La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 30 janvier 2020

La raison comme un tabouret.

François Rabelais, Le Quart livre, 1552, traduction en français moderne de Marie-Madeleine Fragonard, édition Quarto Gallimard.

Oui, je poursuis ma route avec le quatrième roman de Rabelais. Dans le volume précédent, nos héros cherchaient à savoir si Panurge en se mariant deviendrait automatiquement cocu ou non. Les voici embarqués pour aller consulter l’oracle de la Dive bouteille. Il s’agit donc du récit de leur voyage en mer, de la découverte de diverses îles et de leurs aventures.
J’ai nettement préféré ce volume au précédent, où il y avait trop de parlotte et de raisonnements théoriques. Ici, on est dans le roman « post 1492 » où les navigateurs découvrent des mondes exotiques et vont d’îles en îles, rencontrant baleines et tempêtes, et aussi des allégories. Le tout sur un mode burlesque. On rencontre les Andouilles, le peuple qui se nourrit de vent, celui qui se nourrit de chicanes juridiques, etc. avec des allusions aux querelles contemporaines (il est beaucoup question du pape), mais qui me sont un peu passées par-dessus la tête. Les caractères des personnages se distinguent : Panurge est lâche et poltron, Pantagruel est décidément un modèle de prince noble et sage, frère Jean est toujours un aide efficace.

Deux jours après nous arrivâmes à Ruach et je vous jure par l’étoile Poussinière que je trouvai l’état et la vie de ce peuple bien plus étranges que ce que j’en raconte. Ils ne vivent que de vent. Ils ne boivent rien, ils ne mangent rien, sinon du vent. Ils n’ont pour maison que les girouettes. Le commun peuple use pour se nourrir d’éventails de plumes, de papier, de toile, selon leurs moyens et pouvoirs. Les riches vivent de moulins à vent.
J.Jordaens et atelier, Les jeunes piaillent comme chantent les vieux, 1640 Ottawa 

On retrouve cette merveilleuse invention verbale et les énumérations surréalistes (ah le blason du corps en est transformé). C’est l’occasion de se moquer des « petits égoïsmes couilloniformes ».
Ici Pantagruel est un nouvel Ulysse. D’ailleurs l’épisode du cheval de Troie est revisité, sous la forme d’une grande Truie (en réalité, un genre de catapulte). Il y a aussi un cochon volant qui projette de la moutarde au sol.
Vous savez quoi ? Les moutons de Panurge, c’est dans ce roman !

Êtes-vous des Frappins, des frappeurs, des frapparts ? Ne vous suffisait-il pas de nous avoir ainsi morceaucassebezacéveassegriguelinoscopapopondrillé tous les membres supérieurs à grands coups de croquenote, sans nous donner tel morderegrippipiotabirofreluchanburelurecoquelurintimpanements sur les jambes avec les pointes de vos bottes ? Appelez-vous ça jeu de jeunesse ? Par Dieu, c’est pas du jeu.

Rabelais sur le blog :

mardi 28 janvier 2020

Les cow-boys sont la preuve vivante que les Indiens enculaient les bisons.

Glendon Swarthout, 11h14, traduit de l’américain par F. M. Watkins, parution originale 1979, réédité en France par Gallmeister.

Le narrateur est auteur de romans pour enfants, à New York. C’est un dandy élégant, qui aime bien la tranquillité de sa vie. Sauf que son ex-femme lui demande d’enquêter sur son passé, des histoires de procès et de meurtres dans une petite ville du Nouveau-Mexique, sachant qu’un précédent amant y a déjà laissé la peau.

Tu peux chercher ta foutue identité foutrement seule. Je ne vais plus perdre mon temps à ta place. Moi, je sais qui je suis. Je suis B. James Butters ! Moi, je bande pour la vertu. Je déteste le mal et je ne m’y vautrerai pour personne. Pour conclure… Je suis un être humain honnête et j’ai le droit de vivre dans un monde honnête, or le tien ne l’est pas.

