et faisons mine d’être étrangers.

C’est le début.


Ce n’est pas facile et il ne s’agit pas simplement d’une reconstitution du passé. La narratrice veut savoir qui elle était, ce qu’elle pensait, ce que savaient ou ne savaient pas ses parents, ce qu’ils ont accepté, sans plaquer une culpabilité ou une faute, mais essayer de comprendre les mécanismes d’acceptation et d’aveuglement, de souvenir et de mémoire. Une distance est nécessaire pour essayer d’explorer ce territoire sereinement. Il faut s’examiner comme une étrangère. Alors elle nomme la petite fille Nelly et elle parle d’elle-même, adulte, au « tu ». Et elle entremêle les fils.


Lenka dit qu’elle ne comprend pas ce genre de phrases. De la part de gens qui ont été là tout le temps. Elle ne veut pas – pas encore – qu’on lui explique comment on peut avoir été présent et ne pas avoir été là, l’horrible secret des hommes et des femmes de ce siècle. Elle met encore explication et excuse sur le même plan, et elle les refuse. Elle dit que l’on doit être conséquent et veut dire : rigoureux. Toi, à qui cette exigence est très familière, tu te demandes à partir de quand cette rigueur absolue a commencé à s’amenuiser en toi. Ce qu’on appelle alors la « maturité ».


C’est un gros livre dense où rien n’est simple. La narratrice s’efforce de suivre pas à pas les étapes de l’enfance et de l’adolescence de Nelly, celle qu’elle fut. Et elle raconte ce qu’elle pense lors de ce voyage de 1971 et lorsqu’elle écrit, en 1974, nourrie par les discussions avec sa propre fille. De certaines choses, elles ne se souvient pas du tout. D’autres, elle se souvient de tout. À cela s’entrelace la relation avec les parents, sa mère, son père, ses tantes… De 1933 jusqu’à 1945 et la fuite devant l’avancée de l’armée rouge, elle traque et cherche à débusquer ce passé. Et comme tout le monde, elle s’interroge sur la famille : où et comment les parents se sont-ils rencontrés ? Et où serais-je s’ils ne s’étaient pas connus ? Dans le néant ?


(Qui sommes-nous pour mettre de l’ironie, de l’aversion ou de la dérision dans ces phrases lorsque nous les citons ?) Charlotte et Bruno Jordan ont-ils su faire preuve de tout le dégoût qu’il était de bon ton d’afficher à l’égard des « actes de terrorisme systématiquement fomentés » par les communistes – dont on disait qu’ils préparaient un « empoisonnement massif de la population » (…).

Wyeth, Le Monde de Christina, 1948 Moma

Wolf décrit ce lent apprentissage opéré par les Allemands : apprendre à ne pas être curieux vis-à-vis des sujets dont on sent qu’ils sont dangereux. Elle dit aussi la réaction du corps et de l’esprit aux exigences du déni, aux contradictions intérieures et à la mauvaise conscience. Il y a le poids des chansons que l’on apprend à l’école et dont on se rappelle toute sa vie quand on a fait naturellement partie des Jeunesses hitlériennes, comme tous les ados du coin.

Et Nelly qui, à 17 ans, découvre qu’elle vivait dans une dictature depuis 12 ans et qu’elle ne le savait pas.

La femme adulte de 1971 s’interroge en parallèle sur la guerre au Viêt-Nam qui bat son plein. Ne pas prétendre que l’on est meilleur que les gens des années 30.

Un gros livre dense qui ne se donne pas.

 

Et tout d’un coup, tu vas savoir que l’on savait. Tout d’un coup, la paroi qui donne dans l’une des chambres fortes de la mémoire, dûment mises sous scellés, va céder.

 

La perte de mémoire doit avoir été la bienvenue pour une conscience profondément troublée qui, comme on le sait, peut dans son propre dos donner des directives efficaces à la mémoire, par exemple : ne plus y penser. Directives qui seront suivies à la lettre, des années durant. Éviter certains souvenirs. Ne pas en parler. Ne pas laisser remonter à la surface les mots, les suites de mots, les associations d’idées, susceptibles de les déclencher.  (…) Car il est en effet insupportable, au mot « Auschwitz », de devoir penser en même temps ce petit mot « je » – « je » au conditionnel passé : j’aurais. J’aurais pu. J’aurais dû. Avoir fait. Obéi.

