La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



lundi 31 janvier 2011

Après le dîner, il allait prendre un second bain, cette fois en compagnie de Mozart.

Alan Bennett, La Mise à nu des époux Ransome

Un petit roman à l’humour british pour se détendre… L’argument repose sur trois fois rien : un soir que les époux Ransome reviennent de l’opéra, ils trouvent leur appartement vide. Pas cambriolés : on a tout emporté. Tout : les meubles et leurs contenus, les ampoules, le papier toilette, les tableaux aux murs, le téléphone… Le rigide M. Ransome veut tout reconstituer à l’identique et retrouver une vie N.O.R.M.A.L.E. Rosemary fait connaissance avec le soutien psychologique de la police anglaise (portrait très, très réussi), avec l’épicerie arabe du quartier, avec les meubles d’occasion, avec le petit déjeuner du pub, etc. et s’adapte à sa nouvelle vie, bien plus intéressante que l’ancienne ! À la fin, tout sera expliqué presque rationnellement. En attendant, on aura bien ri.

-       Le cadre était très différent, avant ? demanda-t-elle.
-       Oh oui, dit Mrs Ransome. Nous avions beaucoup plus d’affaires. C’était une maison normale.
-       Je sais que vous êtes en souffrance, dit Dutsy.
-       En souffrance ? dit Mrs Ransome.
-       En souffrance, répéta Dutsy.
Considérant la question, Mrs Ransome se demanda si son stoïcisme relevait uniquement de la grammaire.
-       Oh, vous voulez dire : que je souffre ? Ma foi, oui et non. Je suppose que je me suis habituée à la situation.
-       Ne vous y habituez pas trop vite, dit Dutsy. Laissez à votre chagrin le temps de s’exprimer. Vous avez pleuré, au moins ?

Vous avez peut-être lu de Bennett La Reine des lectrices qui a la Queen pour héroïne.

Alan Bennett, La Mise à nu des époux Ransome, traduit de l’anglais par Pierre Ménard, Paris, Denoël, 1999 (titre original The Clothes They Stood Up In en 1998).

samedi 29 janvier 2011

Holà, Gourmands, attendez-moi

Cela fait un peu plus d'un mois que ce blog existe. Il est devenu mon jouet préféré je dois le dire. Tous vos avis, conseils, contributions sont les bienvenus, d'autant que celles et ceux qui me lisent appartiennent à une super élite d'une vingtaine de personnes ! Bon, en cadeau, un hommage vibrant au meilleur de la France par Saint-Amant :


Le fromage

Assis sur le bord d'un chantier
Avec des gens de mon métier,
C'est-à-dire avec une troupe
Qui ne jure que par la coupe,
Je m'écrie, en lâchant un rot :
Béni soit l'excellent Bilot !
Il nous a donné un fromage
À qui l'on doit bien rendre hommage.
Ô Dieu ! quel manger précieux !
Quel goût rare et délicieux !
Qu'au prix de lui ma fantaisie
Incague la sainte Ambroisie !
Ô doux Cotignac de Bacchus !
Fromage, que tu vaux d'écus !
Je veux que ta seule mémoire
Me provoque à jamais à boire.
À genoux, Enfants débauchés,
Chers confidents de mes péchés,
Sus ! qu'à pleins gosiers on s'écrie
Béni soit le terroir de Brie ;
Béni soit son plaisant aspect,
Qu'on n'en parle avec respect,
Que ses fertiles pâturages
Soient à jamais exempts d'orages ;
Que Flore avec ses beaux atours,
Exerçant mille amoureux tours
Sur une immortelle verdure,
Malgré la barbare froidure
Au visage morne et glacé,
Y tienne à jamais enlacé
Entre ses bras plus blancs qu'albâtre
Le gai printemps qui l'idolâtre,
Que, comme autrefois, Apollon
Délaisse torche et violon,
Et s'en vienne dans ces prairies
Dans ces grandes plaines fleuries,
Garder en guise de Vacher
Un troupeau qui nous est si cher
Et dont la mammelle féconde
Fournit du lait à tout le monde.
(...) Encore un coup, donc compagnons,
Du bon Denis les vrais mignons,
Sus ! quà plein gosier on s'écrie,
Bénit soit le terroir de Brie.
Pont l'Évesque arrière de nous,
Auvergne et Milan cachez-vous,
C'est lui seulement qui mérite
Qu'en or sa gloire soit écrite :
Je dis encor avec raison,
Puisqu'il ferait comparaison
De ce fromage que j'honore,
À ce métal que l'homme adore :
Il est aussi jaune que lui,
Toutefois ce n'est pas d'ennui,
Car si tôt que le doigt le presse
Il rit et se creuse de graisse.
Ô combien sa propriété
Est nécessaire à la santé !
Et qu'il a de vertus puissantes
Pour les personnes languissantes.
Rien n'est de si confortatif,
C'est le meilleur préservatif
Qu'en ce temps malade et funeste
On puisse avoir contre la Peste.
Mais cependant que je discours
Ces Goinfres-ci brisent toujours,
Et voudraient qu'il me prît envie
De babiller toute ma vie,
Holà, Gourmands, attendez-moi :
Pensez-vous qu'un mangez de Roi
Se doive traiter de la sorte
Que votre appétit vous emporte ?
Chaque morceau vaut un ducat,
Voire six verres de muscat,
Et vos dents n'auront point de honte
D'en avoir fait si peu de conte ?








(...) Réponds, toi qui fais le Devin,
Crois-tu qu'un manger si divin,
Vienne d'une Vache ordinaire ?
Non, non, c'est chose imaginaire.
Quant à moi je crois qu'il soit fait
De la quintessence du lait
Qu'on tira d'Io transformée,
Qui fut d'un Dieu la bien aimée,
Garçons pour vous en assurer,
Je ne craindrai pas d'en jurer,
Puisque sans contredit je trouve
Que sa vieillesse me le prouve.
Ô doux Cotignac de Bacchus,
Fromage, que tu vaux d'écus !
Je veux que ta seule mémoire
Me provoque à jamais à boire.
Verse laquais.