Bien sûr, il y a le récit du passage du far-west à la civilisation, dans les années 1910, du lynchage au procès en bonne et due forme, qui ne se fait pas très facilement. On a encore pas mal pendu dans ces marges des États-Unis. Il y a aussi le récit de l’enquête menée par le narrateur dans les années 70 avec son lot de squelettes et de tombes vides. À cela s’ajoute une histoire d’émigration clandestine. Il y aura une famille détruite et une jeune femme qui ne s’en remettra pas.
Mais c’est surtout la rencontre cocasse entre un écrivain new-yorkais (aujourd’hui ce serait un bobo) et ce monde dingue où les hommes se croient obligés de porter des chapeaux de cow-boy, même dans l’avion. Le héros a trop vu de films, mais n’a jamais mis les pieds là-bas, loin de toute civilisation à son sens, au milieu des serpents à sonnette. Or le voici dans une ville qui commémore son passé de violence comme un moment fondateur.
Ici le héros écrit des livres pour enfants et les bibliothécaires sont des héroïnes. C’est l’histoire d’un homme qui se revendique immature pour écrire des romans pour enfants et qui découvre le monde vraiment très laid des adultes. Le tout est raconté avec cynisme et autodérision. Et beaucoup d'humour et d'intelligence.
Ce fut un grand plaisir de lecture, avec pas mal de clins d’œil au western, un genre que Swarthout maîtrise très bien.
 
E. Hicks, Le Royaume de paix, 1833, Brooklyn museum.
Tremaine se donnait du mal pour ressembler à un ÉDITEUR – costumes de Savile Row, coupes de cheveux à trente dollars, vodka Comte Vronski –, mais ce n’était qu’une façade. Derrière l’homme se cachait une obscénité vivante. Le genre de type qui s’imagine qu’il pisse du Perrier.
  
- Qui est la commère du coin ?
- Ça, c’est facile. Millie Mills.
- Millie Mills ?
- Elle a vécu ici toute sa vie, elle sait tout sur tout le monde. C’est notre bibliothécaire municipale.
- Une bibliothécaire !
- C’est ça.
LES BIBLIOTHÉCAIRES.

Swarthout sur le blog:

Le wikipedia anglophone résume très bien ce que j'aime chez ce romancier : "all of Swarthout's novels are infused with a sardonic spirit usually in respect to examples of the cruelty and viciousness of which man is capable."



dimanche 26 janvier 2020

Kenwood House

Petite tournée de musées moins connus pour quelques week-ends !

Nous commençons par Londres. Un peu au nord de la ville se trouve le grand parc de Hampstead Heath, un endroit enchanteur où les familles anglaises promènent leurs chiens et leurs enfants le dimanche. Après quelques jours à arpenter les musées de la grande ville, ce sera un plaisir de marcher dans la gadoue et l’herbe fraîche ! Il y a aussi des étangs où on peut se baigner à poil, si le cœur vous en dit.
Si vous aimez d’autres sortes de beauté, vous visiterez Kenwood House.
Architecture extérieure : Robert Adam, 1764. Le néoclassicisme anglais.
À l’intérieur : la collection de peinture d’Edward Guinness, le brasseur irlandais, un homme qui avait plutôt bon goût.

De belles grandes pièces, des volontaires pour vous donner toutes les explications. En revanche, la lumière ne permet pas toujours de faire des photos. Mais... c'est pas mal, non ?

Rembrandt, Autoportrait, 1665 Kenwood House
Van Dyck, Homme, 1625 Kenwood House
Reynolds, Philip York vicomte de Royston, 1787 Kenwood House
L'époque où les petits garçons mettaient des robes blanches et portaient leurs cheveux longs sans que personne ne braille à la perte de virilité. Ici, le joli goût des peintres anglais pour les portraits d'enfants avec un animal familier (le chien et le rouge-gorge sont-ils de bons copains ?).
Beaucoup de peintures anglaises et flamandes, de portraits, de paysages, de chiens de chasse dans cette magnifique collection.
Constable, Hampstead Heath, 1821 Kenwood House
Le parc a un peu changé depuis l'époque de Constable. Mais regardez cette belle couleur !
Romney, Mrs Musters, 1780 Kenwood House
Là encore, l'art anglais de la couleur. Une robe noire mais reflétant la lumière, un extravagant chapeau blanc, le bleu des noeuds sur la robe et le chapeau, la peau pâle mais dorée (par le soleil anglais), les cheveux poudrés de gris mais un peu roux, comme les feuilles de l'arbre à l'automne et ce ciel, rose et bleu. Et cette présence ! Elle prend toute la place et toute la lumière !