Alors, il vaut encore mieux : point de visages. Abandon de certaines zones de mémoire par non-usage. Et au lieu de l’inquiétude, encore aujourd’hui, si tu es de bonne foi : le soulagement.

 

Un livre qui fait douloureusement réfléchir au temps présent.

 

C’est une relecture et il y avait donc déjà un billet. De Christa Wolf j'ai également lu Médée.


Miriam a également lu Trame d'enfance  tandis que Patrice a lu Un jour dans l'année.


Bon pour le mois de littérature allemande organisé par Eva et Patrice.

 


samedi 16 novembre 2024

Manasie Akpaliapik

 

Manasie Akpaliapik est un sculpteur canadien inuit né en 1955 (bien vivant). Il est issu d’une famille de sculpteurs, mais a eu le triste sort de vivre l’enfer des pensionnats forcés. Il est fabricant de tambour et constructeur de kayaks, il a à coeur de transmettre les récits inuits.

Je ne connais presque rien à la culture inuit, alors je ne vais pas m’aventurer très loin, et je vous propose de regarder ses oeuvres.

 


Une conteuse (2003 MNBAQ) : os de baleine, tendons, bois de caribou, fanon de baleine et pierre. Les récits de la conteuse ne sont-ils pas un peu faits de baleine ? Comme elle-même ? Elle prend l'allure des animaux et fait de grands gestes, elle est si expressive. Sculpture vivante.


Un chasseur prudent (2000 MNBAQ), pierre (sans doute de la stéatite) et tendons. Le réalisme et le schématisme en égale proportion pour rendre parfaitement la prudence et la lenteur, le geste arrêté et suspendu dans son élan.


Un chaman se transformant en boeuf musqué (2000 MNBAQ) en os de baleine, bois de caribou et pierre. Vous voyez les pieds sous le grand os ? Maintenant que je suis loin du musée, je me demande ce que l'on voit de l'autre côté, si le chaman se laisse davantage entrapercevoir.


Phoques (2000 MNBAQ), stéatite du Brésil et pyrophyllite noire. Alors c'est juste un merveilleux entrelacements de phoques qui glissent dans l'eau et se croisent et ils sont merveilleusement rendus. Grâce aux nuances de la pierre on voit littéralement le mouvement de l'eau sur leurs corps entrelacés.

Wikipedia décrit la stéatite comme une roche à la fois résistante et molle et donc facile à tailler avec des outils simples. Elle est présente à différents endroits du globe : les Alpes, dans les zones nordiques (Finlande, Suède, Arctique), en Iran, etc. Et visiblement au Brésil.


Le Hibou sacré allant son chemin parmi la communauté (2001 MNBAQ) en os de baleine, bois de caribou, albâtre et pierre. C'est une sculpture autour de laquelle il faut tourner dans un sens et puis dans un autre, mais vous n'aurez qu'une seule photo. Vous voyez les yeux du hibou au centre de la photo. Créature hybride, créature saisie en pleine histoire, en train d'agir et de se transformer.


Boeuf musqué (2000, collection Burgoyne-Brousseau MNBAQ) une sculpture réalisée dans un grand os de baleine, auquel sont ajoutés des bois de caribou et de la pierre. Quel génie il faut pour voir un boeuf dans une baleine. Pourtant il est bien là, avec sa fourrure saisie dans le grand vent ! L'os offre une texture à la fois dure et poreuse, pleine de vie finalement.

 

J'ai découvert Akpaliapik au musée des beaux-arts de Québec où une grande salle lui est entièrement dédiée, mais si jamais vous avez la chance de vous rendre à Montréal cet hiver, sachez que le musée McCord lui consacre une exposition. C’est à voir !


La semaine prochaine, un artiste très connu.

 



jeudi 14 novembre 2024

J’en suis au point où je ne veux plus d’une certitude.

 


Franz Kafka, Un jeûneur et autres nouvelles, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, édition GF.

 

Un recueil constitué de façon posthume qui rassemble des textes en raison de leur thématique.