Saint-Amant, "Le Fromage", Les Œuvres du sieur de Saint-Amant, augmentées, Rouen, J. Boulley, 1642 et François Bonvin, Nature morte au brie, 1863, musée d'Orsay.

Dédicace spéciale à David (qui est de Meaux).

vendredi 28 janvier 2011

Besoin d'un Gros-Câlin ?

Je suppose que je dois avoir quelques lectrices et lecteurs cumulant la double qualité d'amoureux de Romain Gary et de Parisien (quoique, avec un aller retour tgv, cette dernière caractéristique ne soit pas nécessaire). Ceux-là pourront se rendre au Musée des lettres et manuscrits du boulevard Saint-Germain voir l'exposition "Romain Gary, des Racines du ciel à La Vie devant soi". Des lettres, des manuscrits, des brouillons, des épreuves annotées et corrigées, des éditions originales, de quoi contenter les passionnés.

Musée des lettres et manuscrits
222 boulevard Saint-Germain
Jusqu'au 20 février 2011Du mardi au dimanche de 10h à 19h
Nocturne le jeudi jusqu'à 21h30



mercredi 26 janvier 2011

« Putain Majesté, je croyais que vous ne me le demanderiez jamais. »

Javier Cercas, Anatomie d’un instant, traduit de l’espagnol par Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujičić (2009), Arles, Actes Sud, 2010.

Très beau récit, pas un roman, pas un livre d’histoire non plus. Faire mémoire plus qu’histoire. Cercas se penche sur un moment totalement oublié de l’histoire espagnole contemporaine : en février 1981, quelques années après la mort de Franco et alors que la démocratie est encore fragile, un coup d’état militaire se produit et les députés sont pris en otages au Congrès. Il existe une vidéo d’une trentaine de minutes (car les débats étaient filmés) montrant l’irruption des militaires dans l’hémicycle, les députés à terre. Trois hommes ne se couchent pas : Adolfo Suárez, le chef du gouvernement, le général Gutiérrez Mellado et le dirigeant communiste Santiago Carillo.

    Cercas revient sur le coup d’état minute par minute en s’interrogeant sur les causes et les conséquences des gestes de chaque protagoniste. Il fait le portrait de l’Espagne politique de cette époque, passe en revue les différents partis politiques, l’armée, l’Église, les syndicats, le roi. Il mesure l’attachement de chacun de ces acteurs à la dictature, à la monarchie, à la démocratie, leurs ambitions, leurs médiocrités, leur inexpérience. Il fait l’hypothèse qu’en février 1981 une majeure partie du pays souhaitait au fond la fin de cette démocratie brouillonne (inefficace sur le plan économique, impuissante à lutter contre le terrorisme et mal-aimée) pour la mise en place d’un système politique dirigée par une personnalité forte. Les acteurs du coup d’état sont agis par des ambitions diverses, que Cercas tente de détailler. Il montre à quel moment s’effectue le basculement vers l’échec du coup d’état. Dans ce maintien de la démocratie il n’y avait rien d’évident, tout semblant se jouer sur des hasards de téléphone, de parole, de geste, personne n’ayant été réellement héroïque ou vertueux (mais comme le dit Cercas, la politique et l’éthique sont deux choses bien différentes). À part Suárez, centre des interrogations de l’auteur.
   Ce qui distingue ce livre d’un roman, c’est que la part de fiction y est nulle. Mais ce qui le distingue d’un ouvrage historique est tout aussi intéressant. Cercas échafaude des hypothèses pour expliquer les attitudes des uns et des autres, tente de reconstituer leur pensée, il juxtapose les récits contradictoires pour se livrer à un travail de reconstruction. Surtout, il dresse des parallèles et des oppositions entre des individus, répétant les formules et les expressions. C’est finalement par ce travail sur le langage qu’il parvient à créer une ligne historique là où il n’y avait qu’une suite d’événements sans forme ni cohérence.

Tandis que les balles arrachent du plafond des morceaux de plâtre et que tour à tour les sténographes et l’huissier se cachent sous la table et que les sièges engloutissent les députés jusqu’à ce que plus aucun d’entre eux ne soit visible, le vieux général demeure debout sous le feu des sous-officiers, les bras le long du corps et observant les gardes civils insurgés qui ne cessent de tirer. Quant au président Suárez, il retourne lentement vers sa place, s’assoit, s’appuie contre le dossier et reste ainsi, légèrement incliné à droite, seul, statuaire et spectral dans un désert de sièges vides.

Et en plus :

Cet extrait d'un entretien de l'auteur que l'on trouve sur le site de la Quinzaine littéraire.

La vidéo ci-dessus est extraite de la télévision espagnole, où l'on voit les députés interrompus en plein vote, l'instant où le commentateur dit "il y a quelque chose..." et la fusillade qui suit.
Plus étonnant le journal d'Antenne 2 du lendemain où PPDA se réjouit de la solidité de la démocratie espagnole - très troublant après la lecture du livre.


Ce livre fait suite à un précédent ouvrage, Les Soldats de Salamine, qui se penchait lui sur les morts de la guerre civile et la difficile mémoire des crimes et des charniers.

mardi 25 janvier 2011

Entracte

Juste retour des choses, aujourd'hui Pascale est à l'honneur, après qu'elle a, la première, salué et encouragé Mark, Marcel et moi. Un blog littéraire avec de vrais longs compte rendus d'ouvrages, des poèmes et des nouvelles des autres blogs, ce qui est bien généreux. Et c'est sur son blog que j'ai découvert l'existence des challenges littéraires, ces défis où promis, juré, craché, on s'engage à lire tout ça ! Bon, j'ai découvert les challenges à peu près au moment où ladite Pascale annonçait qu'elle les abandonnait pour lire libre, ce qui n'est pas mal non plus comme programme et me ressemble un peu plus.

lundi 24 janvier 2011

« Je n’aime pas vraiment le silence, sauf au théâtre. »

Iris Murdoch est une romancière britannique (1919-1999) qui a publié des dizaines d’ouvrages mais je n’en ai lu qu’un seul, totalement par hasard, La Mer, la mer, que j’ai trouvé extrêmement brillant et palpitant, plein de suspense et de rebondissements, sous des dehors planplans.