Turner, Rivage avec pêcheurs, Kenwood House
Vous savez quoi ? C’est gratuit !
Si vous êtes en jambes, vous pourrez enchaîner avec le cimetière de Highgate, moussu et victorien, où réside un homme très célèbre.

Le week-end prochain, nous attaquerons les musées parisiens.
Hals, Le négociant Pieter van der Broecke, 1638 Kenwood House


vendredi 24 janvier 2020

Il était impatient de pénétrer les secrets de l’existence de ces purs catholiques.

Honoré de Balzac, L’Envers de l’histoire contemporaine, 1848.

Peut-être le dernier roman de Balzac. Le héros, si l’on peut dire, est Godefroid, un jeune homme falot, désabusé, qui a claqué ses rentes et qui est décidé à se trouver une sorte de retraite. Le hasard le mène dans une maison, à l’ombre de Notre-Dame, où vivent de bien pieuses personnes. Peu à peu il découvre l’histoire de leur vie et leur but. Il accepte également une étrange mission.
Nous voici plongés dans une conspiration de la charité parisienne. Tout cela est chrétien et royaliste bien sûr (c’est un peu agaçant), mais ce roman se lit agréablement grâce à l’insertion de plusieurs histoires dans l’histoire. Grâce à elles, nous sommes embarqués dans l’histoire révolutionnaire, riche en mystères et en rebondissements. Je regrette que celle de Madame de La Chanterie soit si mal traitée, car elle est propice à un excellent roman de 300 pages. L’ensemble montre une belle habileté dans la construction narrative.
Petite fatigue : ici le médecin juif est certes un sauveur, mais il incarne le mystérieux Orient compliqué (et pourtant il est polonais) et il aime l’argent. Pffff.
Il est fait allusion au Médecin de campagne et effectivement ce roman en constitue un parallèle.

Pour mon début, j’ai trouvé la plus extraordinaire de toutes les infortunes, un sauvage accouplement de la misère et du luxe ; puis des figures d’une sublimité qui dépasse toutes les inventions de nos romanciers les plus en vogue.

H. Braekeleer, L'Homme à la fenêtre, 1875, Musées royaux Bruxelles.


mercredi 22 janvier 2020

Je me demande si tu m’as pris au sérieux. Je m’inquiète un peu.

Rébecca Dautremer, Midi pile, 2019, Sarbacane.

L’année dernière, vous aviez découvert la vie de l’adorable Jacominus Gainsborough, le petit lapin qui boite et qui vit au milieu des siens. Et vous aviez adoré, parce que vous avez un cœur tendre, tout ça.
Cette année, Dautremer nous propose de nous concentrer sur le rendez-vous donné par Jacominus à Douce, à midi pile, le rendez-vous qui changera leur vie. C’est au travers d’un beau livre objet que nous parcourons les heures qui précèdent. Page à page, le papier se découpe, de minute en minute, dévoilant une porte, un jardin, une rencontre, les rues de la ville, jusqu’à ce qu’il soit midi. Midi pile.
D’abord, c’est très joli et habilement fait. La fine découpe des motifs, leur emboîtement, la surprise qui se révèle. On croit apercevoir plus loin et en fait non. Le point de vue des dessins est celui de Douce, qui avance progressivement vers son chéri, mais le point de vue du texte est celui de Jacominus qui s’impatiente et note tout ce qui pourrait mettre sa belle en retard. Ce contraste est une bonne idée, parce qu’il y a un peu d’angoisse, l’attente, l’impatience, l’espoir, tout cela. C’est très poétique. La fragilité du papier finement découpé donne également une image de la fragilité de ce moment à la fois fugace et éternel.
J’avoue cependant une préférence pour les albums traditionnels qui permettent à Dautremer de créer de grandes planches. Je les trouve si belles et si propices à l’imaginaire. Ici il y a plein de petits détails charmants et un jeu sur l’attente.