 

Grand bruit, 1912. Une page presque autobiographique qui décrit l’impossibilité pour l’écrivain de s’isoler. C’est comme un théâtre de cris et de portes qui claquent. Un texte très vivant, on a quasiment les personnages sous les yeux.

 

Assis dans ma chambre, je suis installé dans le quartier général du bruit de tout l’appartement. Toutes les portes, je les entends claquer, leur bruit m’épargne seulement les pas de ceux qui courent de l’une à l’autre, j’entends jusqu’au claquement de la porte du fourneau qu’on referme dans la cuisine.

C’est le début.

 

La Chevauchée du seau à charbon, 1917. Une évocation tout à la fois réaliste et fantastique d’un homme chevauchant son seau à charbon et demandant du charbon. Mais, étrangement, impossible d’être entendu quand on n’a pas d’argent.

 

Consommé, tout le charbon ; vide, le seau ; inepte, la pelle ; soufflant le froid, le poêle ; la chambre, balayée d’un vent glacé ; devant la fenêtre, des arbres raides sous la gelée blanche ; e ciel, un bouclier d’argent opposé à qui veut son aide. Il faut que j’aie du charbon ; il n’est tout de même pas admissible que je meure de froid ; derrière moi, le poêle impitoyable, devant le ciel qui ne l’est pas moins, par conséquent il faut que sur ma monture je passe exactement entre les deux pour quérir, au milieu, de l’aide auprès du marchand de charbon.

C’est le début.


Birkle, Kurfürstendamm, 1924 Sigmaringen
 

Un recueil Un jeûneur composé par Kafka et comprenant :

·      Un petit bout de femme, 1923. Le récit parfait de la paranoïa. Des mots et des phrases simples pour décrire les méandres psychiatriques d’un individu.

·      Première peine, 1922. Un trapéziste qui ne vit pleinement que sur son trapèze, mais qui montre sa première fêlure annonciatrice d’un déclin irrémédiable.

·      Un jeûneur, 1922. Un homme dont le métier consiste à jeûner en public, comme une bête de foire, que l’on exhibe (et cela a réellement existé). Mais la mode passe. Un jeûneur sans public est-il encore un artiste ? Ce qu’il fait est-il encore remarquable si personne ne s’en rend compte ?

·      Joséphine, la cantatrice, 1924. Le seul texte dont je me souvenais réellement. Chez un peuple dont on ignore l’espèce, il existe une cantatrice nommée Joséphine. Mais quel est son art ? Faire la même chose que les autres, et peut-être un peu moins bien, et demander de l’attention, n’être jamais satisfaite de l’attention donnée, toujours insuffisante, être seule, en être fière et triste à la fois. Ce peuple ingrat ou aveugle se rendra-t-il compte de sa disparition ?

 

Si donc il était vrai que Joséphine ne chante pas mais ne fait que siffler, voire peut-être, comme j’en ai du moins l’impression moi-même, ne dépasse guère les limites du sifflement banal – peut-être même que sa force suffit à peine à ce banal sifflement, tandis qu’un vulgaire terrassier le produit sans effort du matin au soir tout en travaillant –, si tout cela était vrai, alors cela dénierait certes à Joséphine son prétendu statut d’artiste, mais alors il faudrait pour le coup résoudre l’énigme de l’immense effet qu’elle produit.


Feininger, L'Homme blanc, 1907 Thyssen Bornemisza

Le Terrier, 1924, laissé inachevé par la mort de l’auteur. Le narrateur, là encore d’une espèce inconnue, vit sous terre et chante la réussite de son terrier. Il peut y soutenir un siège. L’entrée est invisible pour les prédateurs. Mais est-ce si sûr ? Là encore, le langage déroule sa logique paranoïaque et le narrateur grossit à l’envie tous les défauts et risques potentiels et détaille tout ce qui pourrait y remédier, mais ne conduirait qu’à la destruction du terrier. D’ailleurs les prédateurs existent-ils vraiment ? Quelle imagination folle a conduit à concevoir ce terrier adapté exactement au corps du narrateur, à la fois refuge et piège ?  Au fil des pages, la solitude grandit, ainsi que le climat de folie et de violence. Pourtant « tout est resté inchangé… »

 

Alors je me précipite, je vole, je n’ai pas le temps de me livrer à des calculs ; moi qui entends exécuter un nouveau plan tout à fait précis, voici que je saisis au petit bonheur ce qui tombe sous les dents, je traîne, je porte, je gémis, je râle, je trébuche, et je me satisfais de n’importe quelle modification arbitraire de cet état présent qui me paraît si dangereux. Jusqu’à ce que peu à peu, me réveillant tout à fait, je reprenne mes esprits, ayant peine à comprendre ma précipitation.