Charles Arrowby est un homme de théâtre londonien, à qui tout a réussi et qui a décidé de prendre sa retraite dans une maison très isolée, humide, sans électricité, bâtie au bord du rivage et un peu vivante. Il passe ses journées à faire la cuisine et à nager. Il ne veut voir personne et se méfie des nouvelles qu’il reçoit de Londres. Mais l’oisiveté lui est impossible : il se lance dans l’écriture de ses mémoires, d’anciens amis viennent lui rendent visite et il décide de reconquérir un amour de jeunesse qui n’a plus rien de charmant. Il a un regard ironique sur lui-même mais semble se créer ses propres passions (peut-être pour détourner son ennui). Les personnages de théâtre qui s’installent chez lui avec leurs querelles et leurs trahisons sont grotesques, l’humour et la cruauté sont au cœur de tous leurs actes. Surtout, la maison semble hantée, les pièces recèlent d’angoissantes inconnues et alors qu’Arrowby attend de voir des phoques sur les rochers, ce serait un monstre marin qui lui serait apparu. Il fait très chaud, l’étendue bleue de la mer est menaçante, les tempêtes et les orages enveloppent la maison. Un roman à la première personne où Arrowby semble à la fois simple et ordinaire, fou et narcissique, lucide et aveugle sur lui-même… les nuances d’un monde incertain.

Ça commence comme ça...

S’étendant devant moi qui suis là à écrire, la mer luit plutôt qu’elle ne scintille sous le doux soleil de mai. À l’étale de la marée, elle repose tranquillement contre la terre, sans presque une marque de vaguelettes ou d’écume. Vers l’horizon, elle est d’un violet somptueux, strié de vert émeraude en raies régulières. À l’horizon même, elle devient indigo. Près de la côte, là où la vue s’encadre pour moi dans les amas de rochers jaunes bossus, s’étire une bande d’un vert plus clair, d’une pureté glaciale, moins lumineuse, opaque en tout cas et non transparent. Nous sommes dans le Nord, et les rayons du soleil vif ne peuvent pénétrer les flots. Là où l’eau clapote doucement sur le roc, il subsiste encore en surface une pellicule de couleur. Le ciel sans nuages est très pâle à l’horizon indigo qu’il frange légèrement d’argent. Le bleu va s’accentuant vers le zénith où il vibre. Mais le firmament n’en paraît pas moins froid, le soleil lui-même semble glacé.


Et un peu de bibliographie sur les rapports entre Queneau et Murdoch.

Iris Murdoch, La Mer, la mer, traduit de l'anglais par Suzanne Mayoux (1978), Paris, Gallimard, 1982.



samedi 22 janvier 2011

Des hommes

Je laisse la parole à Ysabel qui nous parle du roman de Laurent Mauvignier, Des hommes, qui traite de l'après de la guerre d'Algérie. Je n'ai pas lu le livre mais je trouve que cette critique est très belle :


Ça m'a pris un certain temps avant de me lancer à écrire sur ce livre… Pourquoi ? Il me fallait du temps pour le digérer. Difficile à avaler, difficile à digérer et pourtant si indispensable !

Pas de suspense mais on est en haleine parce que le pire est toujours à venir. Il est avenu ce pire et les hommes qui l'ont connu l'ont gardé secret toute leur vie… Sauf que ça les a modifiés, chamboulés, que leur jeunesse, que leur fraîcheur, elle a été définitivement attaquée, érodée et mise à bas.
Il est à dimension humaine ce pire, il est inscrit dans une époque où la société change, où les destins ne sont plus tracés de génération en génération : la guerre d'Algérie, c'est la fin d'une époque : l'Empire colonial, la fin de la 2e guerre, les 30 glorieuses qui marquent la modernisation et la reconstruction du pays mais aussi son bouleversement social définitif.
Et le secret de deux de ces hommes Bernard « Feu de Bois » et son cousin Rabut, il  les lie, il leur est personnel mais il révèle tout le poids de douleur, de culpabilité que ces gens très jeunes ont dû endosser parce qu'ils ont été témoins et acteurs malgré eux d'histoires qui les dépassent.

Le livre commence par la fin : Bernard le marginal marginalisé, au comportement provocateur, inexplicable, Bernard « feu de bois », l'incompris. Logiquement il est de la famille, de la « race » des autres mais voilà il a quitté son village, il les a quittés, après sa démobilisation il n'est pas revenu. Bien plus tard  il a repris les lieux, en provoquant le malaise et finalement, son passage à l'acte raciste dans une fête de famille où il s'impose, va faire remonter tout ce qui a été tu, tout ce qui n'a pas pu être discuté partagé, ni entre les deux témoins ni avec ceux qui sont restés et qui attendaient le retour des appelés de la guerre d'Algérie. Tout simplement parce que c'était impossible à dire, à raconter, à présenter. Insoutenable.

Par bribes, c'est le cousin, apparemment sorti indemne de ces brutalités de l'existence qui va raconter, qui va tenter de comprendre, d'expliquer, de s'expliquer : il  monologue et son passé on s'aperçoit qu'il est le même que celui de l'autre et que ces deux là ils se sont dédoublés seulement à la fin de la tragédie. 
Comment rendre tout cela ? Quatre parties, les moments où se sont passés les événements déclencheurs, et les moments où celui qui parle est seul avec lui-même. Un style sans aucune complaisance littéraire : âpre, difficile à suivre, et pourtant très simple. Phrases commencées, passage du monologue intérieur au dialogue , à la voix, à la phrase dite, descriptions précises des sensations et des sentiments (la peur, la jalouse, l'amertume), descriptions précises de quelques épisodes terribles de la guerre. Sans excès, avec une sécheresse clinique. 