L’avis de Lili.

Dautremer sur le blog :
Les riches heures de Jaconimus Gainsborough

Une autrice.

lundi 20 janvier 2020

Construire un océan. Instructions de montage.

Olga Tokarczuk, Les Pérégrins, traduit du polonais par Grażyna Erhard, parution originale 2007, édité en France par Noir sur blanc.

Un roman ? La narratrice nous annonce qu’elle fait partie de ces voyageurs, de ces gens qui s’installent à un endroit puis à un autre, qui repartent et ne se fixent jamais. Alors s’enchaînent des fragments consacrés à ces pérégrins : statistiques, sociologie d’aéroport, histoire, nouvelles vraies ou fausses… Pourtant un point fixe, comme une obsession, le corps humain. Les collections anatomiques, conservées dans des bocaux ou plastifiées, comme un autre réseau de transport, intérieur celui-là.
Des cartes de tous lieux et de toutes époques sont incluses.

La nuit, l’enfer se lève au-dessus du monde. La première chose qu’il fait, c’est déformer l’espace ; il rend tout plus étroit, plus massif, inamovible. Les détails s’estompent, les objets perdent leurs visages, deviennent excessifs, flous.

On retrouve comme dans Les Livres de Jakob ce goût pour le fragment, pour la parole éclatée, pour les pistes qui se perdent ou se suivent en pointillés. Les corps humains sont eux aussi en fragments, dans les musées, étiquetés plus ou moins soigneusement.
Nous croisons un lecteur de Cioran, un homme à la peau noire empaillé dans les collections anatomiques, une touriste qui disparaît dans une île grecque, une leçon d’anatomie dans la Hollande du XVIIe siècle, la mort d’un spécialiste de la Grèce antique, Frederik Ruysch (il y a des personnages historiques), le tendon d’Achille, un homme qui visite tous les lieux portant le nom de son épouse morte, des hôtels et des aéroports, les obsèques de Chopin, des Polonais au nom imprononçable. Et on prend l’avion.
Un charme étrange se dégage de ce livre. Encore une fois, j’ai toujours du mal à me faire une idée de cette écrivaine, décidément bien intrigante. Je vais donc continuer à la lire !

Rois Mages en bois, Allemagne avant 1489, NY Cloisters.
J’avais beau traquer la vie, elle m’échappait toujours. Je ne tombais que sur ses traces, les pauvres restes de ses mues. Quand je cherchais à la repérer, elle était déjà ailleurs. Je ne trouvais d’elle que des marques, telles ces inscriptions gravées sur les arbres des parcs : « Je suis passé par là. » Dans ce que j’écrivais, la vie prenait la forme d’histoires incomplètes, d’historiettes oniriques aux intrigues obscures ; elles y apparaissaient, certes, mais de loin, selon des perspectives insolites, décalées, ou bien en coupes transversales, de sorte qu’il aurait été bien téméraire d’en tirer des conclusions quant à l’ensemble.

Je pense aussi que le monde se trouve à l’intérieur de nous-mêmes, niché dans les circonvolutions du cerveau, dans l’épiphyse, plus exactement. Il est cette petite boule coincée dans la gorge. À vrai dire, il suffirait de toussoter et de le recracher.

Une autrice.
Tokarczuk sur le blog : 

L’avis de Keisha.



samedi 18 janvier 2020

Norman Rockwell

Retour sur Norman Rockwell. La semaine dernière, je vous présentais la série dite des Quatre Libertés. Aujourd’hui, panorama un peu plus large.
Tout d’abord il y a de nombreuses peintures du quotidien, pleines d’humour et de tendresse. Beaucoup d’entre elles ont servi à illustrer la couverture du Saturday Evening Post.