 

On est tenté de voir dans plusieurs de ces textes des métaphores ou paraboles de la condition d’écrivain dans le monde moderne, encore qu’il pourrait s’agit d’autoportraits, ou d’évocation imagée de l’existence des juifs dans un monde de plus en plus antisémites. À moins qu’il ne s’agisse que des méandres ordinaires du cerveau humain… 

Toujours est-il que ces fils narratifs se déploient avec tous leurs nœuds et retours en arrière et piétinement dans une langue simple et sans fard, avec un maximum d’efficacité. Tout cela est aussi très vivant, avec cette place centrale de la première personne, qui place le lecteur au plus près de ces mystérieuses voix.

 

Cinq émissions pour (re)découvrir Kafka et vous donner envie de (re)lire.


Mon billet sur Le Château. Prochaine étape, Le Procès.


Deuxième participation aux "Feuilles allemandes", mois thématique organisé par Eva et Patrice.









 

mardi 12 novembre 2024

Et même si Perlefter était un individu très ordinaire, il était aussi un individu fort singulier. En effet, il ne voulait pas être ordinaire.

 


Joseph Roth, Perlefter, histoire d’un bourgeois, volume de divers textes, traduit de l’allemand par Pierre Deshusses, édité en France par Robert Laffont.

 

Le volume comprend Perlefter, un roman commencé en 1929 et laissé inachevé après 150 pages, ainsi que plusieurs nouvelles.

 

Perlefter

Le narrateur de ce début de roman est recueilli enfant par un oncle, Perlefter, portrait type du bourgeois tiède de Vienne, conformiste, bon viveur pour lui, mais minable pour les autres. L’essentiel du roman consiste dans son portrait, ainsi que celui de sa famille, sur quelques années. Le roman s’interrompt au moment où Perlefter s’apprête à rencontrer un cousin d’un caractère très différent.

Le texte n’est pas abouti, ce qui explique sans doute quelques répétitions et aussi un sentiment de lenteur. Il ne se passe pas grand-chose puisque tout réside dans le portrait de ces individus, à la fois pittoresques et tristement communs, mais tracés d’une plume rapide et d’une ironie froide.

J’avoue que cela renforce mon envie de lire les titres plus connus de l’auteur.

 

Il avait l’air totalement ingénu quand il était joyeux, comme un enfant joufflu. Et pourtant l’amertume était déjà tapie au fond de cette joie. Et de la même façon qu’il n’aimait pas les actions catégoriques, il n’avait pas d’impressions catégoriques. Quand il était content, il se faisait en même temps du mauvais sang. Quand il était très préoccupé, il nourrissait déjà des espoirs. Il était incapable d’aimer et de haïr. Il aimait bien quelqu’un ou ne l’aimait guère.


P. Alma, Huit portraits : le banquier (1929 linogravure, coll. Merrill C Berman)
 

Les nouvelles

Carrière : un comptable qui n’a qu’une manie, aimer l’encre violette.

À propos de l’endroit dont je veux parler maintenant : après l’évocation d’un ancien cimetière, le portrait d’un homme à la vie originale.

Humanité malade : un homme traumatisé par les combats de la Première guerre mondiale.

Elles sont de plus en plus rares en ce monde : un texte inachevé sur un homme qui doit s’adapter au nouveau monde créé par la Première guerre.

Le Cartel : un récit qui prend place à Boston et qui est empreint d’humour et de légèreté.

Ce matin est arrivée une lettre : Une lettre à l’occasion de laquelle on prend des nouvelles de la diaspora, éparpillée entre l’Europe, l’Amérique du Sud et l’Asie, diaspora composée des personnages romanesques imaginés par l’auteur. C’est un très beau texte.