« Je me suis demandé pourquoi moi, maintenant je repensais à Bernard seulement à lui.
Et j'ai dû m'avouer que ce que je détestais en lui maintenant ce n'était pas lu , ni ce qu'il avait été quand il était jeune, ni rien de lui, mais seulement de le voir tous les jours, lui dans la rue, dans la vie, traînant dans tout son corps et sa présence et même aussi dans sa façon d'être devenu ce qu'il est devenu, notre histoire à tous les deux. Et ce qui me gêne c'est qu'il est devenu ce que j'aurais dû devenir aussi si j'avais été capable de ne pas accepter des choses. »

Ce livre n'est pas fait pour plaire, il dit pourtant des choses importantes, et si l'on s'y colle c'est une rencontre forte. 

Laurent Mauvignier, Des hommes, Paris, les éditions de Minuit, 2009.

vendredi 21 janvier 2011

"Le peuple de Paris le contemplait et l’enviait."

Maupassant, Bel-Ami, première édition 1885.

Beaucoup d’entre vous ont vraisemblablement lu ce classique, mais, moi, je l’ai relu récemment. Pas une ride sur ce roman, tant pour le parcours du héros, tant pour l’écriture.
     Georges Duroy est à Paris et a de l’ambition. Il réussira, grâce aux femmes et à son esprit. Il entre à la Vie française comme journaliste, se frotte aux manœuvres politiques, aux délits d’initiés, à la rumeur malveillante. Se fait appeler Du Roy puis baron Du Roy de Cantel mais garde ce surnom de Bel-Ami, donné par une enfant. Il choisit ses maîtresses avec soin. Son épouse lui écrit ses meilleurs papiers, jusqu’au jour où il découvre qu’une autre femme lui permettrait d’accéder au rang de député. Il n’a pas épousé la bonne… Qu’à cela ne tienne ! Au XIXe siècle, les femmes ne peuvent hériter sans l’accord de leur époux, il y a moyen d’en divorcer au moment opportun et de forcer un mariage adéquat. Rien ne peut arrêter l’irrésistible ascension de Bel-Ami.
Et l’écriture précise de Maupassant, rapide, pleine de détails significatifs, sans arrêt sur les descriptions ou sur les émois affectifs. L’action se déroule, elle aussi irrésistible.

Il se dit : « Il faut que je gagne dix heures et je prendrai mon bock à l’Américain. Nom d’un chien ! que j’ai soif tout de même ! » Et il regardait tous ces hommes attablés et buvant, tous ces hommes qui pouvaient se désaltérer tant qu’il leur plaisait. Il allait, passant devant les cafés d’un air crâne et gaillard, et il jugeait d’un coup d’œil, à la mine, à l’habit, ce que chaque consommateur devait porter d’argent sur lui. Et une colère l’envahissait contre ces gens assis et tranquilles. En fouillant leurs poches, on trouverait de l’or, de la monnaie blanche et des sous. En moyenne, chacun devait au moins deux louis ; ils étaient bien une centaine par café ; cent fois deux louis font quatre mille francs ! Il murmurait : « Les cochons ! » tout en se dandinant avec grâce. S’il avait pu en tenir un au coin d’une rue, dans l’ombre bien noire, il lui aurait tordu le cou, ma foi, sans scrupule, comme il faisait aux volailles des paysans, aux jours de grandes manœuvres.

Quatre mois après sa parution, il en était à sa 37e édition… tous les textes sont ici.

mercredi 19 janvier 2011

Soudain il fut frappé par le fait qu’on ne voyait même pas d’oiseaux.

Thomas Glavinic, Le Travail de la nuit, traduit de l’autrichien par Bernard Lortholary (2006), Paris, Flammarion, 2007.

Un roman étrange et inquiétant dont le propos est extrêmement simple : Jonas vit à Vienne, en Autriche, et ce 4 juillet, il est un peu étonné de constater que ni internet, ni le téléphone, ni la télévision ne fonctionnent. Le journal n’a pas été distribué. « Mais sacré nom d’un chien », se dit-il. Il sort pour attendre le bus et se rendre à son travail, comme tous les jours. Mais au bout d’un moment, il réalise qu’il est tout seul dans la rue et qu’aucun véhicule ne roule. Il prend sa voiture pour aller dans le centre mais aucun être humain en vue. Le zoo même n’a plus ses animaux. Plus personne ne répond au téléphone dans aucun pays du monde, la télévision n’offre qu’un écran scintillant, les pages internet n’existent plus. Il est seul. Sans qu’il sache pourquoi.
Jonas entreprend de vérifier sa solitude. Il se rend chez son père, dans la maison où il a grandi, en Angleterre où sa petite amie était partie rendre visite à sa sœur. Il collecte les caméras de surveillance, les enregistrements pour prendre au piège une hypothétique trace de vie. Ne pas désespérer, ne pas tomber fou.
L’écriture est d’une grande simplicité, très sobre, dépourvue de toute sensibilité, très efficace, très angoissante.

À midi, il eut exploré la gare jusque dans ses derniers recoins. Tous les trains. Tous les bureaux de l’administration des chemins de fer. Le salon d’accueil. Le restaurant, où il avait quelquefois fort mal mangé et où cela sentait encore le graillon. Le supermarché. Le bureau de tabac. Le dépôt de journaux et de livres. À coups de pince, il avait défoncé des vitrines et des portes en verre, et écrasé des alarmes hurlantes. Il avait fouillé jusqu’aux réduits au fond des cagibis. Du pain vieux de deux jours indiquait quand il y avait eu quelqu’un ici pour la dernière fois.
Le grand tableau, au centre du hall d’attente, n’annonçait ni trains attendus ni trains en partance.
Les horloges fonctionnaient.
Le distributeur de billets aussi.

mardi 18 janvier 2011

Intermède

Un deuxième chapitre à ajouter à la revue des blogs... Doudou tient le Grillon du foyer, un blog de promenade rêveuse, entre littérature et peinture, avec quelques incursions cinématographiques ou d'autres mondes. Ce grillon-là aime à feuilleter les romans avec, je le suppose, une tasse de thé brûlant près de la main, et des oeuvres d'art dans la tête, qu'elles soient vues de près ou de loin.
Nous ne nous connaissons pas mais nous avons un certain Marcel en commun, qui fait entendre sa musique dans nos têtes.

lundi 17 janvier 2011

En remontant le Mississippi

J’ai découvert Mark Twain assez tard, disais-je. Mais quand j’étais petite, j’ai lu et relu En remontant le Mississippi, un volume des aventures de Lucky Luke (1961). 