(oui la petite fille est en train de gagner aux billes)

Il y a le personnage du soldat et celui de Rosie la riveteuse. Elle, elle symbolise toutes ces femmes travaillant dans les usines pendant que les hommes sont au front et elle est devenue une icône féministe par excellence. Pour le soldat, on a beaucoup reproché à Rockwell de donner une vision irénique du quotidien, de privilégier les images familiales, de soutenir l'effort de guerre, au lieu d'adopter une distance plus critique avec l'événement.

Après la guerre, il y a des toiles qui traduisent un engagement pour la paix mondiale, avec des représentations rendant hommage aux diplomates de l’ONU – la guerre vient de se terminer, mais les diplomates font des acrobaties pendant toute la durée de la Guerre froide.
Une étude pour les Nations Unies, 1953. Derrière les diplomates sont représentés les peuples du monde.
Et cette peinture très connue : Notre problème à tous1964, parue dans Look. Une petite fille noire se rend à l’école – une école uniquement fréquentée par des blancs – escortée par des gaillards du FBI. Nous sommes en pleine ségrégation. Le titre est très très bien : non, le problème de la ségrégation n’est pas uniquement celui des noirs !

La simplicité de cette robe blanche éclatante, de cette petite fille, devant le mur couvert d'insultes. Et le cadrage, centré sur la petite fille, avec les inspecteurs, qui ont l’air beaucoup trop grands pour elle et pour la peinture. Eux, sont anonymes.
La peinture reprend la photographie montrant Ruby Bridges se rendant à l'école.


À partir de la semaine prochaine, les billets week-end vous emmèneront visiter des musées qui ne sont pas forcément très connus.


ADDENDUM SANTÉ (oui, rien à voir) (suite des billets Noël - Jour de l'an) : La peau et l'os se reconstituent doucement - ils bourgeonnent. Donc je patiente.


jeudi 16 janvier 2020

Ah ! voilà enfin le fils de sa mère !

Jean Giono, Le Hussard sur le toit, 1951, Gallimard.

Plaisir de relecture.
Nous sommes en Provence, dans les années 1830 comme on le comprend, Angelo se dirige à cheval vers on ne sait où. Dans le même temps où il pénètre dans les collines, les malades commencent à tomber et à mourir. Le choléra est là.

Assez rapidement, ils entrèrent dans une forêt de sapins clairsemés qui ronronnait comme un chat. La lune se levait dans un ciel brouillé.

C’est l’argument principal du roman, un grand roman d’aventures. Il faut attendre la centième page pour que d’errance en errance Angelo entre dans Manosque et que le lecteur comprenne que c’était là où il voulait aller. D’allusion en allusion, on comprend que l’on a affaire à un révolutionnaire italien (Piémontais !), ce qui ne dit pas forcément grand-chose à un lecteur français de 2019 d’ailleurs. Bien plus loin dans le roman, notre compréhension s’améliore, mais restera toujours parcellaire, car ce n’est sans doute pas ce qui importe.
L’important est-il d’ailleurs le choléra ? Pas sûr… plutôt l’état de folie où il met les hommes et la proximité de la mort qu’il apporte. Pour Angelo, c’est l’aventure.
Nous le suivons, échappant aux soldats et aux milices des habitants, s’évadant de quarantaine où l’on parque les gens, cherchant de la nourriture dans une contrée où tout est contaminé (et nous sommes avant l’ère de la boîte de conserve), trouvant plus ou moins son chemin parmi les collines, les vignobles, les petits chênes et les oliviers. Et puis, il y a le passage à Manosque et cette vie sur les toits, qui occupe à peine 100 pages, mais qui donne son titre mystérieux au roman. Il y a aussi la jeune femme, se présentant tardivement comme Pauline. Courageuse, on en saura à peine plus sur elle. Angelo la traite comme un compagnon d’armes, avant que Giono ne nous fasse comprendre très subtilement l’évolution des sentiments.
L’épidémie de choléra donne lieu à quelques évocations particulièrement frappantes : celle des cadavres qui jonchent les rues dans les positions les plus incongrues, la mort ayant dépouillé les êtres humains de toute dignité, identité et pudeur, celle des oiseaux qui mangent les cadavres et qui apparaissent dès lors comme des signes funestes (même les gentilles hirondelles et les rossignols et les papillons s’y mettent). Les bûchers où l’on brûle les morts.