 

Ce matin est arrivée une lettre de mon ami Naphtali Kroj de Buenos Aires. Ça lui plaît, la vie dans cette grande ville très loin d’ici et sans doute très étrange aussi. Il a rencontré des gens qu’il connaissait, des gens de chez nous. Ils font du négoce de tabac ou d’autres choses et me passent le bonjour. Ils ne m’ont pas oublié, même si j’étais encore un petit garçon lorsque je me suis séparé d’eux pour partir à l’Ouest, dans la famille de mon père, à Vienne. Les gens de mon pays ont une bonne mémoire, car ils se souviennent avec le cœur. Mais moi, je les aurais presque oubliés, parce que j’ai vécu dans les pays de l’Europe de l’Ouest et que j’y vis encore, là où le cœur n’est rien, la tête pas grand-chose et où le poing qui cogne est tout.

C’est le début de la nouvelle.

 

Maintenant je ne suis né nulle part et je ne suis chez moi nulle part. C’est étrange et terrible et j’ai l’impression d’être un rêve sans racines et sans but, sans commencement ni fin, un rêve qui vient et qui s’en va et ne même pas d’où il vient ni où il va. C’est ainsi que sont tous mes concitoyens. Ils vivent éparpillés dans le grand et vaste monde, ils s’accrochent avec leurs petites racines à un morceau de terre étrangère, ils gisent ensevelis dans une terre étrangère, ils font des enfants qui ne savent pas où est né leur père et pour qui leur grand-père est déjà une légende. J’entends parfois parler d’Untel ou d’Untel.

 

Dans ses fictions et grâces à ses personnages, Roth parle de lui et des siens, d’un monde disparu et éclaté, de personnages faibles et touchants, grandioses et cocasses.

 

De Roth j’ai également lu  Job, roman d'un homme simple que je vous conseille vivement.


Première participation au mois sur la littérature allemande organisé par Patrice et Eva.







samedi 9 novembre 2024

Jean-Baptiste Camille Corot

 


Je débute cette série de billets monographiques d’artiste par une star, Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875), célèbre paysagiste.

Corot fut élève du peintre Achille-Etna Michallon qui est connu pour, outre ses magnifiques prénoms, avoir été le premier lauréat du prix de Rome (celui qui vous emmène à Rome à la villa Médicis) avec un paysage historique. Cet apprentissage fut important. Corot a également reçu l’enseignement de Pierre-Henri de Valenciennes, autre grand paysagiste.


Corot se rend en Italie pour se former, sans doute à ses frais (il est de famille aisée). Il voyage également en France et il en représente les paysages. C’est l’époque où les artistes cherchent les sites « pittoresques », c’est-à-dire dignes d’être peints. Ah le pittoresque ! On trouve donc des peintures de la Creuse, de la Normandie, de l’Auvergne, etc. parmi ses paysages. Et puis, évidemment, Barbizon !

Il faut dire aussi du bien de Corot parce qu’il a soutenu financièrement le peintre Daumier, la veuve de Millet et les pauvres de Paris.

Si aujourd'hui on connaît surtout ses paysages, un coup d'oeil à la page Wikipedia montre beaucoup de portraits, de scènes historiques et mythologiques. C'est un peintre complet.



Tivoli, les jardins de la villa d'Este (1843 Louvre). Ça, c'est la jeunes... pardon la quarantaine au soleil. Assez différent des dégradés brumeux des étangs. Le soleil dessine des ombres bien nettes et un étagement clair des plans, qui ne seraient pas reniés par les peintres du début du XXe siècle. C'est toute la douceur du climat italien qui se joue dans ce coin à l'ombre des grands arbres, devant les collines un peu violettes.



Une matinée, la danse des nymphes (1850 Orsay). Ce que l'on appelle un paysage historique, à prétexte mythologique. Évidemment l'essentiel ce sont ces grands arbres, ces minuscules feuilles qui se détachent sur le ciel, les petites touches de lumière et cette grande clairière qui s'ouvre et où les figures humaines apportent de la couleur et du mouvement. Ici le traitement du paysage se veut réaliste, même si l'adjonction des nymphes apporte du mystère et de l'allégresse et si le rendu de l'atmosphère est élégamment poétique.