Un hommage à Twain magistral et très drôle. Deux capitaines décident de faire la course sur le Mississippi avec leur bateaux. Dans l’intervalle, tous les coups sont permis entre les concurrents. Ce que j’aimais particulièrement, c’était le pilote, Ned, et son fidèle verseur de café, Sam. On y retrouve tout l’univers de Twain, façon cow-boy, avec revolver, joueur de pocker, alligators, etc.

Je crois que j’ai un faible pour les fleuves à bancs de sable (souvenirs de Touraine sans doute).

-       Le Mississippi est drôlement capricieux… je l’ai vu une fois monter et descendre de niveau si rapidement que les poissons sont restés un moment en l’air avant de retomber se fracasser le crâne sur le lit desséché du fleuve !
-       Café, boss ? Après une histoire comme celle-là, vous devez avoir soif !

samedi 15 janvier 2011

Ah oui, il y avait des nègres sur les rives du Mississippi

C'était le terme employé, y compris dans les romans où un gamin est peu au fait du racisme et aide un esclave à se libérer. Apparemment, certains tentent de l'oublier...

vendredi 14 janvier 2011

Marseillaises, Marseillais,

vous êtes tou(te)s les bienvenu(e)s au club de lecture de la bibliothèque du Panier ce samedi 15 janvier à 10h30 (place du Refuge). Vous pourrez y partager vos coups de coeur littéraires dans une joyeuse ambiance.
Les non Marseillais(es) sont aussi les bienvenu(es)...

jeudi 13 janvier 2011

Où vous allez avec ce baril ! Avancez-le avant que j’vous l’fasse bouffer, espèce de f… bâtards d’une tortue fatiguée et d’un vieux cheval de corbillard. J’aurais aimé être capable de parler ainsi.

Disons-le tout de suite : Chez Mark et Marcel est une maison où Marcel prend toute la place, la présence de Mark étant plus discrète. J’ai découvert Twain un peu au hasard des bouquinistes. Je me souviens d’avoir ressenti immédiatement un grand plaisir à sa lecture et j’ai surtout réalisé que plusieurs aspects de la littérature américaine qui me plaisaient venaient en réalité de Twain, comme un auteur que l’on a déjà lu sans l’avoir jamais ouvert. Il est notamment l’auteur de Tom Sawyer et de Huckleburry Finn dont je parlerai plus tard, mais je commence avec...

Mark Twain, La Vie sur le Mississippi, traduit de l’américain par Bernard Blanc, Paris, Payot, 1992, 2 volumes. Première édition en 1883.

      La Vie sur le Mississippi est à la fois un livre autobiographique et un roman d’aventures qui décrit le monde des deux romans que je viens de citer. Mark Twain est le pseudonyme de Samuel Clemens, il signifie « par deux brasses de fond » et renvoie aux mythiques bateaux parcourant le fleuve.
      Twain raconte le fleuve, sa nature, ses sautes de caractères, sa découverte et son propre apprentissage pour devenir pilote sur le Mississippi (une profession digne de l'épopée). Il lui faut apprendre la forme du fleuve, les lignes capricieuses du rivage, les hauts et bas fonds, les courants, les lieux d’abordage, les souches, les épaves, les îles, pour naviguer de jour comme de nuit, par beau temps ou par brouillard, par crue ou décrue. Il doit naviguer sans être perturbé par l’apparence sans cesse changeante du Mississippi. Dans les deux sens, bien sûr ! Il dresse le portrait des pilotes mémorables, celui qui a une mémoire prodigieuse, celui qui est somnambule et prend la barre en dormant. Il raconte les courses de bateaux, les trafics de marchandises entre les villes, la Nouvelle Orléans.

Deux extraits pour donner un aperçu de la langue :  

Pour réaliser pleinement la merveilleuse précision requise pour garder le grand vapeur entre ses amers, dans cette étendue d’eau boueuse, il faut savoir que celui-ci doit prendre un itinéraire compliqué au milieu des chicots et des rochers immergés, pour raser la pointe de l’île de si près que les feuillages qui le surplombent balaient sa poupe, mais qu’il lui faut en outre, à un endroit, passer presque à portée de main d’une épave invisible, posée sur le fond, qui éventrerait par en dessous sa coque en bois si elle la touchait et détruirait en cinq minutes un quart de million de dollars de navire et de marchandises, et peut-être cent cinquante vies humaine en prime.
La dernière remarque que j’entendis, cette nuit-là, fut un compliment adressé à M. Bixby, murmuré sous forme de soliloque, avec de l’onction dans la voix, par l’un de nos invités, qui s’exclama :
-       Par l’Ombre de la Mort, mais c’est un pilote foudroyant !

Les gens font toute une histoire avec les orages des Alpes ; mais ceux que j’ai eu la chance de connaître dans les Alpes n’égalaient pas certains de ceux que j’ai vus dans la vallée du Mississippi. Peut-être, bien sûr, n’ai-je pas vu les Alpes dans leur meilleure forme, et si elles peuvent battre le Mississippi, je n’aime mieux pas.

La maison de Twain dans le Connecticut est devenue un musée, un jour j'irai là-bas ! Et une Wiki -photographie des bancs de sable si dangereux (et instables).

mercredi 12 janvier 2011

Interlude

   Je débute dans l’art du blog, d’ailleurs je parle de mon nouveau jouet pour bien signifier que cela me plaît drôlement plus que de me mettre au travail. Et dans cet art, il y a les autres blogs. L’idée est de faire une brève de temps en temps sur les autres blogs littéraires, en alternant les plus ou moins stars, sans vraiment de hiérarchie (n'ayant pas cette délicate option).
Pour commencer, celui de William Irigoyen. Son nom vous est peut-être étranger mais pas sa tête : il s’agit du présentateur français du journal de 19h d’Arte. Et quelqu’un qui est capable de présenter les infos en baskets (vu !) et de tenir un blog littéraire, ne peut pas être vraiment mauvais. Son blog n’est pas régulier, loin de là, mais il se compose de longs articles sur des parutions récentes et d’entretiens avec des auteurs. Personnellement, je ne m’intéresse absolument pas aux biographies des auteurs ou à leurs propos, leurs livres me paraissant toujours supérieurs, mais j’aime bien le sérieux avec lequel William Irigoyen aborde la littérature.
Bon, en attendant le prochain bulletin des blogs, vous pouvez lire des polars, lire avec Pascale ou être à la page...

lundi 10 janvier 2011

Quand tant de choses sont absurdes, rien n’est vraiment absurde.