Il devait être à peu près midi. Le soleil tombait d’aplomb. La chaleur était, comme la veille, lourde et huileuse, le ciel blanc ; des brumes semblables à des poussières ou à des fumées sortaient des champs de craie. Il n’y avait pas un souffle d’air, et le silence était impressionnant malgré les bruits des étables : bêlements, hennissements et coups de pied dans les portes qui faisaient à peine comme le bruit d’une poêlée d’huile sur le feu au fond de la grande chambre mortuaire de la vallée.

Le roman est censé faire partie d’un cycle, mais il fonctionne de façon tout à fait autonome, comme un épisode singulier de la vie d’Angelo, un homme qui traverse la mort comme un jeune héros. On a incontestablement affaire à un héros stendhalien : un italien, soucieux de gloire et d’honneur, qui se comporte comme s’il était en permanence en représentation, ayant besoin de montrer qu’il n’est pas un lâche en toute occasion. Plusieurs motifs rappellent irrésistiblement La Chartreuse de Parme, comme cette errance au cœur d’un événement incompris qui dépasse l’individu, le motif de l’enfermement, le goût pour la geste soldatesque… Il est d’ailleurs amusant qu’un pacifiste comme Giono ait réussi à camper un personnage d’officier aussi fringant. On trouve aussi, comme chez Stendhal, une grande part d’humour. Angelo est sans cesse en train de railler ses contemporains (ah ! les bourgeois), mais également lui-même. Cette autodérision contribue à donner une atmosphère de théâtre à ce drame. Angela éprouve le besoin irrésistible de montrer de l’audace et du panache, au lieu de faire bêtement ce qu’il y a à faire comme tout le monde. Il est au comble du bonheur au moment de sortir les armes et de se battre.

Ce n’est pas la première fois que je veux tuer des mouches avec un canon. C’est la cent millième fois.

« Peuple, je t’aime ! » dit Angelo à haute voix. Mais tout de suite il eut scrupule et il se demanda si en réalité il n’aimait pas le peuple comme on aime le poulet.

Difficile de ne pas penser à La Peste, paru seulement quelques années avant. Giono est romancier avant d’être philosophe. Toutefois, le choléra apparaît également comme un moyen de révéler ce qu’il y a de meilleur ou surtout de pire, disons de sincère et d’authentique, chez l’être humain. Les personnages y sont ambigus, y compris ces révolutionnaires italiens dont on ne sait pas bien d’où ils sortent. La maladie n’y est guère décrite de façon réaliste, même si le corps a une présence concrète, avec ses immondices diverses. Ici, les héros se vident par tous les orifices et c’est écrit très clairement.
Il y a aussi la Provence, la très belle et très dure description du soleil et de l’épouvantable chaleur de l’été, du ciel aveuglé de soleil, des orages et des chemins.
Et il y a beaucoup de polenta.

Sur les talus brûlés jusqu’à l’os quelques chardons blancs cliquetaient au passage comme si la terre métallique frémissait à la ronde sous les sabots du cheval. Il n’y avait que ce petit bruit de vertèbre, très craquant malgré le bruit du pas assourdi par la poussière et un silence si total que la présence des grands arbres muets devenait presque irréelle. 

Il y avait quelque chose de fade et d’écœurant dans cette monotonie de grisaille et de désert. La sève amère des buis imbibait l’air. Les épines des ronces, les aiguilles des genévriers, les herbes ligneuses qui se cramponnaient comme des araignées sur de toutes petites croûtes de terre pulvérulente et verte irritaient le regard. La tristesse était dans le pays comme une lumière. 
M. Serre, Vue de l'hôtel de ville de Marseille pendant la peste de 1720, 1721 Marseille BA.

J’ai réécouté ce reportage sur la peste de 1720 en Provence. Un siècle d’écart, mais cela aide à faire comprendre les contraintes concrètes que pose une telle épidémie et la part d’invention de Giono.