Rue à Coulommiers (1871, Rouen BA). J'avoue, un des plus beaux paysages pour moi, avec cette longue perspective très douce - est-ce que l'on ne distingue pas le faux plat du chemin qui s'abaisse et remonte à l'horizon ? Les figures nous tournent le dos - comme souvent chez Corot. Le spectateur reste à l'extérieur de l'image, impossible pour lui de joindre un des personnages. Il y a l'agencement des couleurs, de gris, de bleu, de vert, de brun, et le contraste entre les lignes rigoureuses et fermes des troncs d'arbres, des constructions et de la route avec le duveteux de la végétation, qui recouvre sans couvrir. C'est du grand art.


Le matin ou la Gardeuse de vaches (1865 Orsay). Un paysage au rendu tremblotant (on a toujours l'impression d'avoir de la poussière sur son écran d'ordinateur avec cette peinture là), mais construit avec assurance. Les grandes masses colorées se détachent, tout comme les minuscules couleurs des vaches et de leur gardienne.
C'est toujours une peinture très structurée. L'étagement des plans permet au peintre des jeux de lumière, entre les feuilles qui prennent le soleil et celles qui restent à l'ombre. L'ensemble produit une atmosphère tout à fait unique.


Paysage (Caen). Un petit paysage tout simple, bien dans la manière de l'auteur. En dépit de la douceur des couleurs, les différents plans se distinguent très bien : les falaises mauves à l'horizon, le ciel avec ses grands nuages, la mer et le rivage, le chemin dans l'herbe, les arbres et les deux minuscules figures. Les taches rouges des maisons et le jaune du fichu.



Le saviez-vous ? Corot a réalisé pas mal de portraits. J'ai vu une exposition il y a quelques années sur le sujet et j'ai donc tout un petit stock à vous montrer. D'abord cette Dame en bleu (1874, Louvre) avec une femme qui prend la pose en grande tenue, mais pensive, détournée du peintre et du spectateur, peut-être dans l'atelier de l'artiste, mélancolique. L'ensemble de teintes brunes (du décor jusqu'à la peau) se marie harmonieusement avec le grand bleu de la robe.


Femme lisant (1869, Metropolitan). Elle pourrait être une de ces minuscules figures des paysages de Corot. On ne verrait d'elle que le bleu de la manche et l'infime ligne rouge du ruban. Lectrice absorbée, absente au spectateur.


Homme en armure (1868 Orsay). Chevalier de théâtre ou de peinture qui se repose entre deux tirades ou deux séances de pose. N'empêche que l'armure est impeccablement rendu, comme chez tout grand peintre d'histoire qui se respecte, avec ses lumières blanches, ses ombres noires et ses reflets colorés. C'est qu'un grand tissu rouge illumine l'arrière-plan.
Avez-vous remarqué comme les personnages de Corot sont pensifs ? On n'est pas dans le portrait d'apparat, celui qu'on campe dans le salon, mais avec des oeuvres plus intimistes, à mi-chemin du portrait et de l'anecdote.


Jeune femme (Mme Legois) assise des fleurs entre les mains (j'ai manifestement coupé le tableau) (1840, Vienne Kunsthistorisches Museum ). Une jeune femme au corsage en partie défait qui regarde le spectateur les yeux vides. Elle se détache sur le fond neutre comme dans la peinture espagnole. Évidemment, c'est cette couleur vermillon qui frappe, bien loin des paysages délicats, grisâtres et maniant les verts et les gris. Mais Corot a réalisé ce tableau quand il avait 40 ans, il y a 20 ou 30 ans d'écart avec les oeuvres qui nous sont plus familières. Le dessin est net et la couleur claque, avec des ombres et lumières nettement affirmées.


Moine blanc lisant (1865 Zurich Fondation EG Bührle). Un moine aux couleurs du paysage. La figure massive est grise et comme fondue dans ce qui l'entoure. Et il est encore plongé dans un livre.


Moine italien assis lisant (1826 Buffalo Albrigt-Knox art gallery). Une étude réalisée à 30 ans ! Très charpenté et bien découpé, avec des couleurs rapidement posées mais qui rendent bien la physionomie de cet énigmatique lecteur.

La semaine prochaine, un autre artiste - très très différent.