Je suis une grande lectrice de romans policiers. Je me souviens d’avoir exploré l’immense série du Club des cinq quand j’étais toute petite. J’en ai gardé, je crois, un goût pour les polars légèrement ringards, le thriller trépidant et suffocant qui vous fait trembler la nuit a du mal à passer par moi, ce qui n’empêche pas un goût pour le suspense qui me fait dévorer un livre en deux jours.
Aujourd’hui, un auteur qui sévit depuis une dizaine d’années, Qiu Xialong, romancier chinois vivant aux États-Unis. Ses romans ont pour cadre le Shanghai de Deng Xiaoping qui tourne peu à peu le dos au communisme, enterre dans l’oubli la révolution culturelle, se lance dans le capitalisme le plus débridé. Une bonne façon d’approcher cette réalité incompréhensible ici, cette transformation brutale d’une ville, des modes de vie et des rapports de force. Le héros de Qiu Xialong est un policier fort sympathique, l’inspecteur Chen, ni très communiste, ni très capitaliste, s’efforçant de lutter contre le crime et la corruption. Il a publié quelques recueils de vers et cite en permanence la poésie classique chinoise. Il connaît l’anglais et a traduit T. S. Eliot en chinois (son créateur ayant fait une thèse sur ce poète américain). Il a la confiance relative des cadres du parti et les sentences de Mao reviennent fréquemment dans sa pensée.
Ci-dessous, un extrait du Très corruptible mandarin qui s’ouvre par la mort étrange de Hua Ting, policier de haut rang, enquêtant sur la corruption des cadres d’une province chinoise. Chen est chargé d’enquêter mais presque aussitôt il reçoit l’ordre d’encadrer une délégation d’hommes de lettres chinois aux États-Unis, un peu comme pour l’éloigner du pays…

Sur ses conseils, ils prirent une soupe de travers de porc aux tulipes dans une cocotte d’acier, du bar à la vapeur au gingembre et aux ciboules présenté sur un plat bleu et blanc, du bœuf bouilli parsemé de poivre rouge dans un grand bol, des coupelles de tomates aux crevettes décortiquées, et des paniers de riz frit aux pousses de bambou. Ils accompagnèrent le tout d’une bière glacée. […]
-       Nous avons accompli le communisme ici. Tout le monde est pareil – du moins dans les vêtements, dit Lei en levant ses baguettes. Mais regarde la grande table, celle du Grand Banquet Mandchou et Han. Elle tire son nom d’un épisode de la dynastie des Qing. Pour témoigner de la nécessité d’un front uni, l’empereur mandchou avait fait servir des mets de cuisines diverses, sur une table unique, dans la Cité interdite. Bosse de chameau, patte d’ours, nid d’hirondelle, cervelle de singe…
-       Les mets les plus rares et les plus chers que l’on puisse imaginer, dit Chen en lançant un coup d’œil vers la vaste table. Il n’y a pas plus frimeurs que ces arrivistes. […] Comme le dit le vieux maître Du, reprit Chen : Aux portes de pourpre pourrissent vin et viande ; / Mais dans les rues gisent les os des morts de froids.
-       La vie est courte, répondit Lei. Mangeons et buvons.

Un des grands plaisirs de ces romans réside aussi dans la visite des restaurants de Shanghai et dans la description des repas qui y sont servis. En plus d’être poète, Chen est aussi gourmand. Un jeune homme charmant, je vous dis.
Qiu Xiaolong, Le très corruptible mandarin, traduit de l’anglais par Françoise Bouillot (2005), Paris, Liana Levi, 2006.

vendredi 7 janvier 2011

2e épisode pédagogique ou comment faire connaissance avec Marcel

Depuis 2006, Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, occupe la chaire de littérature. Il a consacré les deux premières années de son cours à Proust. Et les cours du collège sont écoutables, téléchargeables, gratuitement, alors, autant en profiter en cliquant ici.
Le premier s’intitulait Mémoire de la littérature et le second Morales de Proust. Les deux sont palpitants. Un des atouts de ces cours à l’oral, faits en public, c’est que l’humour de Proust apparaît plus qu’à la simple lecture : toutes les mesquineries, les remarques ironiques, les moqueries deviennent très évidentes. L’idéal est sans doute de les écouter alors que l’on a déjà lu tout ou une partie de la Recherche mais je me demande si ce n’est pas bien aussi si on n’a rien lu de Proust, un peu comme une super introduction. Une chose certaine : le site du Collège de France est à explorer de fond en comble !

Et pour donner un exemple promis dans le billet précédent, je cite À l’ombre des jeunes filles en fleurs :

Je crois que soucieuse avant tout qu’une règle d’existence disciplinât les caprices de mes nerfs, ce que [ma mère] regrettait, c’était moins de me voir renoncer à la diplomatie que m’adonner à la littérature. « Mais laisse donc, s’écria mon père, il faut avant tout prendre du plaisir à ce qu’on fait. Or il n’est plus un enfant. Il sait bien maintenant ce qu’il aime, il est peu probable qu’il change, et il est capable de se rendre compte de ce qui le rendra heureux dans l’existence. » En attendant que grâce à la liberté qu’elles m’octroyaient, je fusse, ou non, heureux dans l’existence, les paroles de mon père me firent ce soir-là bien de la peine. […] Mais surtout en parlant de mes goûts qui ne changeraient plus, de ce qui était destiné à rendre mon existence heureuse, il insinuait en moi deux terribles soupçons. Le premier c’était que (alors que chaque jour je me considérais comme sur le seuil de ma vie encore intacte et qui ne débuterait que le lendemain matin) mon existence était déjà commencée, bien plus, que ce qui en allait suivre ne serait pas très différent de ce qui avait précédé. Le second…