Du coup, j’ai revu le film de Rappeneau. Je le trouve très réussi et très différent du roman. 
Le film tire beaucoup plus vers l’aventure. Les relations d’Angelo avec le combat italien contre l’Autriche y sont plus explicites (avec la mention de faits qui se trouvent dans d’autres romans de Giono), les affrontements avec l’armée et les péripéties diverses davantage mises en valeur. De ce fait, nous perdons l’aspect contemplatif de cette loooongue entrée en matière avant l’arrivée à Manosque où l’on ne sait pas ce que cherche cet Angelo à cheval et de l’interminable errance de Pauline et d’Angelo avant d’arriver à Gap, perdus dans les oliviers et les chênes. Ce n’est pas une critique, je comprends très bien qu’un film ne privilégie pas les mêmes effets, mais l’impression produite est très différente. Je trouve également que la population est moins bien traitée dans le film, montrée sous un angle très négatif (cupidité, ignorance, terreur), et que les ambiguïtés de bien des personnages disparaissent. L’horreur du choléra est très bien rendue, vu que j’en ai cauchemardé. Enfin, je trouve qu’Olivier Martinez campe parfaitement cet Angelo fier jusqu’à l’excès, voire jusqu’au ridicule, très conscient d’être un héros romantique, et en cela, tout à fait fidèle au personnage de Giono. Juliette Binoche incarne très bien Pauline de Théus. Et le chat a un très grand rôle ! 

Giono sur le blog :

Ce billet beaucoup trop long traduit-il mon enthousiasme ? !

mardi 14 janvier 2020

On dirait parfois qu’un seul et même chemin mène au bonheur et au désespoir – mais à part ça, tout va bien, non ?

Jón Kalman Stefánsson, Ásta, traduit de l’islandais par Éric Boury, parution originale 2017, édité en France chez Grasset.

Le roman nous raconte la vie d’Ásta, une femme dont la vie a connu quelques catastrophes, mais qui s’en est remise et qui continue à vivre. Il y est tout autant question de son père Sigvaldi et de sa mère Helga, ainsi que de quelques autres. Nous avons un portrait de groupe, aux liens parfois serrés, parfois lâches, liés par l’amour, mais aussi par la haine, par le regret et par le souvenir – et surtout par tout ce qu’ils n’ont pas osé se dire.

Sigvaldi observe son verre et secoue la tête. Quelle injustice que cette bouteille soit vide. Que les verres se terminent, que les phrases s’achèvent, que le jour s’éloigne, que les rêves se dissolvent. 

C’est très beau et très triste. Parce que bien sûr on s’aime et les gens parviennent à être heureux, mais pour cela ils sont passés par les affres du déchirement, du chagrin et de la douleur. Parce qu’ils ne parviennent pas à partager leur vie et que les voilà réduits à parler à un mort ou à parler quand ils sont morts. Parce que tout sombrera dans l’oubli. C’est peut-être une perception personnelle (la solitude me rend sentimentale), car j’imagine que l’on peut aussi voir que l’envie de vivre, le désir et le rire ne s’arrêtent jamais. L’envie de vivre et de trouver le bonheur ne quitte après tout jamais les personnages, malgré le ciel bien gris. Moi, j’ai tendance à les voir ne jamais s’arrêter et disparaître dans le néant.

Mais n’oublions pas non plus que certains forcent l’admiration, s’attirent la renommée, parce qu’ils n’hésitent pas à affronter les tempêtes de ce monde, alors qu’en réalité, ils s’y réfugient. On peut même aller jusqu’à dire qu’ils se jettent à corps perdu dans ces tempêtes afin de ne pas avoir à se débattre avec leurs démons personnels. À regarder en face leurs sentiments les plus intimes et les plus embarrassants.
Zadkine, Sainte famille, Musée zadkine