Je crois que tout le monde a un jour eu ce genre de révélation sous les yeux. Plus question de se dire « plus tard je ferai ceci ou cela », « quand j’ai un peu plus de temps, je me mets à… », on y est déjà, une partie du « plus tard » a déjà eu lieu et le temps est entamé.

mercredi 5 janvier 2011

Du côté de chez Marcel

     Donc je suis une grande lectrice de Proust et je compte parler souvent de lui. Plusieurs de mes amis ne l’ont pas lu, ne le liront pas ou se demandent s’ils vont ou non arriver à le lire ; ils prennent l’air accablé soi-disant parce qu’ « il faut » lire Proust. Heureusement il n’existe pas de commandements en littérature (s’il y en avait il faudrait faire comme Moïse et casser les tables) et en plus, s’il faut réellement quelque chose, c’est toujours lire Proust !

    1e épisode pédagogique : La Recherche du temps perdu, de quoi ça parle ?
D’après Genette, on peut résumer l’histoire ainsi : « Marcel devient écrivain ». Cela a l’air très simple…
     Il y a d’abord le problème du narrateur. C’est un roman écrit au « je », à la première personne du singulier. À deux reprises, on apprend que ce « je » s’appelle Marcel, mais on estime que si Proust n’était pas mort avant d’avoir fini (il n’aurait jamais réussi à mettre un point final au roman) il aurait supprimé ce prénom. En bref, il est d’usage de dire « le narrateur » et quand les gens cultivés glissent dans la conversation « le narrateur dit de sa grand-mère ceci ou cela… », c’est une fine allusion à Proust.
Et ce n’est pas un roman autobiographique ! ni un roman à clefs, on arrête de chercher à reconnaître qui est qui. Et il ne l’a pas écrit en commençant par le début et en finissant par la fin, ça est nettement plus compliqué.

Le narrateur écrit à l’âge adulte et sans doute dans la seconde moitié de sa vie. Il commence par se remémorer les différentes chambres qu’il a connues tout au long de son existence et ce moment de la journée qu’il n’aime guère, celui où il va se coucher. De bonne heure, oui, c’est cela. Il se souvient en particulier de l’âge où il était petit garçon, quand il vivait à Combray avec ses parents. Il attendait avec impatience le baiser du soir que sa maman lui donnait (oui, le narrateur, même âgé, dit « maman ») et qui lui permettait de s’endormir apaisé.
Au moment où le narrateur écrit, la maison où tout cela se déroulait a disparu et il ne reste plus rien de ce monde, enfui à jamais. Enfin, c’est ce qu’il croit…

« Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. […]
Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’aillais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. […] Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »

La Recherche, c’est ça : l’édifice immense du souvenir porté sur des miettes de madeleine. Ou comment un objet des plus insignifiants (car la mémoire n’est pas portée par les objets de valeur ou par ceux que l’on estime être les plus significatifs) par un usage machinal et inconscient (parce que la véritable mémoire est involontaire) permet de retrouver tout un monde disparu et de franchir la barrière du temps.
Mais le narrateur met tout une vie à comprendre cela, une vie où il ne fait pas grand-chose, où il enchaîne les amours malheureuses et les amitiés décevantes, découvre le monde de l'aristocratie. C’est extrêmement bien expliqué dans le film Little miss sunshine d’ailleurs (jetez-vous sur ce film désopilant !). Proust  était un loser...

"Du moins, si elle m'était laissée assez longtemps pour accomplir mon oeuvre, ne manquerais-je pas d'abord d'y décrire les hommes (cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux) comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l'espace, une place au contraire prolongée sans mesure - puisqu'ils touchent simultanément comme des géants plongés dans les années, à des époques si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer - dans le Temps."

Pourquoi j’aime Proust ? Parce qu’il parle de moi, bien sûr ! Un roman aussi intime ne peut que toucher à l’universel. Je vous donnerai quelques exemples, promis !

Les photographies (épreuve annotée de Du côté de chez Swann et dernière page manuscrite de la Recherche) sont gentiment fournies par notre ami Wikipédia.
On peut voir sur le site de la BNF cette exposition virtuelle aussi.

lundi 3 janvier 2011

« La tante d’un démon est elle aussi un démon »

Suite des nouvelles d’Isaac Bashevis Singer.
La Couronne de plumes et autres nouvelles, Paris, Stock, 2009.
Traduit de l’anglais (américain) et du yiddish.

Ah oui, je fais des textes longs, trop longs selon les normes recommandées quand on crée un blog, mais ceux qui n'aiment pas lire n'ont pas grand-chose à faire ici, n'est-ce pas ? Et j'aime donner des extraits...
   Reprenons notre exploration de l'univers de Singer. Car tout ce petit monde (du moins ce qui en subsiste) se retrouve, presque intact, à New York : les rabbins, les imposteurs, les mères juives, les revues yiddish qui sont de moins en moins lues, les couples à trois, les fantômes, les esprits de tous ceux qui sont morts. Un écrivain fait connaissance d’une lectrice passionnée et folle, un autre est marié à une femme à barbe, une femme disparaît sur la 5e avenue, aspirée par un démon. 

Un mariage à Brownsville. Un médecin se rend à une noce, un soir où la neige recouvre la ville ; la chaleur de la salle, l’alcool, la ronde infernale d’une danse et le voilà en train de tournoyer au milieu de ceux de son village.
"Mon père ? Il a été tué. Ils ont tous été tués. Je suis le seul survivant de la famille." "Berish, le fils de Feivish ? Il est mort de faim en Russie - on l'avait envoyé au Kazakhstan. Sa femme ? Elle est en Israël. Elle s'est remariée avec un Lituanien." "Sorele ? Fusillée avec ses enfants. " "Yentl ? Elle est ici, au mariage. Je viens de la voir, il y a à peine un instant. La voilà, elle danse avec ce grand type." "Abraham Zilberstein ? On l'a brûlé dans la synagogue, avec vingt autres. Un tas de charbon de bois, c'est tout ce qui est resté, du charbon et des cendres. "Yosele Budnik ? Il est mort il y a des années. Vous parlez sans doute de Yekele Budnik. Il a un épicerie fine ici même, à Brownsville. Il a épousé une veuve dont le mari avait fait fortune dans l'immobilier."