La grande réussite du roman réside dans la façon dont la narration croise les fils. Du point de vue d’Ásta, jeune ou âgée, à celui de Sigvaldi, à celui d’un romancier extérieur à l’histoire dont on comprend tardivement comment il se rattache à tout cela (mais ce n’est pas très important et il aura une triste fin). C’est l’arbitraire du romancier après tout, de prétendre raconter d’une façon ou d’une autre. Cet aspect fragmentaire, avec ses béances, ses avances, ses échos de moments passés, ses accélérations et ses longs retours en arrière, rend le récit très riche et dynamique et traduit bien la fragilité de l’existence humaine.
Ce portrait de deux générations permet aussi d’avoir une évocation de l’Islande, minuscule pays sans soleil grandi trop vite après la guerre. En quelques années, l’économie des paysans a disparu pour faire place à la ville, à une mondialisation accélérée, aux changements des modes de vie, aux touristes trop nombreux. Cette thématique est moins prégnante que dans le précédent, mais tout de même bien en arrière-plan de ces existences un peu bancales.
Finalement, rien ne vaut une bonne soirée à boire du vin avec des amis, en écoutant de la bonne musique. Il y a beaucoup de mélancolie et de Nina Simone.

Ah ça non, ce pays n’a pour ainsi dire aucune couleur. Eh oui, comme s’il sortait complètement mort de l’hiver et de la neige. Ailleurs dans le monde, c’est le printemps, les oiseaux chantent, on commence à sentir la chaleur du soleil entre les maisons à Reykjavík, là-bas, il y a du vert alors qu’ici, on se déplace péniblement entre les congères et, même si le soleil rutile comme une trompette dans le bleu du ciel, il ne réchauffe pas.

L’avis de Jérôme et de Miriam.

Stefánsson sur ce blog :
Entre ciel et terre - très envie de le relire et de finir la lecture de la trilogie.
D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds - pas trop aimé celui-ci.

dimanche 12 janvier 2020

Norman Rockwell

Au Mémorial de Caen, visité cet été, se tenait une exposition Norman Rockwell (1894-1978), un artiste américain peu montré en France.
L’accent était mis sur une série de toiles, Les Quatre libertés réalisées par l’artiste en 1943 après avoir entendu un discours de Roosevelt, dans le but de soutenir l’engagement des États-Unis dans la guerre.
Extrait du discours de 1941 de Roosevelt : « Dans l'avenir, que nous cherchons à rendre sûr, nous attendons avec impatience un monde fondé sur les quatre libertés humaines essentielles. » Il s’agit de la liberté de parole, la liberté de culte, celle de vivre à l'abri de la peur et celle de vivre à l'abri du besoin.
Ces 4 toiles ont été commandées au peintre par le Saturday Evening Post.

Premier projet pour la liberté d'expression. La version finale sera beaucoup plus recentrée.

La liberté de parole. Une réunion publique locale où un homme prend la parole. Il porte une tenue d’ouvrier, contrairement à ceux qui sont assis à côté de lui. Il s’exprime sans peur et il est écouté.

La liberté de culte. Huit profils qui sont peut-être de diverses confessions sont en train de prier.

À l’abri du besoin. Un repas de famille, avec le patriarche et la mère qui apporte une dinde rôtie à table. Il y a des vieux et des enfants. Des visages réjouis. Une jolie vaisselle du dimanche. Les reflets de l'eau dans les verres.

À l’abri de la peur. Les parents mettent leurs enfants au lit. Une scène de bonheur domestique et quotidien.

Ces représentations ont connu un succès considérable. Les peintures ont été déclinées en affiches et en couvertures de presse. Elles ont servi de support pour la vente d’obligations de guerre.
Elles sont superbes avec leur très grand réalisme. Rockwell s’est servi de ses voisins (dans le Vermont) et de sa famille. Ces portraits très réalistes d’individus sont devenus des archétypes et des icônes. La liberté d'avoir une vie du quotidien à son souhait.
La tournée de dédicace de l'artiste.

Il y aura un second billet ! Rockwell est en effet un artiste très connu et plusieurs de ses oeuvres sont tout à fait fondamentales.
De façon générale, je vous conseille vraiment la visite du Mémorial de Caen. La cafétéria est nulle (vous êtes prévenus) (il n’y a pas de fontaine à eau !), mais l’exposition sur la Seconde Guerre mondiale est extrêmement bien faite.