Ah oui, l'Holocauste n'est pas encore une vache sacrée et sans que l'auteur en parle réellement, elle est un événement familier et brutal par où tout le monde est passé. Les morts et les vivants dansent ensemble sur les ruines d'un monde qui se défait et où la langue yiddish devient de plus en rare.

La cafétéria.
Bien que j’aie atteint le point où une bonne part de mes gains s’en va en impôts, j’ai gardé l’habitude de prendre mes repas dans des cafétérias quand je suis seul. J’aime avoir un plateau, un couteau en fer-blanc, une fourchette, une cuillère, une serviette en papier et choisir au comptoir mes plats préférés. En outre, je rencontre là-bas les landsleit de Pologne et toutes sortes d’écrivains débutants et de lecteurs qui savent le yiddish. Dès que je m’installe à une table, ils viennent vers moi, me saluent, « bonjour, Aaron ! » et nous parlons de l’Holocauste, de littérature yiddish, de l’État d’Israël et souvent de gens qui mangeaient du gâteau de riz et des pruneaux la dernière fois que j’étais là et qui sont morts depuis.

Un très bon article pour se documenter sur la littérature yiddish.

samedi 1 janvier 2011

Puisqu’on finit dans un cercueil, on doit s’y habituer.

Des nouvelles d’Isaac Bashevis Singer (épisode 1)
La Couronne de plumes et autres nouvelles, Paris, Stock, 2009.
Traduit de l’anglais (américain) et du yiddish.

    Singer (né en 1904) commence à publier dans sa Pologne natale des nouvelles écrites en yiddish qui paraissent dans des revues littéraires. Il émigre en 1935 aux États-Unis où il continue sa carrière, d’abord en yiddish puis en anglais. Il écrit des romans (que je n’ai pas lus), beaucoup de nouvelles, des ouvrages pour la jeunesse… ce n’est pas un auteur mineur, il a reçu le prix Nobel de littérature en 1978.
     Le volume dont je vous parle rassemble tous les recueils de nouvelles de Singer publiés chez l’éditeur Stock, il fait donc quelque chose comme 1500 pages mais est à picorer sur le long terme. Ces nouvelles campent le monde juif polonais, qu’il s’agisse de minuscules villages du fond de la Pologne au début du XXe siècle, de Varsovie ou du New York d’après la Seconde guerre mondiale. Dans ce monde disparu, les fantômes vivent en plus ou moins bonne entente avec les humains. Une langue très simple, volontiers réaliste, parce que le surnaturel, la foi et les démons font partie de la réalité, que les héros n’ont rien de glorieux et que Singer parle d'eux avec une affection amusée.
   Certains récits ont pour cadre de petits shtetls avec sa population pauvre, les rumeurs autour des mariages peu ordinaires, le rabbin, les rivalités entre les uns et les autres. Dans un village, une fille décide de prendre l’apparence d’un garçon pour pouvoir étudier les textes sacrés, dans un autre une jeune fille est la réincarnation d’une femme récemment décédée, ailleurs les cadavres se marient ou les couples simples célèbrent le shabbat avec une foi sincère.

Le vendredi le plus court
Dans le village de Lapschitz vivait avec sa femme, Shoshe, un tailleur nommé Shmul-Leibele. À la fois tailleur et fourreur, il était complètement indigent. Il n’avait jamais appris à vraiment bien travailler. Quand il entreprenait de coudre une veste ou un caftan qu’on venait de lui commander, le vêtement était toujours trop court ou trop étroit. La martingale pendant dans le dos trop haut ou trop bas, les revers n’étaient jamais égaux, la fente ne se situait jamais au milieu. On racontait qu’il avait cousu une fois un pantalon avec la braguette sur le côté. 

On mange des plats simples mais délicieux ou d’ignobles soupes concoctées par des mégères… À Varsovie, on visite les faubourgs où tout le monde vit les uns sur les autres et où les écrivains juifs épient le succès et la richesse de leurs congénères.

Un ami de Kafka
Pendant que nous dînions, Bamberg vint à notre table. […] « Jacque, j’ai lu hier Le Château de votre Kafka. Intéressant, très intéressant, mais à quoi veut-il en venir ? C’est trop long pour un rêve. Les allégories devraient être brèves. »
Jacque Kohn se hâta d’avaler ce qu’il était en train de mâcher.
« Asseyez-vous, dit-il. Un maître n’a pas besoin de suivre les règles.
-       Il y a des règles que même un maître doit suivre. Aucun roman ne devrait être plus long que Guerre et Paix. Même Guerre et Paix est trop long. Si la Bible avait été en dix-huit volumes, il y a longtemps qu’on l’aurait oublié.
-       Le Talmud est en trente-six volumes, et les Juifs ne l’ont pas oublié.
-       Les Juifs se souviennent trop. C’est notre malheur. Voilà mille ans qu’on nous a chassés de Terre sainte et, maintenant, nous essayons d’y retourner. C’est fou, n’est-ce pas ? Si seulement notre littérature reflétait cette folie, elle serait magnifique. Mais notre littérature est raisonnable à un point inquiétant. Bon, assez de tout ça. »
Bamberg se redressa, le front plissé par l’effort. À petits pas traînants, il s’éloigna de notre table. Il se dirigea vers le gramophone et mit un disque de danse. Tout le monde savait, au Club des écrivains, qu’il n’avait pas écrit un mot depuis des années.

En dehors de ce volume, il y a plein d'autres textes de Singer disponibles en français, à vous de faire votre choix. En attendant la suite de cette critique, on peut feuilleter ce site internet qui lui est consacré.